Lettre 366, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 340-345).
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1673

366. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 1er jour de l’an.

Je vous souhaite une heureuse année, ma très-chère bonne, et dans ce souhait je comprends tant de choses que je n’aurois jamais fait, si je voulois vous en faire le détail. Je trouve que vous avez bien calmé votre esprit la veille de Noël. Pour M. de Grignan, je suis assurée qu’il a fait des merveilles à ses Chartreux ; mais pour moi, je reçus l’absolution par M. du Janet[1]. Sans la bonne nouvelle qu’il m’a donnée, je n’eusse pas été en état de faire mes dévotions ; mais je n’ai pas joui longtemps de cette tranquillité, et l’opposition de l’Évêque m’a démontée. Voilà donc le fonds de paix et de bonne volonté qu’il y a dans ce bon évêque.

Je n’ai point encore demandé votre congé, comme vous le craignez ; mais je voudrois que vous eussiez entendu la Garde, après dîner, sur la nécessité de votre voyage ici, pour ne pas perdre vos cinq mille francs, et sur ce qu’il faut que M. de Grignan dise au Roi. Si c’étoit un procès qu’il fallût solliciter contre quelqu’un qui voulût vous faire cette injustice, vous viendriez assurément le solliciter, mais, comme c’est pour venir en un lieu où vous avez encore mille autres affaires, vous êtes paresseux tous deux. Ah, la belle chose que la paresse ! En voilà trop, lisez la Garde, chapitre premier. Cependant vous aurez du plaisir de voir et de recevoir l’approbation du Roi. Au reste, je saurai ce qu’on peut faire pour votre ami qui a si généreusement assassiné un homme[2].

À propos, on a révoqué tous les édits qui nous étrangloient dans notre province[3]. Le jour que M. de Chaulnes l’annonça, ce fut un cri de Vive le Roi qui fit pleurer tous les états ; chacun s’embrassoit, on étoit hors de soi : on ordonna un Te Deum, des feux de joie et des remerciements publics à M. de Chaulnes[4]. Mais savez-vous ce que nous donnons au Roi pour témoigner notre reconnoissance ? Deux millions six cent mille livres, et autant de don gratuit ; c’est justement cinq millions deux cent mille livres : que dites-vous de cette petite somme ? Vous pouvez juger par là de la grâce qu’on nous a faite de nous ôter les édits.

Mon pauvre fils est arrivé, comme vous savez, et s’en retourne jeudi avec plusieurs autres. M. de Monterey est habile homme ; il fait enrager tout le monde : il fatigue notre armée, et la met hors d’état de sortir et d’être en campagne qu’à la fin du printemps[5]. Toutes les troupes étoient bien à leur aise pour leur hiver ; et quand tout cela sera bien crotté à Charleroi, il n’aura qu’à faire un pas pour se retirer ; en attendant, M. de Luxembourg ne sauroit se désopiler[6]. Selon toutes les apparences, le Roi ne partira pas sitôt que l’année passée. Si, pendant que nous serons en train, nous faisions quelque insulte à quelque grande ville, ou que quelqu’un voulût s’opposer

aux deux héros[7], comme selon les apparences on les battroit[8], la paix seroit quasi assurée : voilà ce qu’on entend dire aux gens du métier.

Il est certain que M. de Turenne est mal avec M. de Louvois[9] ; mais comme il est bien avec le Roi et M. Colbert, cela ne fait aucun éclat.

Oh a fait cinq dames[10] : Mmes  de Soubise, de Chevreuse[11], la princesse d’Harcourt, Mme d’Albret[12] et Mme de Rochefort[13]. Les filles ne servent plus, et Mme de Richelieu[14] ne servira plus aussi. Ce seront les gentilshommes-servants et les maîtres d’hôtel, comme on faisoit autrefois. Il y aura toujours derrière la Reine Mme de Richelieu, et trois ou quatre dames, afin que la Reine ne soit pas seule de femme. Brancas est ravi de sa fille[15], qu’on a si bien clouée.

Le grand maréchal de Pologne[16] a écrit au Roi que s’il vouloit faire quelqu’un roi de Pologne, il le serviroit de ses forces ; mais que s’il n’a personne en vue, il lui demande sa protection. Le Roi la lui donne ; mais on ne croit pas qu’il soit élu, parce qu’il est d’une religion contraire au peuple[17].

La dévotion de la Marans est toute des meilleures que vous ayez jamais vues : elle est parfaite, elle est toute divine ; je ne l’ai point encore vue, je m’en hais. Il y a une femme qui a pris plaisir à lui dire que M. de Longueville avoit une véritable tendresse pour elle, et surtout une estime admirable, et qu’il avoit prédit que quelque jour elle seroit une sainte. Ce discours dans le commencement lui a si bien frappé la tête, qu’elle n’a point eu de repos qu’elle n’ait accompli les prophéties.

On ne voit point encore ces petits princes[18]. L’aîné a été trois jours avec père et mère ; il est joli, mais personne ne l’a vu.

Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse avec une tendresse sans égale, la vôtre me charme ; j’ai le bonheur de croire que vous m’aimez.


  1. Lettre 366. — 1. Voyez la lettre du 4 décembre précédent, p. 300.
  2. 2. Voyez la lettre suivante et celle du 22 janvier.
  3. 3. En Bretagne. Voyez la Notice, p. 186. — On lit dans le procès-verbal de la séance des états du 27 décembre 1673, que le duc de Chaulnes prit la parole pour annoncer que « Sa Majesté étoit trèssatisfaite de l’obligeante manière avec laquelle les états lui avoient accordé leur don gratuit, et que répondant favorablement aux plaintes de l’assemblée, Elle avoit bien voulu leur accorder l’extinction et suppression de la chambre royale du Domaine, la révocation de plusieurs édits et une modification des autres. »
  4. 4. Le Roi écrivit au duc de Chaulnes pour lui témoigner sa joie de ces « marques de reconnoissance et d’allégresse publique. »
  5. 5. Dans l’édition de 1754, Perrin a ainsi corrigé la phrase : « avant la fin du printemps. » Dans l’édition de la Haye (1726), on lit à la ligne précédente servir, au lieu de sortir.
  6. 6. Se dégager. Désopiler, c’est ôter les obstructions. La locution a choqué l’éditeur de Rouen (1726), qui y a substitué ces mots : « ne pourra avoir ses coudées franches. »
  7. 7. Monsieur le Prince et M. de Turenne. (Note de Perrin.)
  8. 8. Pour éclaircir là phrase, Perrin, dans sa première édition (1734), a donné : « comme il y a tout lieu de croire que les ennemis seroient battus ; » dans la seconde (1754) : « comme il est à présumer que les ennemis seroient battus. »
  9. 9. Voyez plus haut, p. 339, note 3.
  10. 10. Cinq dames du palais.
  11. 11. Jeanne-Marie, fille aînée de Colbert, duchesse de Chevreuse. Voyez tome II, p. 386, note 2.
  12. 12. Marie, fille unique du maréchal d’Albret, qui l’avait mariée, en 1662, avec le fils unique de son frère aîné, Charles-Amanieu d’Albret, sire de Pons, appelé le marquis d’Albret. C’est son mari, tué en 1678, et non (comme il a été dit par erreur, tome I, p. 536, note 3) son père, qui fut le dernier mâle de cette maison des bâtards d’Albret. Elle mourut à quarante-deux ans, en juin 1692. « Elle étoit franche héritière, c’est-à-dire riche, laide et maussade. Le marquis d’Albret, jeune, galant, bien fait, étourdi, et qui se croyoit du sang des rois de Navarre, n’en fit pas grand cas, et se fit tuer malheureusement pour une galanterie, à la première fleur de son âge. Sa veuve demeura sans enfants avec sa belle-mère (Mme de Richelieu), qui la fit faire dame du palais de la Reine aux premières que le Roi lui donna. Le comte de Marsan, jeune, avide et gueux, qui avoit accoutumé de vivre d’industrie, et qui avoit ruiné la maréchale d’Aumont, fit si bien sa cour à la marquise d’Albret, qui n’avoit pas accoutumé d’être courtisée, qu’elle l’épousa (au mois de mars 1683), en lui donnant tout son bien par le contrat de mariage, sans que la duchesse de Richelieu en sût rien que lorsqu’il fallut s’épouser. Elle en fut la dupe. M. de Marsan la laissa dans un coin de sa maison avec le dernier mépris et dans la dernière indigence, tandis qu’il se réjouissoit de son bien. Elle mourut dans ce malheur, sans enfants. » (Saint-Simon, tome XI, p. 52.)
  13. 13. Voyez tome II, p. 37, note 1, et p. 511, note 4.
  14. 14. Mme de Richelieu était dame d’honneur de la Reine. Voyez tome II, p. 184, note 2.
  15. 15. La princesse d’Harcourt.
  16. 16. Jean Sobieski, élu roi de Pologne le 20 mai 1674. (Note de Perrin.)
  17. 17. La religion ne pouvait mettre obstacle à l’élection de Sobieski. Il était catholique ; on ne pouvait lui faire aucun reproche d’hérésie ni d’irréligion. Très-vraisemblablement la phrase est altérée et il peut y avoir quelques mots sautés. Peut-être Mme de Sévigné parlait-elle de Georges de Danemark, qui pouvait à ce moment paraître un compétiteur sérieux, qui faisait des offres d’abjuration, qui fut agréé par la reine Éléonore et quelque temps soutenu par l’Empereur. Voyez l’Histoire du roi Jean Sobieski, par M. de Salvandy, tome I, p. 430, 435, 471 et 476.
  18. 18. « Dans ce temps-là le Roi déclara trois enfants naturels : deux garçons, dont l’un s’appelle le duc du Maine (Louis-Auguste de Bourbon, né à Versailles le 31 mars 1670, mort en 1736), l’autre. le comte de Vexin (Louis-César, 1672-1683), et une fille, Mademoiselle de Nantes (Louise-Françoise, née le 1er juin 1673, mariée en 1685 au duc de Bourbon Condé, morte en 1743). Dans leur légitimation (celle du duc du Maine fut registrée le 20 décembre) on ne nomma point la mère (Mme de Montespan). » (Mademoiselle, tome IV, p. 357, 358.) — Voyez la lettre suivante, p. 350.