Lettre 393, 1675 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 434-438).
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1675

393. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ ET À MADAME DE GRIGNAN, ET DE MADEMOISELLE DE BUSSY À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Je fus deux mois sans recevoir cette réponse (no 391) de Mme de Sévigné. Enfin je la reçus le 20e mars, et aussitôt je lui écrivis cette lettre.
À Chaseu, ce 20e mars 1675[1]
.
de bussy à madame de sévigné.

J’étois tout prêt à vous faire une rabutinade, ma chère cousine, sur ce que je ne recevois pas au 19e mars la réponse que vous deviez à ma lettre du mois de janvier. Je la viens de recevoir, cette réponse, par la diligence, avec une caisse que ma fille de Sainte-Marie envoyoit à sa sœur ; la caisse a été jusqu’en Provence, au moins a-t-elle pu y aller, et il a fallu plaider pour la ravoir. Encore si la Sainte-Marie m’avoit mandé que votre lettre y étoit, elle m’auroit épargné le chagrin que j’ai eu contre vous ; mais je crois (Dieu me veuille pardonner !) que votre nièce nous vouloit brouiller ensemble. Si vous saviez la colère où j’étois contre le maître de la diligence, vous jugeriez bien que j’avois quelque pressentiment qu’il y avoit dans cette cassette quelque chose qui m’étoit plus cher que les manches et que le ruban de ma fille[2]. J’eus deux grands plaisirs à la fois ; l’un de trouver que je n’avois pas sujet de me plaindre de vous, et l’autre de lire deux lettres de deux de mes meilleures amies, qui, dans leurs manières différentes, écrivent mieux à mon gré que femmes de France. Je m’étonne, en songeant à cela, que je n’aie pas pris plus de soin de m’en attirer ; et c’est à quoi je ne prétends plus manquer à l’avenir.

Il y a cinq ou six jours que Mme de Bussy m’envoya un billet que vous lui écriviez, par lequel vous lui mandiez que Monsieur le Prince étoit encore un peu vif sur mon sujet[3]. Il faut avoir patience et espérer qu’on mourra ; et c’est aussi le remède que j’attends, et j’ai de la vie et de la santé autant que de la mauvaise fortune. Les héros penseront de moi ce qu’il leur plaira, Madame : j’aime mieux vivre en Bourgogne que dans l’histoire seulement ; et peut-être que si je m’en souciois beaucoup, j’aurois contentement sur l’honneur de ma mémoire, et que la postérité parleroit de moi plus honorablement que de tel prince ou de tel maréchal de France que nous connoissons. Encore une fois, Madame, je vous assure que je ne songe qu’à vivre, et je crois, comme Voiture, que

.... C’est fort peu de chose
Qu’un demi-dieu quand il est mort[4].


1675 J’écris au cardinal de Retz avec autant de reconnoissance que s’il avoit fait ce que nous souhaitons. Au reste, ma chère cousine, ne soupirez point pour mes malheurs avec notre petite maréchale[5] : ce seroit tout ce que vous devriez faire si j’étois mort.

Je ne réponds point à vos nouvelles du mois de janvier : j’aimerois autant vous parler de la bataille de Jarnac. Je vous dirai seulement que j’aime autant M. de Turenne que je l’ai autrefois haï ; car pour dire la vérité, mon cœur ne peut plus tenir contre tant de mérite. Je quitte la plume à Mlle de Bussy[6].

de mademoiselle de bussy à madame de sévigné.

Je suis persuadée de la part que vous prenez en ma fortune, ma chère tante, et sur cela je vous aime de tout mon cœur.

En me parlant de ce certain homme que j’ai failli à épouser, vous avez oublié d’ajouter à la petitesse du mérite celle du bien et de la personne. Je ne sais pas si je trouverai mieux, mais je sais bien que je ne saurois plus mal trouver. Adieu, ma chère tante.

de bussy à madame de grignan[7].

Je serois bien difficile, Madame, si je n’étois content de votre encre, et même de votre cœur. Il est vrai que l’encre de Madame votre mère ne fait que blanchir auprès de la vôtre, et vous l’effacez aujourd’hui. Vous vous êtes même sauvée des pâtés ; mais de quels écueils ne vous sauvez-vous pas[8] ? La beauté, l’esprit, la jeunesse et les occasions ne vous sauroient faire faire le moindre pâté dans votre conduite. Au reste, Madame, si j’avois la liberté d’aller à Paris, vous croyez bien que je la prendrois ; mais je vous assure que j’en sortirois quelquefois, quand ce ne seroit que pour recevoir de vos lettres. D’aller à Paris sans permission et sans affaires de conséquence[9], cela ne seroit pas trop sage, et l’amitié, quelque tendre qu’elle soit, ne sauroit passer pour affaire de conséquence. Je crois que vous aimeriez mieux aller et demeurer en Provence que de faire la moindre chose contre votre devoir ; mais je crois que vous souhaiteriez extrêmement que votre devoir s’accordât à demeurer à Paris ; et quand je ne devrois pas avoir le plaisir de vous y voir, je ne laisserois pas de souhaiter autant que vous que vous y fussiez toujours.

à madame de sévigné.

Vous avez raison, ma chère cousine, de dire qu’il y a des choses véritables qu’il faut cacher parce qu’elles ne sont pas vraisemblables ; comme, par exemple, s’il étoit possible que Mme de Grignan trouvât plus de plaisir à passer sa vie auprès de son mari à la campagne qu’à Paris en son absence ; mais le sentiment[10] que je lui mande que je crois qu’elle a sur ce chapitre est fort vraisemblable.

Aussitôt que Mme de Bussy m’eut mandé que notre ami Corbinelli étoit à Paris, je lui écrivis, et je voudrois bien, si Mme de Grignan va en Provence, que vous et lui prissiez, en la conduisant, votre chemin par la Bourgogne. J’irois au-devant de vous jusqu’à Bussy avec la petite Toulongeon et votre nièce de Bussy ; de là je vous amènerois à Chaseu, et puis à Montjeu, où j’ai des raisons de vous faire meilleure chère[11] qu’en pas un autre endroit.


  1. Lettre 393. — 1. La lettre est datée du 16e mars dans le manuscrit de l’Institut.
  2. 2. Tout ce qui précède manque dans le manuscrit de l’Institut, où la lettre commence ainsi : « Je viens d’être bien aise, Madame, en lisant deux lettres de deux de mes meilleures amies, qui, etc… et c’est à quoi je ne prétends plus manquer à l’avenir. » Ce qui suit est encore supprimé, et la lettre ne reprend qu’à ces mots : « Au reste, ma chère cousine, ne soupirez plus, etc. »
  3. 3. Voyez la note 15 de la lettre du 15 décembre 1673, et la lettre 391, p. 429 et suivante.
  4. 4.
    Ce respect, cette déférence,
    Cette foule qui suit vos pas,
    Toute cette vaine apparence,
    Au tombeau ne vous suivront pas.
    Quoi que votre esprit se propose,
    Quand votre course sera close,
    On vous abandonnera fort ;
    Et, seigneur, c’est fort peu de chose
    Qu’un demi-dieu quand il est mort.

    (Voiture, Épltre à Monseigneur le Prince sur son retour d’Allemagne, l’an 1645.)

  5. 5. La maréchale d’Humières. Voyez la lettre 391, p. 429.,
  6. 6. Dans le manuscrit de l’Institut on lit la place, au lieu de la plume, et la lettre de Mlle de Bussy commence ainsi : « Le mariage dont mon père vous parla pour moi l’année passée, ma chère tante, est présentement sur le tapis, et pourroit bien se faire. L’arrière-ban ne m’a pas mise en état de choisir, non pas parce qu’est bien gardé que Dieu garde : s’il n’y avoit eu que Dieu qui s’en fût mêlé, peut-être auroit-on pu espérer ; mais parce qu’est bien gardé qui se garde. Ainsi je n’ai plus d’autres ressources que la foiblesse du tempérament. Je suis persuadée, etc. » — Sur « ce mariage qui pourroit se faire, » voyez la lettre du 7 avril suivant.
  7. 7. Dans le manuscrit de l’Institut, entre la lettre de Mlle de Bussy et la reprise de son père, on lit cette transition : « Vous voulez bien, ma chère cousine, que je réponde à Madame de Grignan ? »
  8. 8. « Ne vous sauveriez-vous pas ? » (Manuscrit de l’Institut.)
  9. 9. « Et sans affaire de conséquence qui oblige à la demander, » (Ibidem.)
  10. 10. Au lieu de ces mots : « Mais le sentiment, etc., » on lit dans le manuscrit de l’Institut : « Je ne lui conseillerois pas de le dire ; » et la lettre se termine là.
  11. 11. Chère (en italien ciera, cera), mine, visage. C’est le sens du mot dans cette phrase des Mémoires de Mademoiselle (tome IV, p. 370) : « Le Roi la prit (une lettre où elle lui parlait en faveur de Lauzun)., et me fit fort bonne chère quand je revins. » — Montjeu appartenait à Jeannin de Castille, avec qui Bussy s’était réconcilié (voyez la lettre du 21 octobre 1673). Bussy et Mme de Sévigné s’étaient peut-être trouvés ensemble chez Jeannin au temps de leur jeunesse. Voyez la lettre du 22 juillet 1672, et Walckenaer, tome IV, p. 194 et 195.