Lettre à M D***/Édition Garnier


Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 1-11).

LETTRE À M. D***
AU SUJET

DU PRIX DE POÉSIE DONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE
EN L’ANNÉE 1714[1].

Monsieur,

Vous connaissez le pauvre du Jarry : c’est un de ces poëtes de profession qu’on rencontre partout, et qu’on ne voudrait voir nulle part ; nous l’appelons communément le gazetier du Parnasse. Il est parasite, afin qu’il ne lui manque rien de ce qui constitue un bel esprit du temps ; et il paye, dans un bon repas, son écot par de mauvais vers, soit de sa façon, soit de celle de ses confrères les poètes médiocres. Il nous montra, ces jours passés, un poëme imprimé, où on voyait à la première page ces mots écrits : À l’Immortalité. « C’est la devise de l’Académie française, nous dit-il ; la pièce n’est pas pourtant de l’Académie, mais elle l’a adoptée, et si ces messieurs l’avaient composée, ils ne s’y seraient jamais pris autrement que l’auteur. Il faut que vous sachiez, continua-t-il, que l’Académie donne tous les deux ans un prix de poésie, et par là immortalise un homme tous les deux ans ; vous voyez entre mes mains l’ouvrage qui a remporté le prix cette année. Oh ! que l’auteur de ce poëme est heureux ! Il y a quarante ans qu’il compose sans être connu du public ; à présent le voilà, pour un petit poëme, associé à toute la réputation de l’Académie. — Mais, lui dis-je, n’arrive-t-il jamais qu’un auteur déclaré immortel par les Quarante soit mis au rang des Cotins par le public, qui est juge en dernier ressort ? — Cela ne se peut, me répondit mon poëte ; car l’Académie n’a été instituée que pour fixer le goût de la France, et on n’appelle jamais de ses décisions. — J’ai de bonnes preuves, dit alors un de mes amis, qu’une assemblée de quarante personnes n’est pas infaillible. Du reste, le Cid et le Dictionnaire de Furetière se sont soutenus contre l’Académie ; et il pourrait bien se faire qu’elle approuvât de fort mauvais ouvrages, comme elle en a critiqué de fort bons. »

Pour réponse à toutes ces railleries, mon homme lut à haute voix : Poëme chrétien qui a remporté le prix, par M. l’abbé du Jarry. « Il faut, avant de commencer, lui dis-je, que nous sachions ce que c’est que M. l’abbé du Jarry, le sujet de son poëme, et en quoi le prix consiste. » Il satisfit ainsi à mes questions :

« Autrefois M. l’abbé du Jarry a fait imprimer plusieurs oraisons funèbres et quelques sermons ; à présent il fait mettre sous la presse un volume de ses poésies, et il est à croire qu’il est aussi bon poëte que grand orateur. Le sujet de son poëme est la louange du roi, à l’occasion du nouveau chœur de Notre-Dame, construit par Louis XIV et promis par Louis XIII. Le prix est un beau groupe de bronze, où l’on voit un assemblage merveilleux du fabuleux et du sacré, car la Renommée y paraît auprès de la Religion, et la Piété y est appuyée sur un génie. Au reste les rivaux de M. l’abbé du Jarry étaient des jeunes gens de dix-neuf à vingt ans[2] ; monsieur l’abbé en a soixante et cinq. Il est bien juste qu’on fasse honneur à son âge. » Après ce grand préambule, il toussa, et nous lut d’un ton plein d’emphase le merveilleux poëme que je vous envoie[3].

On a pris la liberté de critiquer l’ouvrage que l’Académie a couronné ; je vous envoie les remarques que nous avons faites avec simplicité ; elles vous ennuieront peut-être moins que le poëme.

Enfin le jour paraît.

Je défie qu’on s’exprime mieux pour dire : Enfin il commence à faire jour ; et l’auteur aurait ôté l’équivoque s’il avait mis : Enfin ce jour paraît, car il doit savoir que notre langue est ennemie des équivoques. Ce n’est pas tout ; plusieurs personnes d’esprit ont trouvé que cet Enfin fait un très-mauvais effet. Supposons deux choses qui certainement n’arriveront ni l’une ni l’autre : que les grandes actions de Louis XIV ne passeront point à la postérité, et que M. l’abbé du Jarry jouira de l’immortalité que lui promet l’Académie ; ceux de nos neveux qui auraient un jour le courage de lire le poëme de M. l’abbé du Jarry croiraient, en voyant cet Enfin, que le roi a négligé d’accomplir le vœu de son père. Car l’auteur ne dit pas que de longues guerres soutenues contre la moitié de l’Europe ont fait réserver l’accomplissement du vœu pour un temps plus heureux, et qu’on n’a différé de bâtir le chœur de Notre-Dame qu’afin de le faire avec plus de magnificence. Vous voyez, monsieur, que l’auteur s’y prend assez mal pour louer un roi si digne d’être bien loué.

Où le saint tabernacle
D’ornements enrichi nous offre un beau spectacle.

Les beaux vers ! Premièrement, on ne sait si c’est le saint tabernacle ou le beau spectacle qui est enrichi d’ornements. Secondement, le saint tabernacle convient à toutes les églises de Paris comme à Notre-Dame. Troisièmement, ces deux vers sont si plats et si mal tournés qu’on doute si l’harmonie n’y est pas plus maltraitée que le sens commun.

La mort ravit un roi plein d’un projet si beau.

Voilà donc, monsieur, en deux vers, un beau projet et un beau spectacle.

Salomon est fidèle à David au tombeau.

Si on ne connaissait l’histoire de Salomon, on ne saurait ce que l’auteur veut dire par ce vers ; faut-il que parce qu’une chose est connue, elle soit mal exprimée ? Je n’ai encore examiné que quatre vers ; je serais trop long si je faisais une recherche exacte des fautes dont ce poëme est rempli. Je laisserai les vers qui n’ont d’autre défaut que celui d’être faibles, rampants, durs, forcés, prosaïques, etc. Je n’attaquerai chez M. l’abbé du Jarry que le ridicule et les fautes grossières contre le sens commun ; je n’aurai que trop d’occupation.

Que j’aime à voir Louis victorieux et calme.

A-t-on jamais dit d’un roi victorieux qui donne la paix à ses sujets qu’il est victorieux et calme ? La bizarrerie de ce terme se fait mieux sentir qu’elle ne peut s’exprimer.

La tête couronnée et d’olive et de palme.

On portait bien autrefois des palmes dans les mains ; mais l’abbé du Jarry ne trouvera nulle part que les vainqueurs en aient été couronnés. C’est une des découvertes qu’il a faites dans son poëme.

Quel prodige de l’art ! l’excellence admirée
Imite sur l’autel la puissance qui crée.

Toute la compagnie en présence de laquelle on nous lisait ce poëme ne put s’empêcher de rire à la lecture de ces deux vers ; notre poëte en fut scandalisé. Nous lui disions que Chapelain, Colletet, Gonibauld, Gomberville, Hesnault, Desmarets, Perrault, Scudéri, n’avaient jamais fait de vers plus ridicules. « Vous perdez le respect, nous répondit-il, tous ces auteurs sont de l’Académie française. »

Dieu lui parle, et l’encens que sa voix rend fécond,
Par mille êtres formés à ses ordres répond.
Du ténébreux chaos sort le visible temple
Où tout offre la gloire à l’œil qui le contemple.

Avant d’examiner ce pompeux galimatias, il faut que je vous fasse part de ce qui s’est passé à l’Académie à l’occasion de ces vers.

Dans le manuscrit qui était entre les mains de ces messieurs on avait écrit du ténébreux chaos sort l’invisible temple ; ce temple invisible fit peine à quelques-uns. Ils n’osaient exposer aux yeux du public un poëme où on traitait d’invisible l’église de Notre-Dame ; ils résolurent de substituer à la place de ce mot quelque épithète expressive qui relevât la beauté du vers ; l’épithète de visible leur parut très-juste. On consulta l’auteur : il y donna les mains, non sans admirer le bon sens et la délicatesse de l’Académie. Je tiens ce que je vous écris de la bouche d’un académicien qui me citait ce vers du ténébreux chaos comme le plus bel endroit du poëme.

Quelques personnes plaignent ici M. l’abbé du Jarry. Le public, disent-ils, le condamne sans l’entendre, car jamais personne n’entendra ce qu’il veut dire par l’excellence admirée de l’art qui imite sur l’autel la puissance qui crée ; l’encens fécond qui répond aux ordres de Dieu par des êtres déjà formés ; le visible temple qui sort du chaos ténébreux, et qui offre sa gloire à l’œil. Je suis sûr que M. l’abbé du Jarry ne l’entend pas lui-même.

Oh ! que si on voulait débrouiller ce chaos, on tirerait de fortes conséquences contre le sens commun de M. l’abbé du Jarry ! Peut-être même pourrait-on s’en prendre à l’Académie, qui a adopté ce bel ouvrage.


Tel du docte artisan les desseins inventés
Passent de son esprit sur le bronze enfantés.


Il veut faire une comparaison ; mais à quoi compare-t-il ces desseins du docte artisan ? Est-ce au néant, est-ce au chaos ? Vous voyez qu’il n’y a pas un vers où on ne trouve du ridicule. Que penseriez-vous d’un homme qui dirait : les desseins inventés de M. l’abbé du Jarry passent de son esprit enfantés sur le papier ? On pardonne les desseins inventés par un docte artisan ; mais les desseins inventés d’un docte artisan ne sont pas soutenables.


Une informe matière en chef-d’œuvre est formée.


On a fort applaudi dans l’Académie à cette heureuse pointe de matière informe qui est formée.


Marbres, jaspes taillés sous le sacré lambris,
À la sculpture antique y disputent le prix.


Voici, monsieur, les deux vers qui ont déterminé les suffrages de l’Académie ; on a vu avec étonnement qu’un poëte dît, en deux vers, que le marbre et le jaspe qui servent à l’ornement du chœur de Notre-Dame ont été taillés dans le chœur même ; et que ce même marbre et ce même jaspe disputent le prix à la sculpture antique. Surtout cette expression vive marbre, jaspe, a plu infiniment. Vous vous apercevez bien que ce n’est point un esprit de critique qui m’anime, et que je rends justice au vrai mérite avec autant d’équité que le pourrait faire l’Académie même.


 Monuments, de Louis éternisez le zèle.


M. l’abbé du Jarry est le premier qui ait ainsi employé le mot de monument au vocatif sans épithète ; il aurait du moins sauvé cette faute s’il avait mis :


Monuments de Louis, éternisez son zèle.

Je vois parmi les dons de nos chrétiens monarques.


On dit bien un monarque chrétien, mais non pas un chrétien monarque.


Le Dieu de paix préfère un pacifique hommage.


On ne sait si l’épithète de pacifique convient si bien à un vœu qui n’a été fait que pour remercier Dieu de la défaite des Espagnols.


À ceux que de la guerre ensanglante l’image.


Il veut parler des drapeaux qui sont à Notre-Dame ; mais en vérité n’est-ce que l’image de la guerre qui les ensanglante ? Il me semble que c’est bien la guerre elle-même ; et la plupart des drapeaux sont réellement teints du sang des ennemis. On remarque à propos de ce vers que le propre d’un grand poëte est d’ennoblir des choses les plus communes ; et le propre d’un rimeur est d’avilir les choses les plus nobles.


Un monarque pieux, vraiment roi très-chrétien.


Avant M. l’abbé du Jarry on n’avait jamais mis roi très-chrétien en vers.


Vois son peuple avec lui devant toi prosterné
Lui demander encore un roi par lui donné.


Voilà trois lui qui font pour le moins deux équivoques dans ces deux vers. Expliquons la chose le plus favorablement que nous pourrons : M. l’abbé du Jarry ne se serait jamais douté qu’il aurait des commentateurs : Sainte Vierge, vois le peuple de Louis prosterné avec lui demander à ton fils, dont il est parlé huit vers auparavant, le roi par lui donné.

On doute si on peut demander une chose dont on est déjà en possession : cela parait bien raffiné. C’est le goût de l’Acadéinie, dit-on ; je le crois, mais est-ce le goût du public ?


Que par toutes les voix au parnasse sacré
Par d’immortels accords Louis soit célébré.


Parnasse sacré. On ne voit pas trop ce que c’est qu’un parnasse sacré. C’est apparemment celui de l’auteur, car il est ecclésiastique.


De cendres en ce jour couvrant son diadème.


On ne peut dire de ce vers ce qu’Horace disait autrefois des mauvais poëtes qui voulaient faire leur cour à Auguste par des louanges mal placées.


Cui male si palpere recalcitrat undiquo tutus[4].


En effet, il est bien question de cendre quand Louis XIV fait construire de nouveau le chœur de Notre-Dame.


Îles, vastes climats, lointaines régions,
Dont l’infidèle nuit couvre les nations.


Ce dont tombe-t-il sur l’infidèle nuit ou sur les nations ? encore une équivoque. L’auteur ne les épargne pas.


Pôles glacés, brûlants...


Lorsqu’on nous lut cet endroit du poëme, on trouva que pour dire pôles glacés, brûlants, au pluriel, il faudrait qu’il y eût plusieurs pôles de chaque espèce ; ainsi, selon M. l’abbé du Jarry, il y a quatre pôles pour le moins. Un malin envieux de la gloire de monsieur l’abbé se souvint alors par malheur que nous n’avons que deux pôles ; encore sont-ils tous deux glacés, parce que le soleil ne passe jamais les tropiques. Grands éclats de rire aussitôt, de voir qu’un poëte à soixante-cinq ans mette le soleil directement sur les pôles ; il me semble que je vois le médecin malgré lui qui place le cœur du côté droit. Certes si ces pôles brûlants sont bien reçus à l’Académie française, où l’on juge des mots, ils ne passeraient point à l’Académie des sciences, où l’on examine les choses.

Pôles glacés, brûlants, où sa gloire connue
Jusqu’aux bornes du monde est chez vous parvenue.


Cet où sa gloire connue ne signifie que chez vous connue. Ainsi c’est une faute de dire ensuite chez vous parvenue et jusqu’aux bornes du monde. C’est une cheville qu’on a mise entre deux pour écarter encore plus la chose du sens commun.


Puisse la renommée, en louant ce grand roi,
Porter jusques à vous un rayon de sa foi.


J’aime à voir la renommée porter un rayon de foi.


Et de sa piété l’exemple se répandre !


L’exemple se répandre ! On a condamné dans un célèbre auteur cette façon de parler : répandre des exemples. À plus forte raison condamnera-t-on dans M. l’abbé du Jarry un exemple qui se répand.


Voyez non plus ce front où sur des traits guerriers
La sagesse triomphe au milieu des lauriers.


À présent il change de sentiment ; il veut ôter à Louis XIV non-seulement ses lauriers, mais encore la sagesse qui est empreinte sur son front, comme si en descendant du char de la victoire un héros chrétien en était moins sage. Voyez donc, dit-il, non plus ce front où la sagesse triomphe au milieu des lauriers.


Mais le roi qui descend du char de la victoire
Aime à voir devant Dieu disparaître sa gloire.


C’est une faute contre la construction ; il fallait dire le roi qui descend, etc., et qui aime, etc. ; ou plutôt il ne fallait rien dire de tout cela.

Je me lasse enfin de critiquer une pièce qui est si fort au-dessous de la critique. Je ne vous parlerai point du roi qui rend tout l’hommage au monarque des rois, de la comparaison de la couronne d’épine avec le chœur de Notre-Dame, des marques révérées de l’innocent contrit, de ce beau vers :


Le chef et le pied nud, l’œil, le front abattu ;


mais je ne puis m’empêcher de vous dire un petit mot de celui-ci :

La relique sans prix, vénérable aux mortels.


On dit une chose être sans prix quand elle est de nature à être vendue ; mais M. l’abbé du Jarry sait-il bien qu’on ne peut vendre les choses saintes ? C’est apparemment du reliquaire qu’il veut parler : en effet ce reliquaire est d’or et enrichi de pierreries sans prix ; mais ce n’est point le reliquaire qui est vénérable aux mortels, c’est la relique. Encore deux mots sur cet autre vers :


C’est ce cœur infini plus vaste que le monde.


On dit bien un grand cœur, mais on ne dit guère en vers un cœur infini ; et s’il est infini ce cœur, il n’est pas étonnant qu’il soit plus vaste que le monde. M. l’abbé du Jarry me dira peut-être que le monde est infini de son côté : en ce cas, d’infini à infini il n’y a point de comparaison à faire ; mais je ne crains pas qu’il me fasse cette objection ; on voit bien par les pôles brûlants que ce grand poëte n’est pas grand physicien.

La prière pour le roi est aussi belle que son poëme. Il y prie Dieu de faire mourir monsieur le dauphin :


 Joins aux ans de l’aïeul ceux de l’auguste enfant.


Il faut, monsieur, que ce soit la conduite de ce poëme qui ait emporté la voix des juges. Voici, monsieur, ce que c’est que l’ordre de l’ouvrage.

Après avoir dit que le jour paraît, et que la mort ravit un roi plein du beau projet de nous donner un beau spectacle, il fait une apostrophe à la religion, une apostrophe à Louis XIII ; il tire le temple du chaos, puis il fait une apostrophe aux monuments, une apostrophe aux drapeaux, une apostrophe à la Vierge, une apostrophe aux îles lointaines, une apostrophe aux pôles brûlants, une comparaison du chœur de Notre-Dame avec la couronne d’épine, une apostrophe à Dieu ; et voilà tout le poëme.

J’ai cru d’abord que l’Académie avait donné le prix au poëme de M. l’abbé du Jarry non comme au meilleur ouvrage qu’on lui ait présenté, mais comme au moins ridicule. Je disais : Il est bien ignominieux pour la France que nous ayons plusieurs poëtes plus mauvais que M. l’abbé du Jarry. Hier, je vis les pièces qui seront imprimées dans le recueil de l’Académie. Il n’y en a pas une seule qui ne soit incomparablement au-dessus du poëme couronné. Vous trouverez, dans le paquet que je vous envoie, une ode[5] qui

l’a un peu disputé au poëme de M. l’abbé du Jarry. Vous jugerez entre ces deux ouvrages. On est donc réduit, monsieur, à accuser l’Académie d’injustice ou de mauvais goût, et peut-être de tous les deux ensemble.

Comme vous voulez savoir mon sentiment sur toutes les choses que je vous écris, je vous dirai ce que je pense en cette occasion de l’Académie française, avec autant de franchise et de naïveté que je vous ai communiqué mes petites remarques sur le poëme de M. l’abbé du Jarry.

Il faut que vous sachiez qu’il n’y a eu que vingt académiciens qui aient assisté au jugement. Parmi ces vingt il y en a quelques-uns qui trouvent Horace plat, Virgile ennuyeux, Homère ridicule. Il n’est pas étonnant que des personnes qui méprisent ces grands génies de l’antiquité estiment les vers de M. l’abbé du Jarry. Les Despréaux, les Racine, les La Fontaine, ne sont plus : nous avons perdu avec eux le bon goût, qu’ils avaient introduit parmi nous : il semble que les hommes ne puissent pas être raisonnables deux siècles de suite. On vit arriver dans le siècle qui suivit celui d’Auguste ce qui arrive aujourd’hui dans le nôtre. Les Lucain succédèrent aux Virgile, les Sénèque aux Cicéron : ces Sénèque et ces Lucain avaient de faux brillants, ils éblouirent ; on courut à eux à la faveur de la nouveauté. Quintilien s’opposa au torrent du mauvais goût. Oh ! que nous aurions besoin d’un Quintilien dans le dix-huitième siècle !

Il paraît de nos jours un homme, du corps de l’Académie, qui veut fonder sa réputation sur celle des anciens, qu’il ne connaît presque point. Il établit, si j’ose m’exprimer ainsi, un nouveau système de poésie. Ses mœurs douces et sa modestie, vertus si rares dans un poète, lui gagnent les cœurs ; sa nouvelle méthode de composer séduit quelques esprits. Plusieurs académiciens le soutiennent, d’autres se conforment sans s’en apercevoir à sa manière de penser ; les du Jarry sont ses disciples. C’est un homme qui abuse de la grande facilité qu’il a à composer, et de celle qu’ont ses amis à approuver tout ce qu’il fait. Il veut saisir toutes sortes de caractères ; il embrasse tout genre d’écrire et n’excelle dans aucun, parce que dans tous il s’écarte des grands modèles, de peur qu’on ne lui reproche de les avoir imités. S’il fait des églogues, s’il compose un poëme, il se donne bien de garde d’écrire dans le goût de Virgile. Lisez ses odes, vous vous apercevrez aisément (comme il le dit lui-même) que ce n’est pas le style d’Horace ; voyez ses fables, certainement vous n’y reconnaîtrez point le caractère de La Fontaine. Il y a pourtant dans les écrits de cet auteur[6] trop de beautés pour que je le méprise ; mais aussi il y a trop de défauts pour que je l’admire ; et on pourrait dire de lui ce que Quintilien[7] disait de Sénèque : « Il y a dans ses ouvrages des choses admirables, mais il faut savoir les discerner ; et plût à Dieu qu’il l’eût fait lui-même ! car un homme qui a fait tout ce qu’il a voulu méritait de vouloir faire mieux. »

Vous savez, monsieur, que Mme  Dacier nous a donné une traduction noble et fidèle d’Homère. Le moderne dont je vous parle a mis en vers quelques endroits de Mme  Dacier, et a donné à son ouvrage le nom d’Illiade. On peut dire, en passant, que le poème de celui-ci doit être regardé comme l’ouvrage d’une femme d’esprit, et celui de Mme  Dacier comme le chef-d’œuvre d’un savant homme. M. l’abbé du Jarry a fait une épître en prose rimée à l’honneur de la nouvelle Iliade en vers français. Il a porté son épître, de porte en porte, chez tous les académiciens amis des modernes. Puis il a composé pour le prix ; il l’a remporté : messieurs de l’Académie ont de la reconnaissance.

Au reste, monsieur, il faut vous avertir qu’on estime et qu’on révère plusieurs académiciens autant qu’on méprise le poëme de M. l’abbé du Jarry ; c’est tout dire.
  1. C’est depuis 1821 seulement que cette pièce a été admise dans les Œuvres de Voltaire, encore n’en a-t-on jusqu’à ce jour imprimé qu’une très-petite partie. Je n’ai pu voir l’édition de cette Lettre, qui a dû être faite dans le temps. Mais on l’a réimprimée : 1° dans le volume intitulé Réflexions sur la rhétorique et sur la poésie, par M. de Fénelon, avec quelques autres pièces concernant l’Académie française, 1717, in-12 ; 2° dans le Recueil de divers traités sur l’éloquence et la poésie (par Bruzen de la Martinière), 1730, deux volumes in-12. En rendant compte de ce dernier recueil, le Nouvelliste du Parnasse (deuxième édition, II, 19), dit à propos de la Lettre : « On soupçonne que M. de V....... a autrefois composé cette lettre. » (B.)
  2. Tels que le jeune Arouet. Voyez, tome VIII, l’Ode sur le Vœu de Louis XIII, qu’il avait envoyée au concours.
  3. Ici était transcrit en entier le poëme de l’abbé du Jarry, que j’ai cru inutile de reproduire. (B.)
  4. Livre II, satire Ire, vers 20.
  5. C’est l’ode de Voltaire lui-même.
  6. Lamotte.
  7. Inst., livre X, chapitre ier, 31.