Lettre de Chapelle au marquis de Jonzac

Lettre au marquis de Jonzac
Chapelle


LETTRE À MONSIEUR LE MARQUIS DE JONZAC.

Cher marquis, les vers qu’au beau Maine
De l’agréable Pivangou
Fait couler ton heureuse veine,
Vertu, non de Dieu, mais de chou,
Ne sont pas vers à la douzaine.
Quiconque rime ainsi sans peine,
Après avoir bu comme un trou,
Doit avoir au moins pour marraine
Celle1 qui causa la migraine
Dont Jupin crut devenir fou.
Mais encor te faut-il dire où
Nous avons lu l’épître tienne.
Ce fut à la Croix-de-Lorraine2,
Lieu propre à se rompre le cou,
Tant la montée en est vilaine,
Surtout quand, entre chien et loup,
On en sort, chantant Mirdondaine.

Or là nous étions bien neuvaine
De gens valant tous peu ou prou.
J’entends, pour expliquer mon ou,
Moi valant peu, car la huitaine
Valoit assurément beaucoup.

Mais aurois-tu pour agréable,
Toi qui sais ce que nous valons,
Que je t’apprisse aussi les noms
Et les rangs que tenoient à table
Ces neuf modernes Epulons ?

L’illustre chevalier Qu’Importe
Étoit vis-à-vis de la porte,
Joignant le comte de Lignon,
Homme à ne jamais dire non,
Quelque rouge bord qu’on lui porte.

Après lui, l’abbé du Broussin,
En chemise montrant son sein,
Remplissoit dignement sa place,
Et prenoit soin d’un seau de glace
Qui rafraîchissoit notre vin.

Molière, que bien connoissez,
Et qui nous a si bien farcés
Messieurs les coquets et coquettes,
Le suivoit, et buvoit assez
Pour, vers le soir, être en goguettes.

Auprès de ce grand personnage
Un heureux hasard avoit mis
Du Toc, d’entre nous le plus sage,
Ravi de voir les beaux esprits,
Quitter Marais et marécage
Pour venir dans son voisinage
Boire à l’autre bout de Paris.

Quant à notre illustre et grand maître
Le très philosophe Barreaux3
En ce moment il fit paroître
Que les anciens ni les nouveaux
N’ont encore jamais vu naître
Homme qui sût si bien connoître
La nature des bons morceaux.

Le petit monsieur de la Mothe,
Non celui qui toujours a botte
Et d’un grand prince est précepteur4,
Mais son frère, qui toujours trotte,
Et qui, comme il est grand trotteur,
En mille endroits par jour buvotte
De ce bon vin, et de la grotte
Étoit le célèbre inventeur.
Aussi faisoit-il le neuvième
Avecque moi, qui bien fort l’aime
Et suis son humble serviteur.

C’est là donc qu’on lut ta légende,
Que l’on trouva pleine de grande
Gentillesse et facilité.
Ensuite avec solennité
Toute notre bachique bande
But un grand verre à ta santé.

À cet agréable repas
Petitval ne se trouva pas.
Et sais-tu bien pourquoi ? C’est parce
Qu’il est toujours avec sa garce,
Ou que sans cesse il court après.

Pour La Planche, attendu l’absence
De tant d’ivrognes d’importance,
Il craignit fort pour le Marais,
Et jugea qu’il falloit exprès
Y demeurer pour sa défense.

Ton cousin, l’aimable Dampierre,
Qui m’a dit, s’en allant grand’erre,
Qu’il te devoit voir à Jonzac,
M’a promis, cher marquis, de mettre
Cette longue et méchante lettre
Dans sa valise ou dans son sac.

Et c’est ce qui m’a fait la faire,
Car elle ne vaut, ma foi, guère,
Et, sans mentir, je plaindrois fort
Ce qu’il coûteroit pour le port
De l’envoyer par l’ordinaire.



1. Pallas.

2. Enseigne d’un célèbre traiteur où Chapelle et plusieurs de ses amis s’assembloient.

3. Le célèbre Des Barreaux.

4. François Le Vayer de la Mothe étoit précepteur de Monsieur, frère unique de Louis XIV.