Lettre anonyme/Édition Garnier


LETTRE ANONYME (1773 - 1776)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 19-24).
LETTRE ANONYME
ADRESSÉE
AUX AUTEURS DU JOURNAL ENCYCLOPÉDIQUE
aux sujet d’une nouvelle épître de boileau à m. de voltaire[1]

MESSIEURS,

J’ai lu. depuis peu une Épître adressée à M. de Voltaire, sous le nom de Boileau. Boileau est mort, et quand nous ne le saurions pas, cet ouvrage suffirait pour nous en convaincre. En général, il est rare qu’un homme qui n’a pas le courage de se servir de son propre nom ait la force de porter celui d’autrui. Mais je ne sache point que, depuis feu Cotin, qui en a donné l’exemple, le nom de Despréaux ait été aussi étrangement prostitué ; il semblerait du moins qu’un homme qui se hasarde à faire parler le législateur de notre poésie devrait avoir lu l’Art poétique. Le téméraire qui évoque aujourd’hui les mânes de Boileau, ou n’a jamais lu ses préceptes, ou les a parfaitement oubliés :

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée,
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée[2].

Voilà comme parlait le véritable Boileau ; voici comme écrit son pseudonyme. Je vais vous citer d’abord de sa prose, et ensuite de ses vers. « L’ombre de Boileau, dit-il, dans un avertissement fort aigre, ayant porté ses regards parmi nous, n’y a vu, d’un côté, que la foule de ses détracteurs, aussi nombreux que la foule des sots ; de l’autre, le petit nombre éclairé de ses admirateurs pusillanimes et sans courage. » Vous demanderez pourquoi l’auteur traite si mal ceux qu’il appelle le petit nombre éclairé des admirateurs de Boileau ? Je n’en sais rien, non plus que vous ; mais je crois savoir, comme vous, que si ce sont les détracteurs qui sont aussi nombreux que les sots, ils ne le sont pas autant que la foule des sots ; et que si c’est la foule des détracteurs qui égale celle des sots, elle est justement aussi nombreuse, mais non pas aussi nombreux.

Au bas de la page 7, je trouve ces vers :

Dès qu’un astre brillant s’élevait dans notre âge.
En éclairant mes yeux, il obtint mon hommage.

Dans notre âge est certainement une cheville dont maître Adam n’aurait pas voulu. Cela ne veut pas dire la même chose que dans notre temps, et dans notre temps serait encore une expression impropre, lorsque Boileau parle à M. de Voltaire : car le temps de l’un n’est point celui de l’autre. Un astre brillant ne se lève point dans un âge. Et pour ce qui est de dire dès qu’un astre brillant se levait, il obtint, au lieu de il obtenait, j’ai quelque idée que, lorsque je faisais mes humanités au collège du Plessis[3], si je fusse tombé dans ce solécisme le bon M. Jacquin, qui aime qu’on parle français, m’aurait fait donner une férule.

Je ne crois pas qu’il eût toléré davantage ces étranges expressions : Sous couleur d’illustrer Corneille et sa mémoire ; sous couleur est bien barbare, et je ne crois pas que personne sache de quelle couleur est la couleur d’illustrer. Celle-là n’est point sortie du prisme newtonien, et si l’auteur eût eu, comme M. Guillaume[4], la sagesse de consulter son teinturier, il n’aurait pas inventé à lui tout seul cette couleur extraordinaire qui ne l’illustrera pas, ou du moins pas plus que l’hémistiche suivant :

Tu viens loueur perfide.

On dit bien, non point en vers, mais en prose très-familière, un loueur de carrosses, et c’est le seul sens dans lequel le mot loueur soit français ; mais il n’est jamais tolérable de dire loueur perfide, à moins que la voiture ne casse.

On dit bien encore ombragé d’un panache, on dit un cheval ombrageux ; mais on ne dit pas, et l’on n’imprime point un orgueil qui s’ombrage d’un homme, comme dans ces vers :

Quiconque est sans génie est sûr de ton suffrage ;
Mais malheur à celui dont ton orgueil s’ombrage.

J’ignore si c’est ainsi qu’écrivent les morts ; mais certainement aucune de ces expressions n’est de la langue des vivants.

Encore un exemple d’une façon de parler peu commune, à la page 22 ; le faux Boileau dit : C’est de toi qu’on a pris la méthode de bannir toute règle, de se faire un art, d’avoir chacun son genre,

D’imaginer sans cesse une sottise rare,
Et, pour se distinguer, tâcher d’être bizarre.

La langue aurait voulu de tâcher d’être bizarre, et la phrase ne pourrait pas se finir régulièrement d’une autre manière ; mais le vers n’y aurait pas été, et l’auteur a mieux aimé que le vers fût contre la langue. Il a cru qu’avec le nom de Boileau, on pouvait se mettre au-dessus des règles ; ce n’est pas ainsi que le vrai Boileau avait acquis le droit d’en imposer aux autres écrivains, et de poursuivre les Clément de son siècle.

Avant que d’écrire, disait ce grand homme, apprenez à penser.

Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre.[5]

Croit-on qu’avec une si juste sévérité pour toute expression obscure, il eût vu de bon œil les vers de son pseudonyme, dont la figure favorite est l’amphibologie ; témoin cet hémistiche :

Quoique jeune, inconnu,

qui peut également signifier quoique jeune et inconnu, ou inconnu quoique jeune ? Les doctes prétendent même que ce dernier sens est réellement celui de l’auteur, qui ne conçoit pas qu’on puisse être inconnu dans sa jeunesse, parce que quoique jeune il s’est fait connaître, à ce qu’il pense, très-avantageusement, par des satires mordantes contre quelques poètes qui écrivent mieux que lui, et des imputations graves contre tous les philosophes, qui n’auront jamais avec lui rien de commun[6].

Un peu plus bas sont ces vers énigmatiques :

Jamais de mes rivaux bassement envieux,
Au mérite éclatant je ne fermai les yeux.

L’auteur veut-il dire que ses rivaux étaient bassement envieux ? Veut-il dire qu’il ne fut jamais bassement envieux de ses rivaux ? Veut-il dire qu’il ne ferma pas les yeux de ses rivaux au mérite ? Veut-il dire qu’il ne ferma pas ses yeux au mérite de ses rivaux ? Veut-il dire… car on pourrait encore trouver trois ou quatre sens à cette phrase. Si c’est là de la richesse, elle est d’une espèce rare, et ce n’est du moins ni du bon goût, ni de la clarté.

Voici un autre passage où vous trouverez à la fois amphibologie et solécisme :

D’outrager le bon sens, les mœurs, et la décence,
Des talents dont toi-même en secret tu fais cas.

Sont-ce les mœurs et la décence des talents ? Le sens serait absurde. Est-ce d’outrager des talents ? Mais pourquoi le verbe outrager gouverne-t-il l’article les dans le premier vers, et l’article des dans le second ? Il fallait les talents, pour que la phrase fût française, et, en ôtant le solécisme, l’auteur aurait supprimé l’amphibologie. Mais il aime trop celle-ci pour s’en priver. Despréaux disait :

Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber[7].

Son secrétaire actuel écrit :

Car ton esprit sans frein, dans ses jeux médisants,
Ne sait point se borner aux traits fiers et plaisants
D’un bon mot qui nous pique, etc.

L’Art poétique[8] veut

Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

Le prétendu Boileau fait bonnement imprimer ces lignes :

Plein de courage, armé d’une savante audace.

Dans ce nombre effrayant d’auteurs, dont les écrits
Menacent, chaque jour, de noyer tout Paris.

Indépendamment de l’extraordinaire harmonie de ces vers, remarquez qu’on dit bien que Paris est inondé d’écrits, de mauvais écrits, de vers ridicules, et de prose impertinente ; mais qu’on ne saurait dire qu’il en soit noyé, ni menacé d’être noyé. Cet écrivain n’a pas médité, comme il le devait, le livre de l’abbé Girard [9]. L’autre Boileau aurait montré à l’abbé Girard à le faire.

Il ne remplissait pas ses vers avec des chevilles. Il exige

Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime[10].

Mais l’usurpateur de son nom fait ces vers :

Voyons qui de nous deux, par une sage loi,
A fait de la satire un plus utile emploi.

L’oreille délicate du vieux Boileau sentait

qu’il est un heureux choix de mots harmonieux[11].

Il nous prescrit

De fuir des mauvais sous le concours odieux[12].

Il se serait reproché ces vers de son imitateur :

Amoureux de la gloire et de la vérité,
Mon esprit ne put voir, sans être révolté, etc.

La sorte de consonnance de gloire et de voir lui aurait déplu ; mais, quant à ceux-ci :

Eh bien donc, raisonnons : car toujours badiner,
Turlupiner, railler, sans jamais raisonner ;

il s’en serait moqué toute sa vie.

Voici encore quelques passages d’une étonnante versification :

Ma muse, se moquant.
Parsemait ses écrits
Du sel le plus piquant,
Pour vaincre des esprits…
Les lecteurs amusés
Pardonnaient en riant,
D’être désabusés,
Au naïf enjoùment…
Si l’ardeur de briller
En tout genre d’écrire,
La licence à penser,
L’audace de tout dire,
L’art de tout effleurer…,
Le clinquant merveilleux,
Pour éblouir les sots,

Et le fatras pompeux,
Monté sur les grands mots…,
Voltaire, c’est ainsi
Que tes beautés fragiles,
De ton siècle ébloui
Charment les yeux débiles…
Ne se trouve en lambeaux.
Partout dans tes ouvrages ;
Et que tous ces oiseaux
Reprenant leur plumage,
De furtives couleurs
Le corbeau dépouillé,
Ne soit des spectateurs
Sifflé, moqué, raillé.

Qu’est-ce que tout cela ? De méchants vers de six syllabes en rimes croisées, ou de méchants vers alexandrins à rimes plates ? Ni l’un ni l’autre : c’est de la prose plate et monotone, et qu’on ose appeler vers et donner à Boileau.

Et c’est en mettant plus de quarante lignes de cette force dans une pièce qui n’en a pas quatre cents, et à laquelle on a dû travailler plus de deux ans, puisqu’elle répond à une autre qui depuis plus de deux ans[13] est publique ; c’est avec ce degré de talent, d’étude, de lumière et de goût, qu’on s’érige en Aristarque de tous les poètes et de tous les philosophes vivants, et qu’on insulte nommément MM. de Voltaire, d’Alembert, Diderot, Marmontel, Saurin, Thomas, de Saint-Lambert, du Belloi, Delille, de La Harpe, et plus qu’eux tous encore, Boileau, sous le nom duquel on met tant de sottises ! Ah ! vanité, vanité, que tu serais laide si tu n’étais pas ridicule !

J’ai l’honneur d’être, etc.


FIN DE LA LETTRE ANONYME
.

  1. Dans les éditions de Kehl et autres, ce morceau est intitulé Observations sur une nouvelle Épître de Boileau à M. de Voltaire, lettre anonyme adressée aux auteurs du Journal encyclopédique. Le titre que j’ai mis est celui qui se lit dans le Journal encyclopédique, cahier du 15 mars 1773. (B.) — C’était la seconde fois que Voltaire occupait le public des vers de Clément ; voyez tome XXVIII, page 473.
  2. Art poétique, I, 155-156.
  3. C’est pour se masquer que Voltaire nomme ici le collège du Plessis. Il avait été élevé au collège de Clermont ou Louis-le-Grand, situé au sud de celui du Plessis.
  4. Personnage de l’Avocat Patelin.
  5. Art poétique (Note de Voltaire. )
  6. Voyez les Observations critiques de M. Clément, dans lesquelles on trouve, page 251, ces paroles aussi absurdes qu’injustes : « Le philosophe aime avec une tendre humanité le Lapon et l’Orang-outang, qu’il ne verra jamais, afin de regarder comme étranger son compatriote, qu’il voit tous les jours ; » et beaucoup d’autres traits de ce même genre, que les Grecs appelaient συχοφαντία. (Note de Voltaire. )
  7. Art poétique, I, 137-138.
  8. Chant Ier, vers 105-106.
  9. Les Synonymes français.
  10. Art poétique, I, 109.
  11. Art poétique, I, 28.
  12. Ibid., I, 110.
  13. L’Épître à Boileau, par Voltaire (voyez tome X), est de 1769 ; le Boileau à Voltaire, par Clément, est de 1772.