Lettre 767, 1680 (Sévigné)


1680

767. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 3e janvier.

Dieu vous donne une bonne et heureuse année, ma très-chère, et à moi la parfaite joie de vous revoir en meilleure santé que vous n’êtes présentement ! Je vous assure que je suis fort en peine de vous ; il gèle peut-être à Aix comme ici, et votre poitrine en est malade[1]. Je vous conjure tendrement de ne point tant écrire, et de ne me point répondre sur toutes les bagatelles que je vous écris : écoutez-moi ; figurez-vous que c’est une gazette ; aussi bien je ne me souviens plus de ce que je 1680 vous ai mandé : ces réponses justes sont trop longues à venir pour être nécessaires à notre commerce. Dites moi quelque chose en trois lignes de votre santé, de votre état, un mot d’affaires s’il le faut, et pas davantage, à moins que vous ne trouviez quelque charitable personne qui veuille écrire pour vous.

Le chevalier est au coin de son feu, incommodé d’une hanche : c’est une étrange chicane que celle que lui fait ce rhumatisme. Mme de S*** est toujours enfermée chez elle : elle dit qu’elle a la rougeole ; on croit qu’elle durera quelque temps[2]. Elle a prétendu avoir les entrées de dame d’honneur : les Majestés ne l’entendoient pas ainsi. Elle dit que la pension n’étoit pas une chose qui pût l’apaiser ; il faut qu’elle ait dit plusieurs autres choses encore. Enfin elle est à Paris ; rien n’est vrai que cela, le reste est trouble, et chacun dit ce qu’il veut. Madame la Dauphine a écrit des lettres si raisonnables, si justes, si droites, qu’on est entièrement persuadé de son très-bon esprit. Son portrait ne paroît pas d’une belle personne. Vous avez vu comme la prophétie d’une seconde dame d’atour[3] a été heureusement accomplie.

Gordes n’est pas encore arrivé : j’ai bien envie de voir un homme qui vous a vue. Vous m’envoyez donc des étrennes, ma très-chère ; j’ai bien peur qu’elles ne soient trop jolies : les miennes sont d’une légèreté que la bise doit emporter. Je n’ai rien ouï dire de celles de Saint-Germain. Madame Royale fut transportée de son écran[4] ; 1680 mais le jeune prince et les courtisans n’y mordirent point : cette transplantation les blesse autant qu’elle charme la mère. Cependant tout est réglé et signé en Portugal : je ne sais comme la Providence démêlera ces divers intérêts. Ceux de M. de Pompone ne sont pas encore réglés : il a sa démission, et n’a point d’argent[5] ; il est retourné à Pompone. Mme de Vins est ici ; elle pensoit aller à Saint-Germain : elle a voulu en demander l’avis de Mme de Richelieu, qui est ici[6] ; c’étoit une affaire que de la voir. L’abbé Têtu nous fit entrer ; Mme de Coulanges ne l’avoit pu. Elle attend donc sa réponse[7] pour faire ce voyage. Je fis vos compliments avec les miens à cette duchesse : je lui dis que son mérite nous faisoit faire une sorte de compliment fort extraordinaire, qui étoit de nous réjouir avec elle de ce qu’elle n’étoit plus dame d’honneur de la Reine[8] ; qu’il n’y avoit qu’elle qui pût nous faire connoître qu’il y eût quelque chose au delà : cela fut paraphrasé, et son 1680 amour-propre ne fut pas blessé[9]. Je ferai vos compliments à Mme d’Effiat[10], Mme de Rochefort[11], et si je puis, à Mme de Vibraye[12], qui par l’état de ses affaires a accepté la place de dame d’honneur de Mme la princesse de Conti : on dit que le Roi la fera entrer dans le carrosse de la Reine, aussi bien que Mme de Montchevreuil[13] : c’est le remède à tous maux. Mme de Langeron y rentrera donc aussi : elle en étoit déchue ; car elle avoit eu cet honneur quand elle étoit gouvernante[14]. Voilà cette 1680 pauvre Vibraye submergée dans les plaisirs ; il faudra bien qu’elle se mortifie, comme notre ami Tartuffe[15]. On avoit proposé cette place à Mme de Frontenac : cela conviendrait assez à la femme du gouverneur de Québec ; mais elle a répondu que son repos et Divine[16] valoient mieux qu’une vie si agitée et si brillante ; tout est bien, car Mme de Vibraye aussi peut être flattée qu’à son âge on l’ait prise pour être là. M. et Mme de Chaulnes vous font mille compliments : prenez leurs tons ; Mme de Coulanges cent mille : elle n’a pas voulu que son père achetât cette maison[17] ; j’en suis ravie.

J’ai toujours les échecs dans la tête : je crois que je n’y jouerai jamais bien. Hébert donne six fois de suite échec et mat à Corbinelli, qui enrage : voilà ce qu’il a gagné à l’hôtel de Condé. Ma fille, je vous dis adieu : j’attends avec impatience de vos nouvelles ; car pour voir de grosses lettres, c’est ce que je crains présentement plus que toutes choses. C’est ainsi que l’on change, selon les dispositions, mais toujours, ma très-chère, par rapport à vous, et à cette tendresse qui ne change point, et qui est devenue mon âme même : je ne sais pas trop si cela se peut dire ; mais je sens parfaitement que de vivre et de vous aimer, c’est la même chose pour moi.

  1. Lettre 767. — 1. Ce qui suit,, jusqu’à « Mme de S*** (de Soubise), manque dans le texte de 1734, où on lit seulement : « Je crains bien que vous n’écriviez sans aucune considération de votre état. »
  2. 2. Voyez la lettre précédente, p. 162. — Dans le texte de 1754 : « ...disant qu’elle a la rougeole ; on croit que cette maladie durera quelque temps. »
  3. 3. Mme de Maintenon. Voyez la lettre du 13 décembre précédent, p. 142.
  4. 4. Voyez ci-dessus, p. 143-146. — Le duc de Savoie, après avoir renoncé à’l’alliance du Portugal, épousa, le 10 avril 1684 Anne-Marie d’Orléans, seconde fille de Monsieur et de Madame Henriette d’Angleterre. (Note de l’édition de 1818.)
  5. 5. « M. de Pompone a sa démission, et n’a point encore son argent. » (Édition de 1754.)
  6. 6. « Elle a voulu auparavant demander l’avis de Mme de Richelieu, qui est à Paris. » (Ibidem.)
  7. 7. « Mme de Vins attendoit donc la réponse de Mme de Richelieu. » (Ibidem.)
  8. 8. Mme de Richelieu étoit dame d’honneur de la Reine lorsqu’elle fut choisie pour être dame d’honneur de Madame la Dauphine. (Note de Perrin.) — Mademoiselle félicitait la Reine de ce changement. Voici ce qu’elle en dit dans ses Mémoires : « Mme de Créquy fut dame d’honneur de la Reine, en la place de Mme de Richelieu. La Reine ne perdit pas au change, car Mme de Créquy est la plus aimable et la plus sage personne du monde, sans intrigue ; Mme de Richelieu avoit un air bourgeois, tracassière qui ne savoit pas vivre. Depuis sa mort, la Reine a dit qu’elle n’étoit pas bonne, qu’elle rendoit de mauvais offices à tout le monde. » (Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 416.)
  9. 9. « N’en fut point blessé. » (Édition de 1754.) La fin de l’alinéa, à partir d’ici, manque dans le texte de 1734.
  10. 10. Gouvernante des enfants de Monsieur. (Note de Perrin.)
  11. 11. Première dame d’atour de Madame la Dauphine. (Note du même.)
  12. 12. Polixène le Coigneux, femme de Henri Hurault, marquis de Vibraye. (Note de Perrin.) — On lit dans Tallemant, tome V, p. 384 : « Belesbat se nomme Huraut, et est de bonne maison. Cette maison a trois branches, celle de Vibraye, celle du chancelier de Chiverny, dont Mme de Montglas est petite-fille, et celle dont étoit le père de M. de Belesbat. » C’est sans doute le fils de cette Mme de Vibraye qui épousa en 1689 Mlle d’Alérac. Voyez la Notice, p. 253 et 254.
  13. 13. Marguerite Boucher d’Orçai, morte le 26 octobre 1699, et qui avait épousé le 1er juin 1653 Henri de Mornay, marquis de Montchevreuil, qui devint capitaine et gouverneur du château de Saint-Germain en Laye. Elle venait d’être nommée gouvernante des filles d’honneur de la Dauphine. « C’étoit… dit Mme de Caylus (tome LXVI, p. 420), une femme froide et sèche dans le commerce, d’une figure triste, d’un esprit au-dessous du médiocre, et d’un zèle capable de dégoûter les plus dévots de la piété, mais attachée à Mme de Maintenon, à qui il convenoit de produire à la cour une ancienne amie d’une réputation sans reproche, avec laquelle elle avoit vécu dans tous les temps, sûre et secrète jusqu’au mystère. » Voyez encore sur elle et sur son mari, Saint-Simon, tome I p. 36 et 37, et tome II, p. 335. — Henri de Mornay était le frère aîné du chevalier de Montchevreuil tué au passage du Rhin en 1672, et cousin de Villarceaux.
  14. 14. Peut-être des filles de Madame la Duchesse (voyez cependant la lettre du 24 janvier suivant) ; elle fut et était probablement alors dame d’honneur de cette dernière ; elle devint en 1685 dame d’honneur de la duchesse de Bourbon, belle-fille de Madame la duchesse. Voyez tome III, p. 402, note 8 ; le Journal de Dangeau, tome I, p. 162 et sur ce détail d’étiquette, deux notes de Saint-Simon, au Journal de Dangeau, tome II, p. 129 et 148.
  15. 15. Voyez la dernière scène de l’acte III de la comédie

    tartuffe

    Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.

    — Il paraît que Mme de Vibraye était accusée de jansénisme. Elle ne fut pas nommée ; Mme Colbert fît nommer à sa place la comtesse de Bury. Voyez plus loin la lettre du 26 janvier.

  16. 16. Mlle d’Outrelaise, amie intime de Mme de Frontenac. (Note de Perrin.) — Voyez tome II, p. 192, notes 5 et 6.
  17. 17. L’hôtel de Carnavalet. (Note du même.)