Lettre de Ninon de Lenclos à Charles de Saint-Évremond (« J’étois dans ma chambre… »)


XCIX. Lettre de Mlle de Lenclos à Saint-Évremond, 1694.


LA MÊME À SAINT-ÉVREMOND.
(1694.)

J’estois dans ma chambre, toute seule et très lasse de lecture, lorsque l’on me dit : Voilà un homme de la part de M. de Saint-Évremond. Jugez si tout mon ennui ne s’est pas dissipé dans le moment. J’ai eu le plaisir de parler de vous, et j’en ai appris des choses que les lettres ne disent point : votre santé parfaite et vos occupations. La joie de l’esprit en marque la force, et votre lettre, comme du temps que M. d’Olonne vous faisoit suivre, m’assure que l’Angleterre vous promet encore quarante ans de vie ; car il me semble que ce n’est qu’en Angleterre que l’on parle de ceux qui ont vécu au delà de l’âge de l’homme. J’aurois souhaité de passer ce qui me reste de vie avec vous. Si vous aviez pensé, comme moi, vous seriez ici. Il est pourtant assez beau de se souvenir toujours des personnes que l’on a aimées, et c’est peut-être pour embellir mon épitaphe, que cette séparation du corps s’est faite. Je souhaiterais que le jeune prédicateur1 m’eût trouvée dans la gloire de Niquée2, où l’on ne changeoit point, car il me paroît que vous m’y croyez des premières enchantées. Ne changez point vos idées sur cela, elles m’ont toujours été favorables ; et que cette communication, que quelques philosophes croyoient au-dessus de la présence, dure toujours.

J’ai témoigné à M. Turretin la joie que j’aurois de lui être bonne à quelque chose : il a trouvé ici de mes amis, qui l’ont jugé digne des louanges que vous lui donnez. S’il veut profiter de ce qui nous reste d’honnêtes abbés, en l’absence de la cour, il sera traité comme un homme que vous estimez. J’ai lu devant lui votre lettre, avec des lunettes : mais elles ne me siéent pas ; j’ai toujours eu la mine grave. S’il est amoureux de mérite, que l’on appelle ici distingué, peut-être que votre souhait sera accompli, car tous les jours on me veut consoler de mes pertes, par ce beau mot.

J’ai su que vous souhaitiez La Fontaine en Angleterre3 : on n’en jouit guère à Paris ; sa tête est bien affoiblie. C’est le destin des poëtes ; le Tasse et Lucrèce l’ont éprouvé. Je doute qu’il y ait eu du philtre amoureux, pour La Fontaine ; il n’a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. M. Alphonse Turretin, pasteur et professeur de l’Académie de Genève.

2. Voy. les Amadis et les Contes de fées.

3. C’est en 1687, après la conversion de Mme de la Sablière, que Mme de Bouillon, Mme de Mazarin et Saint-Évremond avoient eu cette pensée. Voy. le récit de ce qui s’est passé, à ce sujet, dans l’Histoire de La Fontaine, par M. Walckenaer, p. 439 et suiv.