Lettre 299, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 151-154).
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1672

299 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY RABUTIN.

Un mois après (voyez la lettre du 26 juin, p. 123), je reçus cette réponse de Mme de Sévigné, à Bussy, où je ne faisois que d’arriver.

À Montjeu[1], ce 22e juillet 1672.

Vous dites toujours des merveilles, Monsieur le Comte ; tous vos raisonnements sont justes ; et il est fort vrai que souvent à la guerre l’événement fait un héros ou un étourdi. Si le comte de Guiche avoit été battu en passant le Rhin, il auroit eu le plus grand tort du monde, puisqu’on lui avoit commandé de savoir seulement si la rivière étoit guéable ; qu’il avoit mandé qu’oui, quoiqu’elle ne le fût pas ; et c’est parce que ce passage a bien réussi qu’il est couronné de gloire.

Le conte du prince d’Orange m’a réjoui. Je crois, ma foi, qu’il disoit vrai, et que la plupart des filles se flattent. Pour les moines, je ne pensois pas tout à fait comme eux ; mais il ne s’en falloit guère. Vous m’avez fait plaisir de me désabuser.

Je commence un peu à respirer. Le Roi ne fait plus que voyager, et prendre la Hollande en chemin faisant. Je n’avois jamais tant pris d’intérêt à la guerre, je l’avoue ; mais la raison n’en est pas difficile à trouver.

Mon fils n’étoit pas commandé pour cette occasion. Il est guidon des gendarmes de Monsieur le Dauphin, sous M. de la Trousse : je l’aime mieux là que volontaire.

J’ai été chez M. Bailly[2] pour votre procès ; je ne l’ai pas trouvé, mais je lui ai écrit un billet fort amiable. Pour M. le président Briçonnet[3], je ne lui saurois pardonner les fautes que j’ai faites depuis trois ou quatre ans à son égard. Il a été malade, je l’ai abandonné. C’est un abîme, je suis toute pleine de torts ; je me trouve encore le bienfait après tout cela de ne lui pas souhaiter la mort. N’en parlons plus.

J’ai vu un petit mot d’italien dans votre lettre ; il me sembloit que c’étoit d’un homme qui l’apprenoit, et plût à Dieu ! Vous savez que j’ai toujours trouvé que cela manquoit à vos perfections. Apprenez-le, mon cousin, je vous en prie ; vous y trouverez du plaisir. Puisque vous trouvez que j’ai le goût bon, fiez-vous-en à moi.

Si vous n’aviez point été à Dijon occupé à voir perdre le procès du pauvre comte de Limoges[4], vous auriez été en ce pays quand j’y suis passée, et suivant l’avis que je vous aurois donné, vous auriez su de mes nouvelles chez mon cousin de Toulongeon[5] ; mais mon malheur a dérangé tout ce qui vous pouvoit faire trouver à ce rendez-vous[6] qui s’est trouvé comme une petite maison de Polémon[7]. Mme de Toulongeon ma tante y vint le lundi me voir, et M. Jeannin[8] m’a priée si instamment de venir ici, que je n’ai pu lui refuser. Il me fait regagner le jour que je lui donne par un relais qui me mènera demain coucher à Chalon[9], comme je l’avois résolu.

J’ai trouvé cette maison embellie de. la moitié, depuis seize ans que j’y étois ; mais je ne suis pas de même ; et le temps, qui a donné de grandes beautés à ses jardins, m’a ôté un air de jeunesse que je ne pense pas que je recouvre jamais[10]. Vous m’en eussiez rendu plus que personne par la joie que j’aurois eue de vous voir, et par les épanouissements de rate à quoi nous sommes fort sujets quand nous sommes ensemble. Mais enfin Dieu ne l’a pas voulu, ni le grand Jupiter, qui s’est contenté de me mettre sur sa montagne[11], sans vouloir me faire voir ma famille entière. Je trouve Mme de Toulongeon, ma cousine, fort jolie et fort aimable. Je ne la croyois pas si bien faite, ni qu’elle entendît si bien les choses. Elle m’a dit mille biens de vos filles ; je n’ai pas eu de peine à le croire.

Adieu, mon cher cousin, je m’en vais en Provence voir cette pauvre Grignan. Voilà ce qui s’appelle aimer. Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez.


  1. Lettre 299. — 1. « La terre et la seigneurie de Montjeu (à une lieue et demie d’Autun) est une ancienne baronnie (que le célèbre président Pierre Jeannin avait acquise en 1596, et) que Charlotte Jeannin, sa fille, apporta en mariage à Pierre de Castille, contrôleur et intendant des finances, ambassadeur en Suisse, décédé en 1629. Le fils de ce dernier, Nicolas (l’hôte de Mme de Sévigné), joignit à son nom le nom plus illustre de sa mère, et se nomma Nicolas Jeannin de Castille, et le plus souvent Jeannin. » (Walckenaer, tome IV, p. 351.) Mais il avait en 1656 obtenu l’érection de la terre de Montjeu en marquisat, et il en fit porter le titre à son fils unique, Gaspard. — Nicolas Jeannin qui était allié à Foucquet, avait été exilé au temps de la disgrâce du surintendant ; il fut rappelé en 1687, et mourut trois ans après son fils, le marquis de Montjeu, en juillet 1691. Voyez les notes 10 ie la lettre 36, et 9 de la lettre 63.
  2. 2. Avocat général au grand conseil.
  3. 3. Guillaume Briçonnet, président au grand conseil, mort en 1674.
  4. 4. Charles-François de Rochecbouart, né en 1649, marquis de Bellenave (par sa mère), et appelé le comte de Limoges. Il était fils unique du marquis de Chandenier. Il servit en 1673, sous le comte d’Estrées, et écrivit à cette époque au comte de Bussy des lettres pleines d’intérêt. Il avait demandé en mariage Mlle de Bussy (celle qui devint Mme de Coligny). « Je la lui avois promise, dit Bussy dans une note (tome II, p. 248 de sa Correspondance), en cas qu’il gagnât son procès contre les créanciers de son père, qui prétendoient que le bien de sa mère étoit obligé aux dettes. Cependant ne jouissant d’aucun bien alors, et ne subsistant que par le moyen de son oncle, l’abbé de Moutier-Saint-Jean, il ne pouvoit avoir d’équipage pour servir ; je m’avisai donc de lui conseiller d’aller sur mer, auprès du comte d’Estrées, vice-amiral de France. » Mlle de Bussy ne se soucia point d’épouser le pauvre comte de Limoges (voyez les lettres du 24 janvier et du 20 mars 1675). Il mourut d’une blessure reçue devant Ypres en avril 1678.
  5. 5. François de Toulongeon, fils d’Antoine de Toulongeon et de Françoise de Rabutin (voyez la note 1 de la lettre du 11 juillet précédent). Il fut marié à Bernarde de Pernes, sœur de. Louis de Pernes, comte d’Épinac. « Il possédait la terre d’Alonne ; il la fit par la suite ériger en comté de son nom. » (Walckenaer, tome IV, p. 195.)
  6. 6. Dans la copie autographe de Bussy, on lit ce rendez, au lieu de ce rendez-vous.
  7. 7. C’est très-vraisemblablement une allusion à ce que Diogène Laerce, comme on l’appelait au dix-septième siècle, rapporte du philosophe Polémon, qui vivait entouré de ses disciples. Ceux-ci, est-il dit dans la traduction de Gilles Boileau, publiée peu d’années avant la date de cette lettre (Paris, 1668), « demeuroient proche son école, où ils se faisoient de petites maisons : » voyez le tome I de cette traduction, p. 289.
  8. 8. Il avait été brouillé avec Bussy ; peut-être y avait-il encore du froid entre eux (voyez cependant plus haut, p. 50, avant-dernière ligne ; ils se réconcilièrent en tout cas l’année suivante) : voyez la fin de la lettre du 21 octobre 1673, et Walckenaer, tome IV, p. 197,
  9. 9. Chalon est à douze lieues d’Autun, à trente-deux de Lyon.
  10. 10. Mme de Sévigné avait alors quarante-six ans et demi.
  11. 11. Montjeu, en latin Mons Jovis, « montagne de Jupiter. »