Lettre 365, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 338-340).
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1673

365. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 29e décembre.
de madame de sévigné.

Monsieur de Luxembourg est un peu oppressé près de Maestricht par l’armée de M. de Monterey[1] et du prince d’Orange. Il ne peut hasarder de décamper ; et il périroit là si on ne lui envoyoit du secours. Monsieur le Prince part dans quatre jours avec Monsieur le Duc et M. de Turenne ; ce dernier obéissant aux deux princes, et tous trois dans une parfaite intelligence. Ils ont vingt mille hommes de pied, et dix mille chevaux ; les volontaires, et ceux dont les compagnies ne marchent point, n’y vont pas, mais tout le reste part. La Trousse et mon fils, qui arrivèrent hier, sont de ce nombre : ils ne sont pas encore débottés, et les revoilà dans la boue. Le rendez-vous est pour le seizième de janvier à Charleroi. D’Hacqueville vous mande tout ceci ; mais vous verrez plus clair dans ma lettre[2]. Cette nouvelle est grande et fait un grand mouvement partout. On ne sait où donner de la tête pour de l’argent. Il est certain que M. de Turenne est mal avec M. de Louvois[3], mais cela n’éclate point ; et tant qu’il sera bien avec M. Colbert, ce sera une affaire sourde.

J’ai vu après dîner des hommes du bel air, qui m’ont fort priée de faire leurs compliments à M. de Grignan, et à la femme à Grignan : c’est le grand maître et le Charmant[4] ; il y avoit encore Brancas, l’archevêque de Reims, Charost, la Trousse : tout cela vous envoie des millions de compliments. Ils n’ont parlé que de guerre. Le Charmant sait toutes nos pétoffes[5] ; il entre admirablement dans tous ces tracas. Il est gouverneur de province[6] ; c’est assez pour comprendre la manière dont on est piqué de ces sortes de choses. Adieu, ma très-aimable enfant, comptez sur moi comme sur la chose du monde qui vous est la plus sûrement acquise. J’embrasse M. de Grignan. Je sens tous vos plaisirs et toutes vos victoires comme vous-mêmes.

de charles de sévigné.

J’arrivai hier à midi, et je trouvai en arrivant qu’il falloit repartir incessamment pour aller à Charleroi : que dites-vous de cet agrément ? On peste, on enrage, et cependant on part. Tous les courtisans du bel air sont au désespoir. Ils avoient fait les plus beaux projets du monde, pour passer agréablement leur hiver, après vingt mois d’absence : tout est renversé. J’aimerois bien mieux aller à Orange pour y assister M. de Grignan, que de tourner du côté du nord. Pourquoi a-t-il fini sitôt son duel[7] ? Je suis fâché d’une si prompte victoire. Je ne sais si vous vous plaignez encore de moi ; mais vous avez tort, vous me devez des lettres. Je vous pardonne de ne vous être pas encore acquittée, je sais toutes les affaires que vous avez eues ; et c’est en ces occasions précisément que je vous permets d’oublier un guidon. Ô le ridicule nom de charge, quand il y a cinq ans qu’on le porte[8] ! Adieu, ma belle petite sœur. Vous croyez peut-être que je ne songe qu’à me reposer et à me divertir ; pardonnez-moi : mes chevaux sont-ils ferrés ? mes bottes sont-elles prêtes ? Il me faut un bon chapeau :

Piglia-lo, su,
Signor monsu[9].

Voilà tous mes discours depuis que je suis à Paris. Semble-t-il que l’on ait fait huit mois de campagne ?


  1. Lettre 365. — 1. Gouverneur des Pays-Bas espagnols. (Note de Perrin.) — Voyez la Correspondance de Bussy, tome II, p. 330, 332, et la lettre du 8 janvier suivant, p. 357. — Le comte de Monterey, gouverneur de Flandre de 1669 à 1675, « étoit second fils de don Louis de Haro y Gusman, qui succéda à… la place… du comte-duc d’Olivarès, son oncle maternel… et signa la paix des Pyrénées. » Son mariage avec l’héritière de Monterey le fit marquis et grand d’Espagne. « Il fut gentilhomme de la chambre, puis successivement vice-roi de Catalogne, gouverneur général des Pays-Bas, du conseil de guerre, conseiller d’État (ce que nous appelons ministre en France), président du conseil de Flandre, enfin disgracié et chassé sous le ministère du duc de Medina Celi, et n’eut point d’enfants. » (Saint-Simon, tome X, p. 175.) Il se fit prêtre en 1712.
  2. 2. L’écriture de M. d’Hacqueville étoit fort difficile à déchiffrer. (Note de Perrin.)
  3. 3. Voyez au tome I de l’Histoire de Louvois, la fin du chapitre vi. M. Rousset (p. 511) nomme Turenne le plus redoutable ennemi de Louvois.
  4. 4. Le comte du Lude et le marquis de Villeroi.
  5. 5. Voyez la note 7 de la lettre du 17 novembre précédent.
  6. 6. Du Lyonnais, du Forez et du Beaujolais.
  7. 7. Voyez les lettres du 23 et du 24 novembre précédents.
  8. 8. Voyez la Notice, p. 202, note 2.
  9. 9. Prends-le, allons, seigneur Monsieur. Voyez l’intermède qui termine le premier acte de Monsieur de Pourceaugnac (1669) et le jeu de scène indiqué : « M. de Pourceaugnac, mettant son chapeau pour se garantir, etc. » Ce jeu de scène n’est pas marqué dans les anciennes éditions de Molière, la première où nous l’ayons vu est celle