Lettre 755, 1679 (Sévigné)

1679

755. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 24e novembre.

Mon Dieu ! ma très-chère, l’aimable lettre que je viens de recevoir de vous ! Quelle lecture ! et quel plaisir de vous entendre discourir sur tous les chapitres que vous traitez ! Celui de la médecine me ravit ; je suis persuadée qu’avec cette intelligence et cette facilité d’apprendre que Dieu vous a donnée, vous en saurez plus que les médecins : il vous manquera quelque expérience, et vous ne tuerez pas impunément[1] comme eux ; mais je me fierois bien plus à vous qu’à eux pour juger d’une maladie. Il est vrai que 1679 ce n’est que de la santé dont il est question en ce monde[2] : « Comment vous portez-vous ? comment vous portez-vous ? » Et l’on ignore entièrement ce qui touche cette science qui nous est si nécessaire : apprenez, apprenez, ma fille, faites votre cours ; il ne vous faudra point d’autre licence que de mettre une robe[3], comme dans la comédie[4]. Mais pourquoi nous voulez-vous envoyer votre joli médecin ? Je vous assure que les médecins sont[5] fort décriés et fort méprisés ici ; hormis les trois ou quatre que vous connoissez, et qui conseillent l’Anglois[6], les autres sont en horreur. Cet Anglois vient de tirer de la mort le maréchal de Bellefonds. Je ne crois point que le premier médecin[7] ait le vrai secret. Du Chesne n’a point de sous-médecins aux Invalides[8] ; je vous l’ai mandé ; je vous conseille donc très-sérieusement de garder votre médecin dans la province[9]

Il est donc vrai, ma fille, que vous êtes sans incommodité : point de poitrine, point de douleurs aux jambes, point de colique ; cela est à souhait. Vous voyez ce que vous fait le repos, et le soin de vous rafraîchir ; ne faut-il pas vous gronder, quand vous vous négligez, et que vous abandonnez inhumainement le soin de votre pauvre . 1679 personne. ? Je parlerois dix ans sur cette maladie, et sur le succès que vous voyez du contraire. Je voudrois bien vous voir, ma chère enfant, et vous retrouver les soirs[10]. Je rentre bien tristement dans cette grande maison[11] depuis neuf heures jusques à minuit ; je n’ai pas plus de compagnie qu’à Livry, et j’aime mieux ce repos et ce silence que toutes les soirées que l’on m’offre en ce quartier : je ne saurois courir le soir. Je m’aperçois que quand je ne suis point agitée de la crainte de votre santé, je sens extrêmement votre absence. Votre poitrine est comme des moraiiles[12], qui m’empêchent de sentir le mal de ne vous avoir plus ; je tiens de vous cette comparaison ; mais je retrouve bientôt ce premier mal, quand je ne suis pas bridée par l’autre. J’avoue seulement que je m’en accommode mieux que de l’horreur de craindre pour votre vie, et je vous fais toujours mille remerciements de m’ôter mes morailles.

Il en faudroit d’aussi dures que celles-là pour empêcher Mme de Vins de sentir vivement la disgrâce de M. de Pompone : elle y perd tout ; je la vois souvent ; le malheur ne me chassera pas de cette maison[13].

M. de Pompone prendra bien son parti, et soutiendra dignement son infortune ; il va retrouver toutes ces perfections d’un homme particulier[14] qui nous le faisoient admirer à Fresnes[15]. On dit qu’il faisoit un peu 1679 négligemment sa charge, que les courriers attendoient : il se justifie très-bien ; mais, mon Dieu ! ne voyez-vous pas bien son tort ? Ah ! que la pauvre Mme du Plessis l’auroit aimé présentement ! quelle nouvelle liaison auroit fait cette conformité ! Rien ne pouvoit être si bon pour lui. Je n’en ai fait aussi mes compliments qu’à Mme de Vins, m’entendez-vous bien ? car je réponds à ma pensée, qui, je crois, sera la vôtre. Toute la cour le plaint, et lui fait des compliments[16] ; vous lui allez voir reprendre le fil de ses perfections. Nous avons bien parlé de la Providence ; il entend bien cette doctrine. Jamais il ne s’est vu un si aimable ministre. M. Colbert, l’ambassadeur[17], va remplir cette belle place ; il est fort ami du chevalier ; écrivez à ce dernier toutes vos pensées : la fortune, toute capricieuse, voudra peut-être vous faire plus de bien[18] par là que par notre intime ami. Vous irez bien naturellement dans ce chemin par la route que je vous dis : pouvons-nous savoir ce que la Providence nous garde ?

Je continue mes soins à Mlle de Méri. L’impression que fait dans son esprit le tracas de son petit domestique est une chose fort extraordinaire : elle me disoit qu’il lui semble, quand ils lui parlent[19], qu’ils tirent sur elle, comme pour la tuer ; elle en est plus malade que de ses maux ; c’est un cercle : sa colère augmente son mal, son mal augmente sa colère ; somme totale, c’est une chose étrange : je ne songe qu’à la soulager un peu.

Corbinelli abandonne Méré[20] et son chien de style, 1679 et la ridicule critique qu’il fait, en collet monté, d’un esprit libre, badin et charmant comme Voiture : tant pis pour ceux qui ne l’entendent pas. Il ne peut vous envoyer les définitions[21] : depuis trois mois, il n’a lu que le Code et Cujas. Il vous adore de vouloir apprendre la médecine ; vous êtes toujours son prodige. C’en est un en vérité, que la tranquille ingratitude de M. et de Mme de R**[22] ; vous en parlez fort plaisamment. Monsieur le Grand[23] et d’autres disoient l’autre jour très-sérieusement à Saint-Germain, que M. de R** avoit fait un siége admirable : on crut que c’étoit une lecture où l’on avoit vu les grands R** dans les guerres civiles ; non, c’étoit celui-ci, qui a fait un siége de tapisserie admirable[24], que l’on voit dans la chambre de sa femme.

Mme de Coulanges a été quinze jours à la cour : Mme de Maintenon étoit enrhumée, et ne la vouloit pas laisser partir. Voici ce qui lui est arrivé[25] avec la comtesse de Gramont : cette dernière brûloit son beau teint à faire du chocolat ; elle voulut l’empêcher de prendre

1679 cette peine ; la comtesse dit qu’on la laissât faire, et qu’elle n’avoit plus que ce plaisir ; Mme de Coulanges lui dit : « Ah ! ingrate[26] ! » Ce mot, dont elle auroit ri[27] un autre jour, l’embarrassa et la décontenança si fort, qu’elle ne s’en put remettre ; et depuis elles ne se sont pas saluées. L’abbé Têtu dit rudement à notre voisine : « Mais, Madame, si elle vous avoit répondu que la pelle se moque du fourgon, qu’auriez-vous dit ? — Monsieur, dit-elle, je ne suis point une pelle, et elle est un fourgon. » Autre querelle, et plus de salut. Quanto et l’enrhumée[28] sont très-mal ; cette dernière est toujours parfaitement bien avec le centre de toutes choses[29], et c’est ce qui fait la rage, Je vous conterois mille bagatelles, si vous étiez ici.

Ah ! ma très-chère, ne me dites point que je n’ai qu’à rire, puisque je n’ai que votre absence à soutenir ; j’ai envie de dire : « Ah ! ingrate[30] ! » N’êtes-vous pas la sensible et véritable occupation de mon cœur ? Vous le savez bien, et vous devez comprendre aussi ce que c’est 1679 que d’y joindre la crainte de vous voir malade, et dévorée par un air subtil, comme l’est celui de Grignan[31] Vous êtes injuste, si vous ne démêlez fort bien tous mes sentiments pour vous[32].

Langlade[33] m’est venu voir ce matin, et m’a donné part fort obligeamment de l’honneur qu’il aura dimanche d’être présenté et représenté au Roi par M. de Louvois : c’est encore un secret ; voilà de ces avances qui sont agréables, et que notre bon d’Hacqueville ne savoit point ; il vous laissoit bravement apprendre ces choses[34] par la Gazette. Langlade m’a priée de vous mander ceci de sa part, et qu’il ne souhaiteroit d’être heureux que pour vous faire venir des as noirs, et à M. de Grignan : sans raillerie, ce seroit un transport de joie pour lui, s’il pouvoit avoir quelque vue, faire souvenir, enfin contribuer à quelque chose qui vous fût agréable. C’est lui qui a fait le mariage qui se célébra hier magnifiquement chez M. de Louvois[35]. Ils y avoient fait revenir le printemps ; tout étoit plein d’orangers fleuris, et de fleurs dans des caisses. Cependant cette balance qui penche si pesamment de l’autre côté présentement, avoit jeté un air de tristesse qui tempéroit un peu l’excès de joie qui auroit été trop excessif sans ce crêpe[36]. 1679 N’admirez-vous point comme tout est mêlé en ce monde, et comme rien n’est pur, ni longtemps dans une même disposition ? Je crois que vous entendez bien tout ce que je veux dire ; vraiment il y auroit longtemps à causer sur tout ce qui se passe présentement.

Adieu, ma très-chère belle. Je voudrois que Mme de Cauvisson vous donnât de son bonheur plutôt que de sa tête[37]. Celle de mon fils est en basse Bretagne ; je ne sais si l’un de ses lui[38] est avec Mlle de la Coste ; mais je suis persuadée, comme vous, que ce ne seroit pas trop des trois. J’attends de ses nouvelles à la remise[39] à Nantes. Le bon abbé est extrêmement enrhumé ; tout le monde l’est, hormis moi. Je me ferai saigner ce carême ; vous m’en expliquez fort bien la nécessité. Le petit ne se guérira pas de la toux[40], qu’avec du lait d’ânesse : c’est l’ordinaire de la rougeole d’affoiblir la poitrine ; c’est pour cela que je tremblois[41] pour vous. Le chevalier[42] est comme guéri. La Garde ne partira point que ses affaires ne soient tournées ; mais aussi, dès qu’il pourra partir, rien au monde ne seroit capable de l’arrêter. Je vous embrasse, ma chère enfant, et ne desire rien plus fortement que de vous embrasser en corps et en âme.

  1. LETTRE 755. — 1. Voyez plus haut, p. 71, note 8.
  2. 2. « Il est vrai qu’il n’est question que de la santé en ce monde. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Dans le texte de 1764 : « une robe rouge. »
  4. 4. Le Malade imaginaire, acte III, scène xxii. « Béralde. En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela, et vous serez après plus habile que vous ne voudrez. »
  5. 5. « Mais pourquoi voulez-vous nous envoyer votre joli médecin ? Je vous assure qu’ils sont, etc. » (Édition de 1754.)
  6. 6. Dans le texte de 1754 : « le remède de l’Anglois. »
  7. 7. D’Aquin. Voyez ci-dessus, p. 71, note 9.
  8. 8. L’hôtel des Invalides, commencé en 1671, venait d’être terminé cette année même (1679).
  9. 9. Toute cette phrase manque dans le texte de 1754.
  10. 10, « Que ne puis-je vous embrasser et vous retrouver ici les soirs ! » (Édition de 1754.)
  11. 11. « Dans cette maison. » (Ibidem.)
  12. 12. « Espèce de tenailles que les maréchaux mettent au nez ou à la lèvre d’en bas des chevaux, pour les empêcher de se tourmenter, lorsqu’on veut les ferrer ou leur faire le poil des naseaux et des oreilles. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  13. 13. Voyez la lettre du 6 décembre suivant, au comte de Guitaut.
  14. 14. « Toutes ces vertus d’une vie privée. » (Édition de 17S4.)
  15. 15. Voyez tome I, p. 439, la fin de la note 3.
  16. 16. Voyez la note 1 de la lettre du 18 décembre suivant.
  17. 17. M. Colbert de Croissy, frère du contrôleur général, étoit alors en Bavière, pour y négocier le mariage de Monseigneur avec Marie-Anne-Victoire de Bavière. ('Note de Perrin', 1754.)
  18. 18. « Plus de plaisir. » (Édition de 1754.)
  19. 19. « Quand ses gens lui parlent. » (Ibidem.)
  20. 20. Dans l’édition de 1754 : « le chevalier de Méré. » — Georges Brossin, chevalier, marquis de Méré, né vers 1610, mort en 1685. Voyez son discours de la Justcsse, où il fait la critique de Voiture, à la suite des Conversations D. M. D. C. E. D. C. D. M. (du maréchal de Clérembaut et du chevalier de Méré), troisième édition, Paris, 1671, p. 289 et suivantes. — Sur le caractère, l’esprit, les œuvres de Voiture, sur la difficulté qu’il pouvait y avoir à l’entendre, voyez Madame de Longueville par M. Cousin, tome I, p. 135 et suivantes.
  21. 21. « Au reste, n’attendez pas sitôt les définitions que vous lui avez demandées. » (Édition de 1754.)
  22. 22. De M. et Mme de Rohan envers Corbinelli. Voyez la lettre du 25 octobre précédent, p. 65. — Dans les deux éditions de Perrin, on ne trouve que l’initiale R**. Les éditeurs suivants, à commencer par Grouvelle, ont mis à tort Richelieu, au lieu de Rohan.
  23. 23. Le comte d’Armagnac, grand écuyer.
  24. 24. « Un siége admirable de tapisserie. » (Édition de 1754.)
  25. 25. « Voici une querelle qu’elle a eue. » (Ibidem.)
  26. 26. Mme de Coulanges fait entendre par cette exclamation que l’on n’était pas persuadé de la cruauté de la comtesse de Gramont pour le Roi. Un passage de la procédure de la fameuse affaire des poisons confirme d’opinion que Mme de Coulanges venait de manifester. Le Sage, complice de la Voisin, après avoir accusé Mme de Polignac d’avoir cherché dans la négromancie des secrets propres à se défaire de Mlle de la Vallière, et à lui succéder dans l’affection du Roi, ajouta que cette dame, « sachant que Mme la comtesse de Gramont avoit le même dessein qu’elle dame de Polignac, de se bien mettre auprès du Roi, pria lui le Sage de ne rien dire pour ladite dame de Gramont, » c’est-à-dire de ne point prononcer de paroles magiques qui pussent être favorables à ses desseins. Interrogatoire de le Sage, du 28 octobre 1679. (Note de l’édition de 1818.)
  27. 27. « Dont la comtesse auroit ri. » (Édition de 1754.)
  28. 28. Mme de Maintenon.
  29. 29. Le Roi.
  30. 30. Le texte de 1754 ajoute ici : « Ne vous souvenez-vous point de tout ce qu’elle me fait souffrir, cette absence ? »
  31. 31. La fin de cette phrase, depuis : « et dévorée, » ne se trouve que dans l’impression de 1754.
  32. 32. « Si vous ne démêlez sans peine mes sentiments tout naturels et tout pleins d’une véritable tendresse pour vous. » (Édition de 1754.)
  33. 33. Voyez tome III, p. 337, note 15, et une note de la lettre du 18 septembre 1680.
  34. 34. « Ces sortes de choses. » (Édition de 17S4.)
  35. 35. Madeleine-Charlotte le Tellier, fille de M. de Louvois, épousa le 23 novembre François duc de la Rochefoucauld et de la Roche-Guyon, (fils du prince de Marsillac et) petit-fils de M. de la Rochefoucauld. (Note de Perrin) à la lettre du 22 novembre précédent.)
  36. 36. Louvois avait espéré que Courtin, son ami et sa créature, serait pourvu de la charge rendue vacante par la destitution de Pompone; mais Colbert, plus adroit, l’avait fait donner à son frère. Voyez la lettre du 8 décembre suivant, p. 136. — Nous suivons le texte de 1734 ; celui de 1754 donne « tempéroit un peu la joie, dont l’excès auroit été trop marqué sans ce crêpe. »
  37. 37. Sur les désespoirs de Mme de Cauvisson à propos des choses les plus communes de la vie, voyez la lettre à Bussy, du 12 juillet 1690.
  38. 38. Voyez la lettre du 2 novembre précédent, p. 75.
  39. 39. Terme de chasse. Voyez le commencement de la lettre du 28 septembre 1680, adressée à Bussy.
  40. 40. « Ne se guérira de la toux. » (Édition de 17S4.)
  41. 41.. « Que j’en tremblois. » (Ibidem.)
  42. 42. Cette phrase et la suivante ne sont données que par l’édition de 1754.