Lettre 298, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 149-150).
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1672

298. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Auxerre[1], samedi 16e juillet.

Enfin, ma fille, nous voilà. Je suis encore bien loin de vous, et je sens pourtant déjà le plaisir d’en être plus près. Je partis mercredi de Paris, avec le chagrin de n’avoir pas reçu de vos lettres le mardi. L’espérance de vous trouver au bout d’une si longue carrière me console. Tout le monde nous assuroit agréablement que je voulois faire mourir notre cher abbé, de l’exposer dans un voyage de Provence au milieu de l’été. Il a eu le courage de se moquer de tous ces discours, et Dieu l’en a récompensé par un temps à souhait. Il n’y a point de poussière, il fait frais, et les jours sont d’une longueur infinie. Voilà tout ce qu’on peut souhaiter. Notre Mousse prend courage. Nous voyageons un peu gravement. M. de Coulanges nous eût été bon pour nous réjouir, Nous n’avons point trouvé de lecture qui fût digne de nous que Virgile, non pas travesti[2], mais dans toute la majesté du latin et de l’italien[3]. Pour avoir de la joie, il faut être avec des gens réjouis ; vous savez que je suis comme on veut, mais je n’invente rien.

Je suis un peu triste de ne plus savoir ce qui se passe en Hollande. Quand je suis partie, on étoit entre la paix et la guerre. C’étoit le pas le plus important où la France se soit trouvée depuis très-longtemps. Les intérêts particuliers s’y rencontrent avec ceux de l’État.

Adieu donc, ma chère enfant ; j’espère que je trouverai de vos nouvelles à Lyon. Vous êtes très-obligée à notre cher abbé et à la Mousse ; à moi point du tout.


  1. Lettre 298. — 1. À quarante-deux lieues de Paris, et à trente-deux de Montjeu, d’où est datée la lettre suivante. Comme dans son voyage de Bretagne, Mme de Sévigné faisait dix à douze lieues par jour ; par eau, sur le Rhône du moins, elle alla plus vite (voyez la note de la lettre du 27 juillet suivant). Elle se reposa à Montjeu et à Lyon : en tout elle mit dix-sept jours à franchir la distance de cent cinquante-six lieues et demie, qui sépare Paris de Grignan. Voyez Walckenaer, tome IV, p. 200.
  2. 2. Le Virgile travesti de Scarron avait paru en 1653. En 1668 on en publia une édition qui se joint à la collection des Elzévirs (deux parties en un volume petit in-12).
  3. 3. Dans la fidèle et poétique traduction d’Annibal Caro : Eneide di Virgilio, tradotta in versi sciolti, Venise, Juntes, 1581, in-4o. Une des plus belles réimpressions est celle de Trévise, 1603.