Lettre 730, 1680 (Sévigné)

730. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.

[À Paris,] jeudi, à dix heures du matin[, 14e septembre].

J’ai vu sur notre carte que la lettre que je vous écrivis hier au soir, à Auxerre, ne partira qu’à midi ; ainsi, ma très-chère, j’y joins encore celle-ci : vous en recevrez deux à la fois. Je veux vous parler de ma soirée d’hier. À neuf heures j’étois dans ma chambre ; mes pauvres yeux ni mon esprit ne voulurent pas entendre parler de lire, de sorte que je sentis tout le poids de la tristesse que me donne notre séparation ; et n’étant pas distraite par les objets, il me semble que j’en goûtai bien toute l’amertume. Je me couchai à onze heures, et j’ai été réveillée par une furieuse pluie ; il n’étoit que deux heures ; j’ai compris que vous étiez dans votre hôtellerie, et que cette eau, qui est mauvaise pour les chemins depuis Auxerre, étoit bonne pour votre rivière. Ainsi sont 1679 mêlées les choses de ce monde. Je pense toujours que vous êtes dans le bateau, et que vous y retournez à trois heures du matin : cela fait horreur. Vous me direz comme vous vous portez de cette sorte de vie, et vos jambes et vos inquiétudes. Votre santé est un point sur lequel je ne puis jamais avoir de repos. Il me semble que tout ce qui est auprès de vous en est occupé, et que vous êtes l’objet des soins de toute votre barque, j’entends de votre cabane, car ce qui me parut de peuple sur le bateau représentoit l’arche. On m’assura que vers Fontainebleau vous n’auriez quasi plus personne. Ce matin l’Épine est entré dans ma chambre ; nous avons fort pleuré ; il est touché comme un honnête homme. N’ayez aucune inquiétude, ni de vos meubles, ni du carrosse de M. de Grignan. Je ne puis m’occuper qu’à donner des ordres qui ont rapport à vous. Vos dernières gueuses de servantes ont perdu toute votre batterie et votre linge : c’est pitié.

J’embrasse M. de Grignan, et ses aimables filles, et mon cher petit enfant ; ne voulez-vous pas bien que j’y mette Montgobert, et tout ce qui vous sert, et tout ce qui vous aime ? Mlle de Méri est toujours sans fièvre ; je la verrai tantôt. Je crois, ma bonne, que vous me croyez autant à vous que j’y suis.

Lubel[1] vous salue très-humblement.

Suscription : À Madame Madame la comtesse de Grignan, à Auxerre.

  1. Lettre 730 (revue sur l’autographe). — 1. Il y a dans l’autographe Lubel ou Label, mais non Lebel, leçon de l’édition Klostermann, la première où cette lettre ait paru.