Lettre de Charles de Saint-Évremond à Ninon de Lenclos (« Monsieur Turretin m’a une grande obligation… »)


CIV. Lettre de Saint-Évremond à Mlle de Lenclos, 1694.


SAINT-ÉVREMOND À MADEMOISELLE DE LENCLOS.
(1694.)

Monsieur Turretin m’a une grande obligation de lui avoir donné votre connoissance ; je ne lui en ai pas une médiocre d’avoir servi de sujet à la belle lettre que je viens de recevoir1. Je ne doute point qu’il ne vous ait trouvée avec les mêmes yeux que je vous ai vus ; ces yeux par qui je connoissois toujours la nouvelle conquête d’un amant, quand ils brilloient un peu plus que de coutume, et qui nous faisoient dire :

Telle n’est point la Cythérée, etc.2.

Vous êtes encore la même pour moi ; et quand la nature, qui n’a jamais pardonné à personne, auroit épuisé son pouvoir à produire quelque altération aux traits de votre visage, mon imagination sera toujours pour vous cette Gloire de Niquée, où vous savez qu’on ne changeoit point. Vous n’en avez pas affaire pour vos yeux et pour vos dents, j’en suis assuré : le plus grand besoin que vous ayez, c’est de mon jugement, pour bien connoître les avantages de votre esprit, qui se perfectionne tous les jours. Vous êtes plus spirituelle que n’étoit la jeune et vive Ninon.

Telle n’étoit point Ninon,
Quand le gagneur de batailles3,
Après l’expédition
Opposée aux funérailles,
Attendoit avec vous, en conversation,
Le mérite nouveau d’une autre impulsion.

Votre esprit à son courage,
Qui paroissoit abattu,
Faisoit retrouver l’usage
De sa première vertu.

Le charme de vos paroles
Passoit ceux des Espagnoles,
À ranimer tous les sens
Des amoureux languissants.

Tant qu’on vit à votre service
Un jeune, un aimable garçon4,
À qui Vénus fut rarement propice,
Bussy n’en fit point de chanson.

Vous étiez même regardée
Comme une nouvelle Médée,
Qui pourroit en amour rajeunir un Éson.
Que votre art seroit beau, qu’il seroit admirable,
S’il me rendoit un Jason,
Un Argonaute capable
De conquérir la Toison !



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. la lettre de Ninon, sup., page 350.

2. Malherbe, dans l’Ode à la reine, mère du roi, sur sa bienvenue en France.

3. Le duc d’Enguien. Voy. l’Élégie à Mlle de Lenclos, sup., t. II, p. 525.

4. Le comte de Guiche. Saint-Évremond justifie ici les malices que Bussy-Rabutin s’est permises dans l’Hist. amoureuse des Gaules, à propos de ce chevalier dont il a raillé les défaillances, sous le nom de Trimalet. Voy. tome I, page 100, et alibi, de l’édit. de M. Poitevin. Rappelons, pour être justes, que le comte de Guiche se couvrit de gloire, au célèbre passage du Rhin, et qu’il s’attacha l’un des plus nobles cœurs du dix-septième siècle. Pourquoi risquoit-il d’autres batailles ?