Lettre *797, 1680 (Sévigné)

1680

*797. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GUITAUT.

À Paris, vendredi 5eavril.

Voilà deux étranges maladies, en attendant la troisième, qui est d’accoucher. Mon Dieu ! que je vous plains, mon pauvre Monsieur, et que je suis bien plus propre qu’un autre[1] à sentir vos peines ! Hélas ! je passe ma vie à trembler pour la santé de ma fille ; elle avoit eu un assez long intervalle, elle avoit fait quelques remèdes d’un médecin d’Aix[2], qu’elle estime fort ; elle les a négligés, elle est retombée dans ces incommodités qui me paroissent très-considérables, parce qu’elles sont intérieures : c’est une chaleur, une douleur, un poids dans le côté gauche, qui seroit très-dangereux s’il étoit 1680 continuel ; mais, Dieu merci, elle a des temps qu’elle ne s’en sent pas, et cela persuade qu’avec un peu de persévérance à faire ce qu’on lui ordonne, elle apaiseroit ce sang qu’on accuse de tous ces maux. Elle vous a écrit : ah ! puisque vous l’aimez, priez-la de ne vous plus écrire de sa main : c’est l’écriture qui la tue, mais visiblement. Qu’elle vous fasse écrire par Montgobert ; j’ai obtenu d’elle qu’elle n’écrit qu’une seule page, et le reste d’une autre main. Je reviens donc à vous assurer que je comprends vos peines mieux que tout le reste du monde.

M. de la Rochefoucauld est mort, comme vous le savez ; cette perte est fort regrettée ; j’ai une amie qui ne peut jamais s’en consoler ; vous l’aviez aimé, vous pouvez imaginer quelle douceur et quel agrément pour un commerce rempli de toute l’amitié et de toute la confiance possible entre deux personnes dont le mérite n’est pas commun ; ajoutez-y la circonstance de leur mauvaise santé, qui les rendoît comme nécessaires l’un à l’autre, et qui leur donnoit un loisir de goûter leurs bonnes qualités, qui ne se rencontre point dans les autres liaisons. Il me paroît qu’à la cour on n’a pas le loisir de s’aimer : le tourbillon, qui est si violent pour tous, étoit paisible pour eux, et donnoit un grand espace au plaisir d’un commerce si délicieux. Je crois que nulle passion ne peut surpasser la force d’une telle liaison ; il étoit impossible d’avoir été si souvent avec lui sans l’aimer beaucoup, de sorte que je l’ai regretté et par rapport à moi, et par rapport à cette pauvre Mme de la Fayette, qui seroit décriée sur l’amitié et sur la reconnoissance, si elle étoit moins affligée qu’elle ne l’est. Il est vrai qu’il n’a pas joui longtemps de la fortune et des biens répandus depuis peu dans sa maison ; il le prévoyoit bien et m’en a parlé plusieurs fois : rien n’échappoit à la sagesse de ses 1680 réflexions. Il est mort avec une grande fermeté. Nous causerions longtemps, sur tout cela.

Et le pauvre M. Foucquet, que dites-vous de sa mort ? Je croyois que tant de miracles pour sa conservation promettoient une fin plus heureuse ; mais les Essais de morale condamnent ce discours profane[3], et nous apprennent que ce que nous appelons des biens n’en sont pas, et que si Dieu lui a fait miséricorde, comme il y a bien de l’apparence, c’est là le véritable bonheur et la fin la plus digne et la plus heureuse qu’on puisse espérer, qui devroit être le but de tous nos desirs, si nous étions dignes de pénétrer ces vérités ; ainsi nous corrigerions notre langage aussi bien que nos idées. Voilà encore un chapitre sur quoi nous ne finirions pas sitôt. Cette lettre devient une table des chapitres, et seroit un volume si j’y disois tout ce que je pense. Si la famille de ce pauvre homme me croyoit, elle ne le feroit point sortir de prison à demi puisque son âme est allée de Pignerol dans le ciel, j’y laisserois son corps après dix-neuf ans ; il iroit de là tout aussi aisément à la vallée de Josaphat que d’une sépulture au milieu de ses pères ; et comme la Providence l’a conduit d’une manière extraordinaire, son tombeau le seroit aussi. Je trouverois un ragoût dans cette pensée ; mais Mme Foucquet ne pensera point comme moi. Les deux frères sont allés bien près l’un de l’autre ; leur haine a été le faux endroit de tous les deux, mais bien plus de l’abbé, qui avoit passé jusqu’à la rage.

Autre chapitre : disons un mot de Madame la Dauphine. J’ai eu l’honneur de la voir ; il est vrai qu’elle n’a 1680 nulle beauté, mais il est vrai que son esprit lui sied si parfaitement bien, qu’on ne voit que cela, et l’on n’est occupé que de la bonne grâce et de l’air naturel avec lequel elle se démêle de tous ses devoirs. Il n’y a nulle princesse née dans le Louvre qui pût s’en mieux acquitter. C’est beaucoup que d’avoir de l’esprit au-dessus des autres dans cette place, où pour l’ordinaire on se contente de ce que la politique vous donne : on est heureux quand on trouve du mérite. Elle est fort obligeante, mais avec dignité et sans fadeur ; elle a ses sentiments tout formés dès Munich, elle ne prend point ceux des autres. On lui propose de jouer : « Je n’aime point le jeu. » On la prie d’aller à la chasse : « Je n’ai jamais aimé la chasse. — Qu’aimez-vous donc ? — J’aime la conversation ; j’aime à être paisiblement dans ma chambre ; j’aime à travailler ; » et voilà qui est réglé et ne se contraint point. Ce qu’elle aime parfaitement, c’est de plaire au Roi. Cette envie est digne de son bon esprit, et elle réussit tellement bien dans cette entreprise, que le Roi lui donne une grande partie de son temps au dépens[4] de ses anciennes amies, qui souffrent cette privation avec impatience.

Songez, je vous prie, que voilà quasi toute la Fronde morte : il en mourra bien d’autres ; pour moi, je ne trouve point d’autre consolation, s’il y en a dans les pertes sensibles, que de penser qu’à tous les moments on les suit, et que le temps même qu’on emploie à les pleurer ne vous arrête pas un moment ; vous avancez toujours dans le chemin : que ne diroit-on point là-dessus ?

Adieu, mon cher Monsieur : aimons-nous toujours beaucoup. Et vous aussi, Madame, ne voulez-vous pas bien en être ? Mandez-moi promptement quand vous aurez augmenté le clapier : ce sera peut-être d’un petit homme. Enfin croyez que je prends un grand intérêt à la poule et aux poussins. Le bon abbé est tout à vous.


  1. Lettre 797 (revue sur l’autographe). — 1. Nous avons déjà remarqué plus haut un semblable emploi du masculin du mot autre : voyez tome V, p. 500, et note 6.
  2. 2. Voyez la lettre du 17 mars précédent, p. 314, et note 16.
  3. 3. Ce que dit ici Mme de Sévigné peut se rapporter à divers traités de Nicole, particulièrement à celui des Quatre dernières fins de l’homme. Sur les fausses idées et le faux langage à l'égard des biens et des maux, on peut voir le Discours du même auteur qui traité du Danger des entretiens des hommes (Ire partie, chapitre ii).
  4. 4. Au dépens est ainsi au singulier dans l’autographe.