Lettre 388, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 422-424).
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1674

388. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY RABUTIN[1].

Dans ce temps-là je partis de ma maison de Chaseu, pour aller à celle de Bussy, où quelques jours après je reçus cette réponse de Mme de Sévigné.
À Paris, ce 15e octobre 1674.

Il me semble que je n’écris plus si bien, et si c’étoit une chose nécessaire à moi que d’avoir bonne opinion de mes lettres, je vous prierois de me redonner de la confiance par votre approbation.

J’ai donné à dîner depuis peu à notre chanoinesse[2] et à son frère aîné. Leur nom touche mon cœur, et leur jeune mérite me réjouit. Je voudrois que le garçon eût une bonne éducation. C’est trop présumer que d’espérer tout d’une heureuse naissance.

Il y a[3] deux Rabutins dans le régiment d’Anjou, que Saint-Géran commande. Il m’en dit des biens infinis. L’un des deux fut tué l’autre jour, à la dernière bataille que M. de Turenne vient de gagner près de Strasbourg[4], et l’autre y fut blessé. La valeur de ces deux frères les distinguoit des autres braves. Je trouve plaisant que cette vertu ne soit donnée qu’aux mâles de notre maison, et que nous autres femmes nous ayons pris toute la timidité. Jamais rien ne fut mieux partagé, ni séparé si nettement entre nous ; car vous ne nous avez laissé aucune sorte de hardiesse, ni nous à vous aucune sorte de crainte. Il y a des maisons où les vertus et les vices sont un peu plus mêlés. Mais revenons à la bataille.

M. de Turenne a donc encore battu les ennemis, pris huit pièces de canon, beaucoup d’armes et d’équipages, et demeuré maître du champ de bataille. Ces victoires continuelles font grand plaisir au Roi. J’ai trouvé la lettre que vous lui écrivez fort bonne ; je voudrois qu’elle pût faire un bon effet. Jamais la fortune ne m’a fait un plus sensible déplaisir qu’en vous abandonnant. Elle a encore plus abandonné M. de Rohan. Son affaire va mal[5]. Il faut faire réflexion sur l’état de ceux qui sont plus malheureux que nous, pour souffrir patiemment nos disgrâces.

Mandez-moi où vous en êtes sur l’histoire généalogique de nos Rabutins. Le cardinal de Retz est ici. Il a les généalogies dans la tête. Je serois ravie qu’il connût la nôtre avec l’agrément que vous y donnez. C’eût été un vrai amusement pour Commerci ; mais il ne parle point d’y aller. Je crois que vous le trouverez plutôt ici. C’est notre intérêt qu’il y passe l’hiver ; c’est l’homme de la plus charmante société qu’on puisse voir[6].

Ma fille est fort contente de ce que vous lui avez écrit : il n’y a rien de plus galant ; elle vous promet de vous écrire au premier jour, de la bonne encre.

Mon fils, comme vous dites[7], est bien heureux d’en avoir été quitte à si bon marché. Il est vrai que d’être au poste où étoient les gendarmes au combat de Senef, c’est précisément être passé par les armes. Quel bonheur d’en être revenu ! Adieu, mon cher cousin.


  1. Lettre 388. — 1. Cette lettre manque dans notre copie de lettres ; nous la donnons d’après le manuscrit de l’Institut.
  2. 2. Celle que Bussy nomme « ma fille de Rabutin, dame de Remiremont. » — Le frère aîné est Amé-Nicolas de Rabutin, marquis de Bussy.
  3. 3. « Il y a… Il m’en dit. » Tel est le texte du manuscrit et de l’édition de 1697. La suite demanderait plutôt : « Il y avoit… il m’en a dit ; » et c’est ainsi qu’on a imprimé dans l’édition de 1818.
  4. 4. Le 4 octobre, près du village d’Entzheim, sur la Brusche (la Breuch, dit la Gazette).
  5. 5. Louis, chevalier de Rohan, le fils cadet, l’enfant gâté de la belle et galante princesse de Guémené, le neveu de Mme de Chevreuse, du prince de Soubise, de l’abbesse de Malnoue et de la seconde duchesse de Luynes. Il avait été reçu le 9 février 1656, en survivance de son père, grand veneur de France ; mais il avait, en 1670, vendu sa charge au marquis de Soyecourt. Des Réaux (tome IV, p. 482, 484) parle de sa belle mine, de son courage et de son esprit déréglé. Voyez plus haut, p. 189, la lettre du 9 février 1673, note 3, et la Correspondance de Bussy, tomes I, p. 104 ; II, p. 197, 408. — Le chevalier de Rohan avait tramé un complot insensé avec la Truaumont, gentilhomme de Normandie, le chevalier de Préault, neveu de la Truaumont, la dame de Mallorties de Villers, et un vieux professeur ou maître d’école hollandais, nommé van den Ende, qui était venu demeurer au faubourg Saint-Antoine et servait d’intermédiaire, se rendant de sa personne à Rouen et à Bruxelles. Le but de la conjuration était d’exciter un soulèvement en Normandie et de livrer Quillebeuf aux Hollandais et aux Espagnols. « Le chevalier de Rohan doit être condamné aujourd’hui, » écrit l’évéque de Verdun à Bussy, le 26 novembre 1674 ; « il a été sur la sellette avec un habit neuf et la meilleure mine du monde ; il ne croit pas mourir… Ce qui est vraisemblable, c’est qu’il a eu intention de tirer de l’argent des ennemis, et du reste de ne se mettre guère en peine de leur tenir parole. » Le lendemain 27 novembre (à quatre heures après midi, sur la petite place Saint-Antoine, à l’extrémité de la rue des Tournelles), il « eut la tête coupée avec le chevalier de Préault et Mme de Villers, qui mourut plus constamment que le chevalier de Rohan même ; car il fut d’abord étonné et montra quelque foiblesse dès qu’il put soupçonner quel seroit son sort : mais il se remit ensuite, et reçut la mort avec résignation et fermeté. » (Mémoires de la Fare, tome LXV, p. 215.) Le maître d’école fut pendu. La Truaumont avait été blessé au moment de son arrestation d’un coup de feu dont il mourut le lendemain.
  6. 6. La fin de cet alinéa depuis : « C’eût été un vrai amusement, » est tirée de l’édition de 1697 ; elle manque dans notre manuscrit.
  7. 7. Au lieu des mots : « Comme vous dites… à si bon marché, » que nous donnons d’après le manuscrit, on lit dans l’édition de 1697 : « Vous rend mille grâces de votre souvenir. » Le manuscrit n’a pas les derniers mots de la lettre : « Quel bonheur, etc. »