Lettre 754, 1679 (Sévigné)

1679

754. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce 22e novembre.

Je m’en vais bien vous surprendre et vous fâcher, ma chère enfant[1] : M. de Pompone est disgracié. Il eut ordre samedi au soir, comme il revenoit de Pompone, de se défaire de sa charge, qu’il en auroit[2] sept cent mille francs, qu’on lui continueroit sa persion de vingt mille francs qu’il avoit comme ministre, et que le Roi avoit réglé toutes ces choses pour lui marquer qu’il étoit content de sa fidélité. Ce fut M. Colbert qui lui fit ce compliment, en l’assurant qu’il étoit au désespoir d’être obligé, etc. M. de Pompone demanda s’il ne pourroit point avoir l’honneur de parler au Roi, et savoir de sa bouche quelle faute avoit attiré ce coup de tonnerre : on lui dit qu’il ne pouvoit point parler au Roi : il lui écrivit, lui marqua son extrême douleur, et l’ignorance où il étoit de ce qui pouvoit lui avoir attiré sa disgrâce[3] ; il lui parla de sa nombreuse famille, il le supplia d’avoir égard à huit enfants qu’il avoit. Aussitôt il fit remettre[4] ses chevaux au 1679 carrosse, et revint à Paris, où il arriva à minuit. M. de Pompone n’étoit pas de ces ministres sur qui une disgrâce tombe à propos, pour leur apprendre l’humanité, qu’ils ont presque tous oubliée ; la fortune n’avoit fait qu’employer les vertus qu’il avoit, pour le bonheur des autres ; on l’aimoit, et surtout parce qu’on l’honoroit infiniment[5]. Nous avions été, comme je vous ai mandé, le vendredi à Pompone, M. de Chaulnes, Lavardin[6] et moi : nous le trouvâmes, et les dames, qui nous reçurent fort gaiement. On causa tout le soir, on joua aux échecs : ah ! quel échec et mat on lui préparoit à Saint-Germain ! Il y alla dès le lendemain matin, parce qu’un courrier l’attendoit ; de sorte que M. Colbert, qui croyoit le trouver le samedi au soir comme à l’ordinaire, sachant qu’il étoit allé droit à Saint-Germain, retourna sur ses pas, et pensa crever ses chevaux. Pour nous, nous ne partîmes de Pompone qu’après dîner ; nous y laissâmes les dames, Mme de Vins m’ayant chargée de mille amitiés pour vous[7]. Il fallut donc leur mander cette triste nouvelle : ce fut un valet de chambre de M. de Pompone, qui arriva le dimanche à neuf heures dans la chambre de Mme de Vins : c’étoit une marche si extraordinaire que celle de cet homme, et il étoit si excessivement changé, que Mme de Vins crut absolument qu’il lui venoit dire la mort de M. de Pompone ; de sorte que quand elle sut qu’il n’étoit que disgracié, elle respira ; mais elle sentit son mal quand elle fut remise ; elle alla le dire à sa sœur. Elles partirent à l’instant ; et laissant 1679 tous ces petits garçons[8] en larmes, et accablées de douleur, elles arrivèrent à Paris à deux heures après midi, où elles trouvèrent M. de Pompone[9]. Vous pouvez vous représenter cette entrevue, et ce qu’ils sentirent, en se revoyant si différents de ce qu’ils pensoient être la veille. Pour moi, j’appris cette nouvelle par l’abbé de Grignan ; je vous avoue qu’elle me toucha droit au cœur. J’allai à leur porte vers le soir[10] ; on ne les voyoit point en public, j’entrai, je les trouvai tous trois. M. de Pompone m’embrassa, sans pouvoir prononcer une parole ; les dames ne purent retenir leurs larmes, ni moi les miennes : ma chère fille, vous n’auriez pas retenu les vôtres ; c’étoit un spectacle douloureux ; la circonstance de ce que nous venions de nous quitter à Pompone d’une manière si différente, augmenta notre tendresse. Enfin je ne vous puis représenter cet état[11]. La pauvre Mme de Vins, que j’avois laissée si fleurie, n’étoit pas reconnoissable, je dis pas reconnoissable ; une fièvre de quinze jours ne l’auroit pas tant changée ; elle me parla de vous, et me dit qu’elle étoit persuadée que vous sentiriez sa douleur, et l’état de M. de Pompone ; je l’en assurai. Nous parlâmes du contre-coup qu’elle ressentoit de cette disgrâce ; il est épouvantable[12], et pour ses affaires, et pour l’agrément de sa vie et de son séjour, et pour la fortune de son mari ; elle voit tout cela bien 1679 douloureusement et le sent bien, je vous en assure. M. de Pompone n’étoit pas en faveur ; mais il étoit en état d’obtenir de certaines choses ordinaires, qui font pourtant l’établissement des gens : il y a bien des degrés au-dessous de la faveur des autres, qui font la fortune des particuliers. C’étoit aussi une chose bien douce de se trouver naturellement établie à la cour. 0 Dieu ! quel changement ! quel retranchement ! quelle économie dans cette maison ! Huit enfants ! n’avoir pas eu le temps d’obtenir la moindre grâce ! Ils doivent trente mille livres de rente ; voyez ce qui leur restera : ils vont se réduire tristement à Paris, à Pompone. On dit que tant de voyages, et quelquefois des courriers qui attendoient, et même celui de Bavière, qui étoit arrivé le vendredi, et que le Roi attendoit impatiemment, ont un peu contribué à ce malheur[13]. Vous comprendrez[14] aisément ces conduites de la Providence, quand vous saurez que c’est M. le président Colbert qui a la charge ; il est en Bavière ; Monsieur son frère[15] la fait en attendant, et lui a écrit en se réjouissant, et pour le surprendre, et[16] comme si on s’étoit trompé au dessus de la lettre : A Monsieur, Monsieur Colbert, ministre et secrétaire d’État. J’en ai fait mon compliment[17] dans la maison affligée ; rien ne 1679 pouvoit être mieux. Faites un peu de réflexion à toute la puissance de cette famille, et joignez les pays étrangers à tout le reste[18]8 ; et vous verrez que tout ce qui est de l’autre côté, où l’on se marie[19], ne vaut point cela. Ma pauvre enfant, voilà bien des détails et des circonstances ; mais il me semble qu’ils ne sont point désagréables dans ces sortes d’occasions : il me semble que vous voulez toujours qu’on vous parle ; je n’ai que trop parlé. Quand votre courrier viendra, je n’ai plus à le présenter ; c’est encore un de mes chagrins de vous être désormais entièrement inutile : il est vrai que je l’étois déjà par Mme de Vins ; mais on se rallioit ensemble. Enfin, ma fille, voilà qui est fait, voilà le monde. M. de Pompone est plus capable que personne de soutenir ce malheur avec courage, avec résignation et beaucoup de christianisme[20]. Quand d’ailleurs on a usé comme lui de la fortune, on ne manque point d’être plaint dans l’adversité.

Encore faut-il, ma très-chère, que je vous dise un petit mot de votre petite lettre : elle m’a donné une sensible consolation, en voyant la santé[21] du petit très-confirmée, et la vôtre, ma chère enfant, dont vous me dites des merveilles ; vous m’assurez que je serois bien contente si je vous voyois ; vous avez raison de le croire. Quel spectacle charmant de vous voir appliquée à votre santé, à vous reposer, à vous restaurer ! c’est un plaisir 1679 que vous ne m’avez jamais donné. Vous voyez que ce n’est pas inutilement que vous prenez ce soin ; le succès en est visible ; et quand je me tourmente de vouloir vous inspirer ici la même attention, vous voyez bien que j’ai raison[22], et que vous êtes bien cruelle de vous traiter avec tant de rigueur. Quelle obligation ne vous ai-je point de soulager mes inquiétudes par le soin que vous avez de vous ! rien ne me peut être plus agréable, ni me persuader davantage l’amitié que vous avez pour moi. Elle est telle que je renonce à vos grandes lettres pour avoir la satisfaction de penser que je ne vous ai point épuisée, et que je n’ai point échauffé cette pauvre poitrine. Ah ! je ne mets pas de comparaison entre le plaisir de lire vos aimables lettres, et le déplaisir de penser à ce qu’elles vous ont coûté.

Je vous prie de ne pas perdre cette eau des capucins[23] que votre cuisinier vous a portée ; c’est une merveille pour toutes les douleurs du corps, les coups à la tête, les contusions, et même les entamures, quand on a le courage d’en soutenir la douleur. Ces pauvres gens sont partis pour s’en retourner en Égypte. Les médecins sont cruels et ont ôté au public des gens admirables et désintéressés, qui faisoient en vérité des guérisons prodigieuses. Je leur dis adieu à Pompone. Faites serrer cette petite fiole, il y a des occasions où on en donneroit bien de l’argent.

J’ai reçu votre petite lettre par le mousquetaire ; elle est divine ; vous ne l’avez pas sentie. Mlle de Méri est toujours agitée de son petit ménage ; j’y fais tout de mon mieux, je vous assure, et j’en ai de bons témoins. Tous les amis de mon petit-fils sont venus ici tout effrayés de sa maladie, M. de Sape, M. de Barrillon, Mme de Sanzei, Mlles de Grignan. J’ai mille baisemains à vous faire de Mlle de Vauvineux[24]. Je vous embrasse, les belles, et Monsieur votre père, et pour vous je n’ai point de paroles qui puissent vous faire assez comprendre combien je suis parfaitement et uniquement à vous. Le bon abbé vous assure de ses services.

Il s’est fait une belle confusion dans toutes les feuilles ; je n’y connois plus rien. Je crois que M. de Grignan sera aussi étonné que vous de la nouvelle du jour.


  1. Lettre 754 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. Dans l’édition de 1754 : « Vous allez être bien surprise et bien fâchée, ma chère enfant. »
  2. 2. « On lui dit de la part du Roi qu’il en auroit, etc. » (Édition de 1734) — Dans le texte de 1754, toute cette phrase se lit ainsi : « Le Roi avoit réglé qu’il en auroit sept cent mille francs, et que la pension de vingt mille francs qu’il avoit comme ministre lui seroit continuée ; Sa Majesté vouloit lui marquer par cet arrangement qu’elle étoit contente de sa fidélité, »
  3. 3. « … et apprendre de sa bouche quelle étoit la faute qui avoit attiré ce coup de tonnerre : on lui dit qu’il ne le pouvoit pas, en sorte qu’il écrivit au Roi pour lui marquer son extrême douleur, et l’ignorance où il étoit de ce qui pouvoit avoir contribué à sa disgrâce. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Il fit remettre aussitôt. » (Ibidem.)
  5. 5. Cette phrase ne se trouve que dans le texte de 1734.
  6. 6. Au lieu de ce nom, les deux éditions de Perrin portent « Caumartin. »
  7. 7. Ce dernier membre de phrase : « Mme de Vins, etc., » n’est pas dans l’édition de 1754.
  8. 8. « Tous les petits garçons. » (Édition de 1734.)
  9. 9. Les mots : « où elles trouvèrent M. de Pompone, » manquent dans le texte de 1754, qui continue ainsi : « Vous pouvez vous représenter leur entrevue avec M. de Pompone. »
  10. 10. Dans l’édition de 1784 « dès le soir. »
  11. 11. Cette phrase n’est pas dans la seconde édition de Perrin (1754).
  12. 12. Ces trois mots manquent également dans la seconde édition de Perrin, où la phrase se termine ainsi : « je vous réponds qu’elle voit tout cela bien douloureusement. »
  13. 13. « … ont un peu attiré ce malheur. » (Édition de 1754.) — Sur la disgrâce de Pompone, et sur le retard du courrier de Bavière, voyez les Mémoires de Saint-Simon, tome II, p. 324 et suivantes. — La nouvelle est annoncée en ces termes dans la Gazette du 25 novembre : « Le Roi a donné au sieur Colbert, président au mortier (voyez ci-dessus, p. 52, note 7), la charge de secrétaire d’État vacante par la démission du sieur de Pompone. »
  14. 14. Dans les deux éditions de Perrin : « Mais vous comprendrez. »
  15. 15. « Comme il est en Bavière, son frère, etc. » (Édition de 1754.) — Voyez plus loin, p. 96, note 17.
  16. 16. Ce dernier et ne se trouve dans aucune des deux éditions de Perrin.
  17. 17. Dans les deux éditions de Perrin : « mes compliments. »
  18. 18. « Et tout le reste. » (Édition de 1734.)
  19. 19. Du côté de Louvois. Voyez la lettre suivante.
  20. 20. Voyez la lettre du 6 décembre suivant, au comte de Guitaut. — La phrase qui suit se trouve seulement dans le texte de 1754.
  21. 21. Dans l’édition de 1734 : « … une sensible consolation : j’ai vu la santé, etc. » Dans celle de 1754 : « … une sensible consolation : vous m’apprenez que la santé du petit est bien rétablie, et vous me dites que je serois bien contente de la vôtre si je vous voyois ; ah ! ma fille, n’en doutez point. Quel spectacle, etc. »
  22. 22. La lettre finit ici dans les deux éditions de Perrin, et tout ce qui suit ne se trouve que dans notre copie.
  23. 23. Voyez sur ces capucins la lettre du 27 septembre 1684, et les lettres des 5 novembre, 15 décembre 1684, 11 avril et 13 juin 1685. Leur ordre avait des missions en Égypte. — Voyez aussi le Mercure galant d’octobre 1679 (p. 9), où il est parlé de « ces remèdes doux et bienfaisants qui rendent si fameux en France les capucins du Louvre. »
  24. 24. Sur Mlle de Vauvineux, voyez tome II, p. 74, note 5 ; et sur son prochain mariage avec le prince de Guémené, voyez la lettre à Mme de Grignan, du 6 décembre suivant.