Lettre d’hommage à Émile Zola par Émile Duclaux

Il y a toujours eu dans le monde des hommes qui, se tenant en dehors de toute secte, de toute communion politique ou religieuse, se sont attachés à servir l’humanité pour elle-même, et que leur indépendance a fait délaisser par tous les partis. Comme ils étaient des sages, quelques-un encore les seuls sages de leur époque, ils se sont facilement consolés des dédains, des insultes, des sévices de leurs concitoyens, et c’est à peine si le plus grand d’entre eux a eu un instant de défaillance, au moment d’être mis en croix.

Sa douleur eut été plus impersonnelle et par là plus cruelle si sa prescience divine lui eut révélé à ce moment les conséquences du crime politique et religieux dont il était la victime, et surtout s’il avait pu voir, à dix-huit cents ans de là, tout un peuple de disciples s’acharner à son tour sur un juif et s’écrier encore « nous voulons Barabbas ! ».

De quel côté serait-il aujourd’hui, s’il avait à prendre parti, à coup sûr, il l’eut fait sans violences. Il avait l’âme douce et, d’ailleurs, il disait bien haut que dans la vie civile, il fallait rendre à César ce qui était à César. Mais ces réserves faites, il eut dit : cet homme qu’on condamne est plus de ma tradition et de ma lignée que ceux qui le jugent et qui l’abreuvent d’outrages avant qu’il ne soit jugé.

À quoi Zola, en disciple respectueux, pourrait peut-être répondre « pardonnez leur Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font ».

Ch. DUCLAUX,
membre de l’Institut,
directeur de l’Institut Pasteur.