Lettre 315, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 191-193).
◄  314
316  ►

1673

315. — DE MADAME DE COULANGES À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, le 24e février.

Si vous étiez en lieu où je vous pusse conter mes chagrins, ma très-belle, je suis persuadée que je n’en aurois plus. Quand je songe que le retour de Mme de Grignan dépend de la paix, et le vôtre du sien, en faut-il davantage pour me la faire souhaiter bien vivement ?

Le comte Tott[1] a passé l’après-dînée ici : nous avons fort parlé de vous ; il se souvient de tout ce qu’il vous a entendu dire ; jugez si sa mémoire ne le rend pas de très-bonne compagnie.

Au reste, ma belle, je ne pars plus de Saint-Germain, j’y trouve une dame d’honneur[2] que j’aime, et qui a de la bonté pour moi ; j’y vois peu la Reine ; je couche chez Mme du Fresnoi dans une chambre charmante : tout cela me fait résoudre à y faire de fréquents voyages.

Nos pauvres amis sont repartis, c’est-à-dire M. de la Trousse, sur la nouvelle qu’a eue le Roi d’une révolte en Franche-Comté. Comme il n’aimeroit point que les Espagnols envoyassent des troupes qui passeroient sur ses terres, il a nommé Vaubrun[3] et la Trousse pour aller commander en ce pays-là. La Trousse a beaucoup de peine à se réjouir de cette distinction : cependant c’en est une, qui pourroit ne pas déplaire à un homme moins fatigué de voyages ; celui-ci joindra la campagne ; cela est fort triste pour ses amis. Le guidon[4] nous demeure ; mais ce n’étoit point trop de tout. Je menai ce guidon avant-hier à Saint-Germain ; nous dînâmes chez Mme de Richelieu ; il est aimé de tout le monde presque autant que de moi. Mithridate est une pièce charmante ; on y pleure ; on y est dans une continuelle admiration ; on la voit trente fois, on la trouve plus belle la trentième que la première. Pulchérie[5] n’a point réussi. Notre ami Brancas a la fièvre et une fluxion sur la poitrine ; je l’irai voir demain. Je n’ai point vu votre cardinal[6] ; j’en ai toujours eu envie, mais il s’est toujours trouvé quelque chose qui m’en a empêchée. La belle Ludres[7] est la meilleure de mes amies ; elle me veut toujours mener chez Mme t’Alpon[8] quand les pougies sont allumées. Le marquis de Villeroi est si amoureux, qu’on lui fait voir ce que l’on veut : jamais aveuglement n’a été pareil au sien ; tout le monde le trouve digne de pitié, et il me paroît digne d’envie ; il est plus charmé qu’il n’est charmant ; il ne compte pour rien sa fortune, mais la belle compte Caderousse[9] pour quelque chose, et puis un autre pour quelque chose encore : un, deux, trois, c’est la pure vérité[10] ; fi ! je hais les médisances.

J’embrasse Mme la comtesse de Grignan ; je voudrois bien qu’elle fût heureusement accouchée, qu’elle ne fût plus grosse, et qu’elle vînt ici désabuser de tout ce qu’on y admire.

Adieu, ma véritable amie, vos petites entrailles[11] se portent bien ; elles sont farouches, elles ont les cheveux coupés, elles sont très-bien vêtues. Mme Scarron ne paroît point ; j’en suis très-fâchée ; je n’ai rien cette année de tout ce que j’aime ; l’abbé Têtu et moi, nous sommes contraints de nous aimer. Mademoiselle a songé que vous étiez très-malade ; elle s’éveilla en pleurant : elle m’a ordonné de vous le mander.



  1. Lettre 315. — 1. Grand écuyer du roi de Suède et son ambassadeur en France. Il eut son audience de congé le 13 avril suivant. Il revint à Paris en 1674 et y mourut le dernier de sa maison. Voyez la lettre du 15 avril 1673, et Walckenaer, tome IV, p. 272 et 365. « Il étoit ami intime de ma mère, et soupoit souvent chez elle… C’étoit un homme bien fait, jeune, de beaucoup d’esprit, magnifique, galant, grand joueur, donnant dans toutes les dépenses, l’air noble, et parlant mieux françois que pas un courtisan, » (Mémoires de l’abbé de Choisy, tome LXIII, p. 266 et 268.)
  2. 2. Mme de Richelieu. (Note de l’édition de 1751.)
  3. 3. Nicolas de Bautru, marquis de Vaubrun, frère puîné du comte de Nogent. C’est lui qui, comme le plus ancien lieutenant général, commanda, avec de Lorges, l’armée de Turenne au combat d’Altenheim. et y fut tué le 2 août 1675.
  4. 4. Charles de Sévigné.
  5. 5. La tragédie de Racine fut représentée pour la première fois au mois de janvier 1673 ; celle de Corneille l’avait été en novembre 1672. « Les deux pièces parurent imprimées presque en même temps. » (Walckenaer, tome IV, p. 291.) L’achevé d’imprimer de Mithridate est du 16 mars. Sur Pulchérie, voyez tome II, p. 470, note 8.
  6. 6. Le cardinal de Retz.
  7. 7. Voyez tome II, p. 135, note 5, et p. 106, note 10. Nous avions tiré cette dernière note d’une traduction française des lettres de Madame, où le texte est paraphrasé, mais sans que la pensée soit altérée. L’original allemand que nous nous sommes procuré depuis, dit que « son parler est affreux, » et ajoute, sans donner d’exemple : « Elle gazouille horriblement. » Voyez p. 78 de l’édition allemande de 1789.
  8. 8. Mme d Albon, sœur de l’abbé de la Trappe. Voyez la lettre du 5 janvier 1674.
  9. 9. Voyez la Notice, p. 102, et Walckenaer, tome IV, p. 219.
  10. 10. Voyez la note 5 de la lettre du 30 octobre précédent et la lettre du 20 mars suivant.
  11. 11. Marie-Blanche de Grignan, que Mme de Sévigné avait laissée à Paris.