Lettre *389, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 425-426).
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1674

* 389. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GUITAUT[1].

À Paris, vendredi 16e novembre
.

Vous voilà donc dans votre château avec votre très-aimable femme ? Si vous voulez me voir dans ma béatitude, il faudra que vous preniez la peine de venir jusques ici. Il est vrai que je suis sensiblement touchée du plaisir d’avoir Mme de Grignan : je ne m’accoutume point à cette joie, je la sens à toute heure, et je vois couler le temps avec douleur, quand je pense au jour qu’il m’amènera[2] ; mais je ne veux pas prévenir mon malheur. Parlons des merveilles que vous avez faites en Provence : vous n’avez pensé qu’aux véritables intérêts de M. et de Mme de Grignan. J’ai trouvé fort dure et fort opiniâtre la vision de Monsieur de Toulon pour les cinq mille francs à l’assemblée. Je crois que la permission que le Roi donne d’opiner sur cette gratification, ôtera l’envie de s’y opposer. M. de Pompone a fait régler aussi le monseigneur qu’on doit dire à M. de Grignan en présence de l’Intendant, quand on vient lui rendre compte de l’assemblée ; et comme ce règlement donnera sans doute quelque chagrin à M. Rouillé[3], je crois que M. de Pompone ne l’enverra que sur la fin.. C’est beaucoup que ce soit une chose décidée, ou pour mieux dire rétablie. Je suis fort aise que vous ayez trouvé Grignan d’un bon air ; vous l’auriez 1674 trouvé encore plus beau, si la Comtesse avoit aidé à son mari à vous en faire les honneurs ; mais non, il vaut encore mieux que vous la trouviez ici. Vos conversations seront infinies, quand vous joindrez la Provence avec les affaires passées et présentes de ce pays-ci. Vous y trouverez le procès de M. de Rohan bien avancé : mon Dieu, la triste aventure ! quelle scène et quel spectacle[4] ! Vous vous souvenez de nos conversations, je vous en remercie. Je vous suis bien plus obligée de tout ce que vous me disiez, que vous ne me l’êtes de mon attention ; je n’oublierai jamais cet endroit de ma vie, il me semble qu’il nous a fait une liaison particulière. Je suis persuadée que vous n’en auriez pas tant dit à la comtesse de Bussy, et que vous n’avez point de sujette que vous aimiez tant que moi[5].

Adieu, Monsieur ; adieu, Madame : je suis très-sincèrement à vous.

M. de Rabutin Chantal.

Suscription : Pour Monsieur le comte de Guitaut[6].


  1. Lettre 389 (revue sur l’autographe). — 1. Cette lettre fut évidemment adressée à Époisse, et non aux îles Sainte-Marguerite (comme le dit Walckenaer, tome V, p. 146).
  2. 2. Et non : « qui me l’emmènera, » comme on a imprimé jusqu’ici.
  3. 3. Rouillé de Mêlai, l’Intendant. Le mot est écrit fort lisiblement dans l’autographe. Les éditions jusqu’à présent ont donné : « M. de Bouilli, » ou « M. Bouilli. »
  4. 4. L’exécution de Louis de Rohan devait avoir lieu dans le quartier de Mme de Sévigné, bien près de la place Royale, où habita longtemps la mère du chevalier. Voyez la note 5 de la lettre précédente.
  5. 5. Voyez sur ces dernières phrases les lettres écrites de Bourbilly, d’Époisse et d’Auxerre, en octobre 1673.
  6. 6. Voyez au tome suivant pourquoi nous avons renvoyé à l’année 1675 une lettre du 22 novembre qui a été placée en 1674 par un des éditeurs qui nous ont précédés, et omise par ceux qui sont venus après lui.