Lettre *776, 1680 (Sévigné)

1680

*776. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GUITAUT.

À Paris, ce mardi 29e janvier[1].

Jamais deux louis d’or[2] ne sont arrivés plus sûrement ni plus heureusement que les deux du gendarme qui est à Ypres. Donnez-moi des affaires plus difficiles, afin de 1680 vous faire voir mon zèle et ma capacité ; il me semble que vous doutez beaucoup de cette dernière chose. Voilà ce que vaut le bon abbé, il me soulage si parfaitement de toutes sortes d’affaires, qu’il semble que je sois une innocente. Il faut souffrir cette humiliation et souhaiter que l’on me fasse encore longtemps cette injustice. Mais à propos de justice et d’injustice, ne vous paroît-il pas de loin que nous ne respirons tous ici que du poison, que nous sommes dans les sacrilèges et les avortements ? En vérité, cela fait horreur à toute l’Europe, et ceux qui nous liront dans cent ans plaindront ceux qui auront été témoins de ces accusations. Vous savez comme ce pauvre Luxembourg s’est remis de son bon gré à la Bastille : il a été l’officier qui s’y est mené, il a lui-même montré l’ordre à Bezemaux[3]. Il vint de Saint-Germain, il rencontra Mme de Montespan en chemin ; ils descendirent tous deux de leurs carrosses pour parler plus en liberté ; il pleura fort. Il vint aux Jésuites[4], il demanda plusieurs pères, il pria Dieu dans l’église, et toujours des larmes : il paroissoit un peu qu’il ne savoit à quel saint se vouer. Il rencontra Mme de Vauvineux ; il lui dit qu’il s’en alloit à la Bastille, qu’il en sortiroit innocent, mais qu’après un tel malheur il ne reverroit jamais le monde. Il fut d’abord mis dans une chambre assez belle ; deux heures après il est venu un ordre de le renfermer. Il est donc dans une chambre d’en haut très-désagréable ; il ne voit personne ; il a été interrogé quatre heures par M. de Bezons[5] et M. de la Reynie[6]. Pour Mme la comtesse de Soissons, c’est une 1680 autre manière de peindre : elle a porté son innocence au grand air ; elle partit la nuit, et dit qu’elle ne pouvoit envisager la prison, ni la honte d’être confrontée à des gueuses et à des coquines. La marquise d’Alluye est avec elle[7] ; ils prennent le chemin de Namur ; on n’a pas[8] dessein de les suivre. Il y a quelque chose d’assez naturel et d’assez noble à ce procédé ; pour moi, je l’approuve. On dit cependant que les choses dont elle est accusée ne sont que de pures sottises, qu’elle a redites mille fois, comme on fait toujours quand on revient de chez ces sorcières ou soi-disantes. Il y a beaucoup à raisonner sur toutes ces choses : on ne fait autre chose ; mais je crois[9] que l’on n’écrit point ce que l’on pense. La suite nous fera voir de quelle couleur sont les crimes ; jusques ici ils paroissent gris brun seulement. Vous savez les noms de toutes les personnes ajournées pour répondre. Le maréchal de Villeroi[10] dit : « Ces messieurs et ces dames, ils croient au diable et ne croient pas en Dieu. »

Notre pauvre Grignan s’est trouvée[11] si incommodée d’écrire, qu’elle n’écrit plus qu’une page, pour dire : « Me voilà, » et Montgobert écrit le reste. Elle a mal à la poitrine, et puis cela passe, comme ici. Cette délicate santé fait toute ma peine et mon inquiétude. Adieu, Monsieur et Madame : soyez bien persuadés, l’un et l’autre, que je vous aime et vous honore sincèrement. Le bon abbé est tout à vous.

On interrogea hier Mmes de Bouillon et de Tingry[12] ; elles étoient accompagnées de leurs nobles familles. Vraiment, c’est pour des choses bien légères qu’on leur a fait cet affront : jusques ici voilà ce qui paroît.


  1. Lettre 776 (revue sur l’autographe). — 1. Mme de Sévigné s’est trompée sur le jour ou sur le chiffre de la date ; en 1680, le 29 janvier était un lundi.
  2. 2. Envoyés par le comte de Guitaut, ou par l’un de ses paysans, à quelque gendarme de la compagnie que commandaient la Trousse et Charles de Sévigné ?
  3. 3. Voyez tome I, p. 471, note 8, et ci-dessus, p.218 et la note 22. Mme de Sévigné écrit Baisemeau.
  4. 4. Voyez ci-dessus la lettre où Mme de Sévigné fait le même récit à sa fille (p. 218, note 21).
  5. 5. Voyez tome III, p. 261, noté 8. Mme de Sévigné écrit Beson.
  6. 6. Celui, dit Saint-Simon (tome II, p. 300), qui a mis la place de lieutenant de police dans la considération et l’importance où on l’a vue depuis. » Gabriel-Nicolas, seigneur de la Reynie, fut lieutenant général de police de mars 1667 (date de la création de cette charge) à 1697.
  7. 7. Voyez la lettre précédente, p. 220 et 221.7. Voyez la lettre précédente, p. 220 et 221.
  8. 8. Dans l’autographe : on a pas ; comparez ci-dessus, p. 62, note 1.
  9. 9. Mme de Sévigné avait d’abord écrit pense, qu’elle a effacé à cause de la répétition, pour mettre au-dessus crois.
  10. 10. Le père du charmant ; celui-ci ne fut maréchal qu’en 1693.
  11. 11. L’autographe a trouvé, sans accord.
  12. 12. Mme de Sévigné écrit Tingris.