Lettre 789, 1680 (Sévigné)
1680
789. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN[1].
Je trouve, ma chère fille, toute votre joie fort juste et très-bien fondée[3] ; vous l’avez bien examinée, et vous la voyez comme il la faut voir. Rien n’est mieux expliqué que cette sagesse de M. de Montausier, que l’on partage en six[4], et à qui l’on confie celle de Monsieur le Dauphin[5]. Vous avez raison encore de croire qu’ils ne sont pas tous du prix du chevalier[6] : Sa Majesté en a fait le 1680 même jugement et en a parlé dignement[7] ; ce que l’on peut voir dans l’avenir est aussi agréable que le présent[8]. On peut aller à tout, étant sur les lieux et voyant ce qui se passe[9]. Ce n’est pas[10] un pays étranger que la cour, c’est le lieu où il doit être : on est à son devoir, on a une contenance ; et c’est avec raison que vous mêlez les intérêts du petit garçon[11] avec les sentiments de votre amitié et de votre belle âme. Mais ce que je ne puis comprendre, c’est que vous vous teniez tous deux pour des gens de l’autre monde, et qui ne sont plus[12] en état de penser à la fortune, et aux grâces[13] de Sa Majesté : et pourquoi vous tenez-vous pour éconduits[14] ? Quel âge avez-vous, s’il vous plaît ? L’un est de celui[15] de M. de la Trousse, et l’autre de celui de Mme de Coetquen, qui se croit bien au rang des plus jeunes ; et d’où vient donc que vous vous enterrez comme Philémon et Baucis[16] ? N’êtes-vous 1680 point aimés ? n’êtes-vous point aimables l’un et l’autre ? n’avez-vous pas[17] de l’étoffe pour présenter au Roi ? votre nom est-il barbare ? n’est-il point en train de vous faire du bien ? les grâces passées ne répondent-elles pas de celles qu’on espère ? les temps sont-ils toujours pareils ? ne change-t-on point ? la libéralité n’est-elle pas ouverte[18] ? D’où vient donc que vous passez par-dessus vous-mêmes, et que vous ne voyez dans un avenir lointain que le petit marquis ? Je ne sais si c’est que j’ai peu de part à cet avenir si éloigné, ou que je n’ai point pris la fantaisie[19] des grand’mères, qui passent par-dessus leurs enfants pour jouer du hochet[20] avec ces petites personnes ; mais j’avoue que vous m’avez arrêtée tout court, et que je ne puis souffrir la manière dont cela s’est tourné dans vos têtes. Je ne vous trouve pas plus raisonnable que votre frère, et je ne trouve pas meilleurs vos choux que les siens[21]. Je tâcherois donc, mes chers enfants, de me mettre en état de venir un peu tâter la Providence, prendre part au bonheur de mes cadets, et vivre[22] avec les vivants. C’est en ces occasions où l’on devroit bien sentir l’état où l’on s’est mis, qui presse et qui contraint, et qui ôte la liberté ; mais on tâche à se remettre un peu, et l’on ne quitte point[23]sa part de la 1680 fortune, quand on a des raisons d’y prétendre, et qu’elle commence à nous montrer un visage plus doux. Voilà, ma très-chère, mes pensées[24] et celles de vos amis ; ne les rebutez pas, et croyez que si vous en aviez de contraires, vous ne seriez plus en droit de vous moquer de mon fils[25]. Je vous laisse digérer ces réflexions, et je vous prie tous deux de vous mirer, et de voir si vous êtes de la vieille cour.
À propos de cour, je vous envoie des relations[26]. Madame la Dauphine est l’objet de l’admiration[27] ; le Roi avoit[28] une impatience extrême de savoir comme elle étoit faite : il envoya Sanguin, comme un homme vrai et qui ne sait point flatter[29] : « Sire, dit-il, sauvez le premier coup d’œil, et vous en serez fort content. » Cela est dit à merveilles ; car il y a quelque chose à son nez et à son front, qui est trop long, à proportion du reste : cela fait un mauvais effet d’abord[30] ; mais on dit qu’elle a si bonne grâce, de si beaux bras, de si belles mains, une si belle taille[31], une si belle gorge, de si belles dents, de 1680 si beaux cheveux, et tant d’esprit et de bonté, caressante sans être fade, familière avec dignité, enfin tant de manières propres à charmer, qu’il faut lui pardonner ce premier coup d’œil[32]. Monseigneur a fort bien opéré : il oublia d’abord de la baiser en la saluant ; mais il n’a pas oublié ce que Monsieur de Condom ne lui pouvoit apprendre. Je suis bien folle de vous dire tout ceci : le chevalier n’est-il pas payé pour cela[33] ?
Vous repoussez fort bien nos histoires tragiques par les vôtres[34]. J’aime bien le bon naturel de ce fils qui tombe mort en voyant son pauvre père pendu : cela fait honneur aux enfants ; il y avoit longtemps que les pères avoient fait leurs preuves. L’amant jaloux et furieux qui tue tout à Arles, met le bouton bien haut à nos amants d’ici : on n’a pas le loisir d’être si amoureux ; la diversité des objets dissipe trop, et détourne[35] et diminue la passion. Il y eut encore une histoire lamentable autrefois à Fréjus : ce climat est meilleur que le nôtre[36]. N’avançons point un avenir si triste et songeons à nous revoir. Hélas ! la vie est si courte désormais pour moi et passe si vite ! Que faisons-nous ? et quand nous sommes assez malheureux pour n’être point uniquement occupés à Dieu, pouvons-nous mieux faire que d’aimer et de vivre doucement parmi nos proches et ceux que nous aimons ? 1680 Mais sur cela même, il faut obéir et se soumettre à la Providence : elle fait assez voir en mille rencontres, si l’on se donne le loisir de la regarder, qu’elle est la maîtresse de tout.
Je crois que Madame la Dauphine[37] nous apporte ici beaucoup de dévotion ; mais malgré qu’elle en ait, il faudra qu’elle retranche les angelus[38] : vous représentez-vous qu’on l’entende sonner à Saint-Germain ? Bon à Munich[39]. Elle voulut[40] se confesser la veille de la dernière cérémonie de son mariage ; elle ne trouva point de jésuite qui entendît l’allemand, ils n’entendent que le françois : le P. de la Chaise y fut attrapé ; il croyoit avoir mené son fait. Ce fut un embarras où l’on donnera ordre promptement[41], car cette princesse ne cède point à la 1680 Reine pour communier souvent. Le Bourdaloue[42] n’aura point son âme.
M. de la Rochefoucauld a été, est encore considérablement malade : il est mieux aujourd’hui ; mais enfin c’étoit toute l’apparence de la mort : une grosse fièvre, une oppression, une goutte remontée ; enfin c’étoit une pitié[43]. Il a choisi de l’Anglois[44], des médecins et de frère Ange : il a choisi son parrain ; c’est frère Ange qui le tuera, si Dieu l’a ordonné[45]. Je donnerai moi-même votre lettre à M. de Marsillac, qui est venu en poste, s’il est vrai que tout aille bien, car vous savez qu’il faut prendre les temps à propos. Je donnerai le billet à Mme de la Fayette, qui étoit hier très-affligée. J’ai reçu votre paquet du mardi gras ; la poste arrive plus tôt présentement[46]. Je vous trouve heureuse d’être délivrée de carême-prenant ; vous l’avez célébré à Aix dans toute son étendue. Je suis ravie que vous ayez approuvé le nôtre dans la forêt de Livry.
1680Vous écrivez divinement à votre frère[47] ; je voudrois que vous m’eussiez fait l’honneur de croire que je lui ai dit les mêmes choses que vous écrivez : je suis aussi choquée[48] que vous de ses extravagantes résolutions. La peur de se ruiner est un prétexte au goût breton ; il ne l’a eu[49] que depuis qu’il a contemplé Tonquedec sur son paillier de province ; il n’étoit point[50] si plein de considération auparavant : enfin je sens toute l’horreur de cette dégradation, trop heureuse[51] que ce ne soit point là le plus sensible endroit de mon cœur !
Corbinelli[52] m’a donné une leçon qui m’explique très-bien ce que vous appelez ne point connoître l’absence[53] : j’ai trouvé que j’étois comme vous, en disant le contraire. Je suis, en vérité, bien triste de n’aller point continuer mes études auprès de vous ; mais, ma très-chère, il faut aller en Bretagne, afin d’y avoir été[54].
Je trouve M. de Grignan bien heureux de vous croire en assez bonne santé pour vous faire trotter avec lui à Marseille.
- ↑ Lettre 789 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. Nous suivons pour cette lettre l’ordre de notre manuscrit, qui a été changé dans les deux éditions de Perrin.
- ↑ 2. Dans les impressions de la Haye et de Rouen (1726) « mardi 13e mars, » ce qui est une erreur ; le 13 mars était un mercredi.
- ↑ 3. « Toute votre joie très-bien fondée. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 4. Les six menins.
- ↑ 5. Ce dernier membre de phrase n’est pas dans le texte de 1754-
- ↑ 6. « Vous avez raison encore de croire que le chevalier a été agréablement distingué dans cette occasion. (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 7. « Sa Majesté a parlé dignement de son mérite. (Édition de 1754.) Ce membre de phrase n’est pas dans l’impression de 1737.
- ↑ 8. « N’est pas moins avantageux que le présent. » (Édition de 1737.) — « Est aussi flatteur que le présent. » (Édition de 1754.)
- ↑ 9. Cette phrase a été omise dans toutes les impressions ; elle ne se lit que dans notre manuscrit.
- ↑ 10. « Ce n’est plus. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 11. Dans les deux éditions de Perrin : « Rien ne vous empêche donc de mêler les intérêts du petit garçon (dans 1754 : du petit marquis). »
- ↑ 12. « Et qui n’êtes plus. » (Édition de 1737.)
- ↑ « Ni aux grâces »
- ↑ 14. « Et pourquoi vous regardez-vous comme éconduits ? » (Éditions de 1737 et de 17S4.) — Le manuscrit porte conduits, au lieu d’éconduits.
- ↑ 15. « De l’âge. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 16. C’est une allusion à Ovide ; le poëme de la Fontaine ne parut imprimé qu’en 1685 : voyez l’Histoire de la Fontaine par Walckenaer, p. 365. — Notre manuscrit a ici une faute étrange et curieuse à citer comme preuve de l’ignorance du copiste de cette lettre (elles ne sont pas toutes de la même main) ; au lieu de Philémon et Baucis, on a écrit : Philémon et Beauvois. Les deux petits membres de phrase qui suivent ne sont que dans notre manuscrit.
- ↑ 17. « N’avez-vous pas l’un et l’autre. » (Éditions de 1737 et de 1754.) Dans ces mêmes éditions, les mots : « votre nom est-il barbare ? » précèdent : « n’avez-vous pas, etc. »
- ↑ 18. Ces trois derniers membres de phrase se lisent seulement dans notre manuscrit.
- ↑ 19. « Ou que je n’ai point la fantaisie. » (Édition de 1754.)
- ↑ 20. « Qui laissent là leurs enfants pour aller jouer du hochet. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 21. « Ni vos choux meilleurs que les siens. » (Ibidem.)
- ↑ 22. « De prendre part… et de vivre… » (Édition de 1754.)
- ↑ 23. Le commencement de cette phrase manque dans les deux éditions de Perrin, qui donnent seulement : « car enfin on ne quitte point, etc. »
- ↑ 24. « Voilà, ma très-chère, quelles sont mes pensées. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 25. « Des desseins de mon fils. » (Édition de 1737.) — « De celles de mon fils. » (Édition de 1754.)
- ↑ 26. Dans l’édition de Rouen (1726), où la lettre commence seulement ici, il y a simplement Je vous envoie des relations ; » et dans celle de la Haye (1726), qui commence également ici : « Je vous envoie des relations de la cour. »
- ↑ 27. Ce membre de phrase, qui se trouve dans tous les textes imprimés, manque dans notre manuscrit.
- ↑ 28. « Ayant. » (Édition de Rouen, 1726.)
- ↑ 29. « Qui est un homme vrai et incapable de flatter. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 30. « Et qui fait d’abord un mauvais effet. » (Édition de 1754.)
- ↑ 31. Les mots une si belle taille manquent —dans les impressions de la Haye et de Rouen (1726).
- ↑ 32. « Le premier coup d’œil. » (Édition de la Haye, 1726.) — Les deux phrases suivantes manquent dans les impressions de 1737 et de 1754.
- ↑ 33. Ce dernier membre de phrase : « le chevalier, etc., » ne se lit que dans les impressions de la Haye et de Rouen (1726), où la lettre finit ici.
- ↑ 34. « Au reste, ma fille, vous répondez fort bien [à] nos histoires tragiques par les vôtres. » (Édition de 1737.)
- ↑ 35. « Elle détourne. » (Édition de 1754)
- ↑ 36. Tout ce qui suit, jusqu’à : « Je crois que Madame la Dauphine, » ne se trouve que dans notre manuscrit.
- ↑ 37. « Je crois que cette princesse. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 38. Dans l’édition de 1754 : « l'angelus, » et un peu après : « qu’elle l’entende sonner. »
- ↑ 39. La cour de Munich était à cette époque d’une régularité qui n’a jamais été d’usage en France que dans les maisons religieuses. Coulanges, pendant qu’il était conseiller au parlement de Metz, et avant d’être reçu à celui de Paris, fit en 1657 un voyage en Allemagne et en Italie, dans la relation duquel, publiée par extraits en tête du volume intitulé Mémoires de Coulanges, il parle en ces termes (p. 11 et 12) de la cour de l’électrice de Bavière, mère de la Dauphine : « Il n’est point de cloître où l’on vive plus régulièrement et avec plus de sévérité que dans cette cour ; on s’y lève tous les jours à six heures du matin ; on y entend la messe à neuf ; on dîne à dix ou dix et demie ; on est une heure et demie à table ; on assiste à vêpres tous les jours ; il n’y a plus personne au palais à six heures du soir, hors quelques domestiques nécessaires ; on soupe à cette même heure ; on se couche à neuf ou dix au plus tard ; et par-dessus tout, ils ont tous les avents un Rorate qui finit seulement à Noël et où il faut se trouver dès les sept heures du matin. »
- ↑ 40. « Elle vouloit. » (Édition de 17S4.)
- ↑ 41. « On y mettra ordre. » (Ibidem.) — On lit dans les Mémoires de Mademoiselle (tome IV, p. 409 et 410) : « Elle voulut se confesser comme on l’alloit marier : la première cérémonie avoit été faite à Munich. On fut fort embarrassé, car il n’y avoit personne qui sût l’allemand, et elle ne se savoit pas confesser en françois. On trouva heureusement un chanoine de Liége, nommé de Viarset, qui étoit venu voir le cardinal de Bouillon… Elle, se confessa donc à M. de Viarset, ce qui nous paroissoit un peu surprenant ; car, hors qu’il étoit vieux, les chanoines de ce pays-la, comme j’ai dit ailleurs, sont habillés comme les autres, ont de grands cheveux, et n’ont pas l’air à donner de la dévotion de se confesser à eux. Comme en Allemagne on y est accoutumé, cela fit moins de peine à Madame la Dauphine qu’à une Françoise. On demanda à M. de Viarset donc s’il vouloit confesser Madame la Dauphine ; il dit qu’il n’avoit jamais confessé qu’une fois, à un siége, un soldat qui avoit été blessé et qui se mouroit. Je crois qu’il fut aussi embarrassé que Madame la Dauphine. »
- ↑ 42. Le mot Bourdaloue a été sauté dans notre manuscrit ; il est donné par les deux éditions de Perrin (1737 et 1754).
- ↑ 43. Ce dernier membre de phrase ne se lit que dans notre ancienne copie.
- ↑ 44. « Il étoit question de l’Anglois. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
- ↑ 45. « C’est donc frère ; Ange qui le tuera, si Dieu l’a ordonné ainsi. (Édition de 1737.) — « C’est frère Ange qui le tuera, si Dieu l’a ainsi ordonné. » (Édition de 1754.) — La Rochefoucauld s’appelait François, et le frère Ange était, comme nous l’avons dit, un capucin, un fils de saint François.
- ↑ 46. Ce membre de phrase manque dans le texte de 1737.
- ↑ 47. Le texte de 1737 donne simplement : « Vous écrivez divinement à votre frère. La peur de se ruiner, etc. »
- ↑ 48. « Que vous lui écrivez, et que je suis aussi choquée. » (Édition de 1754.)
- ↑ 49. « Il n’a eu cette peur. » (Ibidem.)
- ↑ 50. « Vous savez qu’il n’étoit point. » (Édition de 1737.) — Les deux éditions de Perrin portent : « de considération pour lui. »
- ↑ 51. « Mais quoique je sente toute l’horreur de cette dégradation, je suis trop heureuse… » (Édition de 1737.)
- ↑ 52. Cet alinéa manque dans le manuscrit.
- ↑ 53. Voyez la lettre du 21 février précédent, p. 271.
- ↑ 54. Ce dernier membre de phrase est seulement dans l’édition de 1754, et la phrase qui termine la lettre ne se trouve que dans notre manuscrit.