Les voyageuses au XIXe siècle/Princesse Belgiojoso

Alfred Mame et fils (p. 107-120).


PRINCESSE BELGIOJOSO


Ce fut l’exil qui fit de la princesse Belgiojoso une voyageuse. Née le 28 juin 1808, Christine Trivulzia avait épousé à seize ans le prince Emile Belgiojoso ; elle est morte en 1871, après une existence traversée de bien des changements. Passionnément éprise de la liberté de l’Italie, il lui fut impossible de se résigner à vivre à Milan, sous le joug pesant de la domination autrichienne, et elle vint s’établir à Paris, où son rang, sa fortune, son amour des lettres et des arts, firent de son salon un centre littéraire, tandis que ses opinions libérales y attiraient beaucoup de personnages politiques. Parmi ses amis elle compta entre autres M. Mignet et M. Augustin Thierry, dont elle dépassa rapidement les idées. En 1848, elle se plongea avec toute l’ardeur d’une nature méridionale dans le mouvement révolutionnaire qui balayait toutes les contrées de l’Europe, des Carpathes aux Alpes, de Paris à Berlin. La princesse Belgiojoso courut à Milan, qui avait expulsé sa garnison autrichienne, et elle équipa à ses frais un corps de deux cents volontaires ; mais les baïonnettes de Radetzky rétablirent en Milanais l’autorité de l’Autriche ; la princesse fut obligée de fuir, et ses biens furent mis sous séquestre. Pendant la fièvre insurrectionnelle qui éclata à Rome l’année suivante, elle se fraya sans peur un chemin au milieu des combattants, et dirigea en personne le service des ambulances. Mais à la suite de toutes ces secousses politiques elle dut quitter l’Italie, et se décida à fixer sa résidence en Orient. À Constantinople, elle fonda un asile pour les filles des émigrants italiens. Bientôt elle se lassa de la Turquie d’Europe et s’établit à Osmandjik, près de Sinope, où elle bâtit une ferme modèle. L’amnistie promulguée par l’empereur François-Joseph la remit en possession de ses biens. Elle chercha dans des travaux littéraires une occupation pour son esprit, sans cesse en quête d’aliment, et un but à son activité. Ses Études sur l’Asie Mineure, qui parurent d’abord dans la Revue des Deux Mondes, ont obtenu d’un critique cet éloge qu’il n’avait rien lu qui donnât une idée aussi complète et aussi exacte de la vie orientale. Le désir de visiter Jérusalem lui avait fait quitter sa ferme d’Osmandjik, et elle avait résolu de s’y rendre en traversant l’Anatolie et en suivant la côte. Elle emmenait avec elle sa fille, enfant d’une douzaine d’années, et une suite assez nombreuse. Dès les premières pages se trouve une esquisse d’intérieur musulman qui est tracée avec une singulière vigueur et beaucoup d’originalité[1].

« J’allai descendre à Tcherkess chez un muphti que j’avais guéri quelques mois avant d’une fièvre intermittente, et qui m’attendait à bras ouverts. On a tant parlé de l’hospitalité orientale, que je m’abstiendrais volontiers de revenir sur ce sujet si, tout en en parlant beaucoup, on n’en avait parlé fort mal. Le fait est que de toutes les vertus en honneur dans la société chrétienne l’hospitalité est la seule que les musulmans se croient tenus de pratiquer. Malheureusement une vertu qui se contente des apparences est sujette à s’aliéner bientôt. C’est ce qui est arrivé, ce qui arrive journellement de l’hospitalité orientale. Un musulman ne se consolera jamais d’avoir manqué aux lois de l’hospitalité. Entrez chez lui, priez-le d’en sortir, laissez-le se morfondre à la pluie ou au soleil à la porte de sa propre maison, ravagez son office, épuisez ses provisions de café et d’eau-de-vie, culbutez et mettez sens dessus dessous ses tapis, ses matelas, ses oreillers ; cassez sa vaisselle, montez ses chevaux, rendez-les-lui fourbus, si bon vous semble, il ne vous adressera pas un seul reproche, car vous êtes un mouzafier, un hôte ; c’est Dieu lui-même qui vous a envoyé, et, quoi que vous fassiez, vous êtes et serez toujours le bienvenu. Tout ceci est admirable ; mais si un musulman trouve le moyen de paraître aussi hospitalier que les lois et les mœurs l’exigent sans sacrifier une obole, ou même en gagnant une grosse somme d’argent, fi de la vertu, et vive l’hypocrisie ! C’est ce qui arrive quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Votre hôte vous comble pendant votre séjour chez lui ; puis, si à votre départ vous ne lui payez pas vingt fois la valeur de ce qu’il vous a donné, il attendra que vous soyez sorti de sa maison, que vous ayez par conséquent déposé votre titre sacré de mouzafier, et il vous jettera des pierres.

« Il va sans dire que je parle de la multitude grossière, et non pas des cœurs simples et bons qui aiment le bien parce qu’ils éprouvent en le pratiquant une douce jouissance. Mon vieux muphti de Tcherkess est de ce nombre. Sa maison se compose, comme toutes les bonnes maisons de ces contrées, d’un corps de logis réservé aux femmes et aux enfants, d’un pavillon extérieur contenant un salon d’été et un salon d’hiver, enfin d’une ou deux chambres pour les domestiques. Le salon d’hiver est une jolie pièce, chauffée par une bonne cheminée, couverte de tapis épais, et passablement meublée de divans recouverts en étoffes de soie et de laine, distribués tout autour de l’appartement. Quant au mobilier du salon d’été, il se compose d’une fontaine jaillissante au centre de la pièce, et à laquelle on ajoute, selon que les circonstances l’exigent, des coussins et des matelas pour s’asseoir ou se coucher. D’ailleurs, ni fenêtres, ni portes, ni aucune barrière établie entre l’extérieur et l’intérieur. Mon vieux muphti professe une répugnance de bon goût pour le vacarme, le désordre et la malpropreté du harem. Le brave homme comprit que si une longue habitude n’avait pu le réconcilier avec ces inconvénients, ce devait être bien pire pour moi, nouvelle débarquée de cette terre d’élégance et de raffinement qu’on nomme ici le Franguistan. Aussi me déclara-t-il tout d’abord qu’il me cédait son propre appartement.

« Je détruis peut-être quelques illusions en parlant avec aussi peu de respect des harems. Nous en avons lu des descriptions dans les Mille et une Nuits, et nous sommes autorisés à croire que c’est dans ces mystérieuses retraites que l’on doit trouver rassemblées les merveilles du luxe, de l’art et de la magnificence. Que nous voilà loin de la vérité ! Imaginez des murs noircis et crevassés, des plafonds en bois, fendus par places et recouverts de poussière et de toiles d’araignées, des sofas déchirés et gras, des portières en lambeaux, des traces de chandelle et d’huile partout ! Moi qui entrais pour la première fois dans ces charmants réduits, j’en étais choquée ; mais les maîtresses de maison ne s’en apercevaient pas. Leur personne est à l’avenant. Les miroirs étant fort rares dans le pays, les femmes s’affublent à l’aventure d’oripeaux dont elles ne peuvent apprécier le bizarre effet. Elles piquent force épingles en diamants et en pierreries sur des mouchoirs de coton imprimé, qu’elles roulent autour de leur tête. Rien n’est moins soigné que leurs cheveux, et les très grandes dames qui ont habité la capitale ont seules des peignes. Quant au fard multicolore dont elles font un usage immodéré, elles ne peuvent en régler la distribution qu’en s’aidant réciproquement de leurs conseils, et elles encouragent volontiers les unes chez les autres les plus grotesques enluminures. Elles se mettent du vermillon sur les lèvres, du rouge sur les joues, le nez, le front et le menton ; du blanc à l’aventure, et, comme remplissage, du bleu autour des yeux et sous le nez. Ce qui est plus étrange encore, c’est la manière dont elles se teignent les sourcils. On leur a dit sans doute que, pour être beau, le sourcil doit former un grand arc, et elles en ont conclu qu’il serait d’autant plus admirable que l’arc en serait plus grand, sans se demander si la place de cet arc n’était pas convenablement déterminée par la nature. Cela étant, elles attribuent à leurs sourcils tout l’espace existant d’une tempe à l’autre, et se peignent sur le front deux arcs immenses, qui partent de la naissance du nez, et s’en vont chacun de son côté jusqu’à la tempe. Il est de jeunes beautés qui préfèrent la ligne droite à la courbe, et se tracent une grande raie noire en travers du front ; mais ces cas sont rares.

« Ce qui est certain en même temps que déplorable, c’est l’influence de cette teinture, combinée avec la paresse et le défaut de propreté des femmes orientales. Chaque visage féminin est une œuvre d’art fort compliquée, et qu’on ne saurait recommencer tous les matins. Il n’y a pas jusqu’aux mains et aux pieds, qui, bariolés de couleur orange, ne redoutent l’action de l’eau comme nuisible à leur beauté. La multitude d’enfants et de servantes, surtout de négresses, qui peuplent les harems, et le pied d’égalité sur lequel vivent maîtresses et suivantes, sont aussi des causes aggravantes de malpropreté générale. Je ne parlerai pas des enfants ; mais représentons-nous un instant ce que deviendraient nos jolis ameublements d’Europe, si nos cuisinières, nos femmes de peine, venaient se reposer à tout moment de leurs travaux sur nos causeuses et nos fauteuils, les pieds sur nos tapis et le dos contre nos tentures. Ajoutez à ceci que les vitres sont encore en Asie à l’état de curiosité, que la plupart des fenêtres sont fermées avec du papier huilé, et que, où le papier même est peu commun, on y supplée en supprimant complètement les fenêtres et en se contentant de la lumière qui pénètre par la cheminée, lumière plus que suffisante pour fumer, pour boire et pour donner le fouet aux enfants par trop rebelles, seules occupations auxquelles se livrent pendant le jour les épouses des fidèles musulmans. Qu’on ne croie pas qu’il fasse cependant très noir dans ces chambres sans fenêtres ; les maisons n’ayant jamais qu’un étage, les tuyaux de cheminée ne dépassant pas la hauteur du toit et étant fort larges, il arrive souvent qu’en se baissant un peu devant la cheminée, on voit le ciel par l’ouverture. Ce qui manque complètement dans ces appartements, c’est l’air ; mais ces dames sont loin de s’en plaindre. Naturellement frileuses, et n’ayant pas la ressource de se réchauffer par l’exercice, elles demeurent des heures entières assises devant le feu, et ne comprennent pas qu’on étouffe quelquefois. Rien qu’à me rappeler ces cavernes artificielles encombrées de femmes déguenillées et d’enfants mal élevés, je me sens défaillir, et je bénis du fond du cœur l’excellent muphti de Tcherkess et sa délicatesse extraordinaire, qui m’a épargné un séjour de quarante-huit heures dans un harem, d’autant que le sien n’était pas des mieux tenus. »

La princesse, au bout de ces quarante-huit heures de repos, reprit son voyage. À Angora, par suite d’une erreur de son passeport, elle fut obligée de s’arrêter près de quinze jours ; elle en profita pour visiter le fameux couvent des derviches. Ses hôtes la forcèrent à accepter des gants et des bas faits avec la laine des chèvres de ce pays, et même, par supplément, un gros matou d’Angora. « Ces chèvres, écrit-elle, sont les plus jolies qu’on puisse voir : leur soie, car je ne puis appeler cela de la laine, est le plus souvent blanche, quelquefois roussâtre, grise, ou même noire ; mais, quelle que soit sa couleur, sa finesse, son moelleux et son luisant sont toujours les mêmes. Avec ce poil on fabrique à Angora une espèce d’étoffe fort estimée, et l’on tricote toutes sortes de bas, mitaines, etc. Quant aux chats, ils sont énormes, et leur corps est couvert d’un épais duvet assez semblable à celui du cygne. Leur tête est fort large, leur queue longue et fort garnie ; mais ce qu’il y a de plus charmant, c’est la grâce de leurs mouvements, la légèreté de leurs bonds, la rapidité de leur course, et le courage avec lequel ils soufflettent les plus gros dogues, qui ne leur résistent pas. »

Au sujet des derviches, elle fait les réflexions suivantes : « On se fait une idée assez fausse des derviches. Tout musulman peut se transformer sur l’heure en derviche, pourvu qu’il attache à son cou ou à sa ceinture un talisman quelconque, une pierre recueillie sur le tombeau de la Mecque, ou telle autre chose qui lui plaira. Il y a même des derviches qui se contentent de porter sur leur tête un bonnet pointu en peau de chèvre, et cette distinction suffit à établir sans contestation, au profit de celui qui la porte, son droit au titre de derviche et à la vénération des fidèles. Les derviches ont rarement un domicile fixe. Errants pour la plupart, ils vivent d’aumônes chemin faisant, quitte à se faire voleurs quand la bienfaisance nationale se trouve en défaut. »

Un peu plus loin, nous trouvons dans le récit de la princesse un gracieux tableau au départ d’Angora.

« Je n’ai gardé de ces longues heures de marche que le souvenir d’une soirée passée à Merdeché, village turcoman. Nous y étions arrivés un peu après le coucher du soleil. Pendant que notre cuisinier préparait le souper, je sortis du village et me dirigeai vers la fontaine qui n’en était éloignée que de quelques pas. J’y étais à peine, qu’une procession de jeunes filles, sorties des maisons, vint y puiser de l’eau. Elles portaient de larges pantalons bleus noués autour de la cheville, un étroit jupon rouge ouvert sur les côtés et traînant par derrière, mais relevé et retenu par des cordons de couleurs diverses ; une écharpe, roulée plusieurs fois autour de la taille, séparait le jupon rouge d’une jaquette de même couleur, à manches étroites, descendant au coude, ouverte sur la poitrine, et que recouvrait une chemise en étoffe blanche très fine. Pour coiffure elles n’avaient qu’un fez à large gland orné et presque entièrement recouvert de pièces de monnaie. Les cheveux tressés pendaient presque jusqu’à terre, et chaque natte était terminée par un petit paquet d’autres pièces de monnaie, qui étaient comme semées sur toutes les parties de l’ajustement, sur le corsage, les manches, et sur la chemise. Chacune de ces jeunes filles portait sur la tête la cruche qu’elle venait remplir, et la reportait de même au logis. Quand elles arrivèrent à la fontaine, ce fut un charmant concert de causeries, d’éclats de rire et de chansons. Ma présence, qui d’abord gênait les ébats, finit par les exciter. Les unes s’approchaient timidement pour examiner la manière dont mes cheveux étaient relevés, et poussaient des exclamations d’étonnement à la vue de mon peigne ; d’autres, plus hardies, s’aventuraient à poser leurs doigts sur l’étoffe de mon manteau ; puis elles se sauvaient en riant et en courant, comme si elles eussent accompli un acte de bravoure incomparable. Cependant le soleil avait disparu derrière les montagnes ; les troupeaux traversaient le fond de la vallée et se rapprochaient des maisons ; les chiens, gardiens fidèles de la propriété de leurs maîtres, s’établissaient accroupis devant les portes ; les ombres approchaient rapidement, et les feux s’allumaient sur divers points ; il me fallut quitter le joyeux essaim des jeunes filles, la verte vallée, et me rapprocher de notre logement. Ce fut une agréable soirée. »

De Kircher à Césarée, le temps fut pluvieux, le paysage sombre, la population malveillante. À Césarée, on célébrait le carnaval par des réjouissances qui avaient lieu sur les toits des maisons, communiquant par des escaliers ou des échelles ; les habitants, richement vêtus, y passaient leurs journées. Les hommes portaient surtout de belles fourrures ; les femmes avaient de longues robes, d’immenses pantalons, plusieurs corsages d’étoffes et de couleurs diverses, le fez, les nattes pendantes et chargées de pièces de monnaie. Les Arméniennes de Césarée sont renommées pour le goût et l’opulence de leurs toilettes.

« Le fond du fez et le gland sont brodés en or et quelquefois en perles ; les cheveux forment douze à quinze petites nattes d’égale longueur et tombent aussi bas que possible ; mais ici les monnaies d’or ne sont pas reléguées à l’extrémité des nattes ; cousues sur un petit ruban noir qui les relie au milieu, elles forment un quart de cercle brillant qui tranche singulièrement avec la nuance foncée des cheveux. Le front, le cou, les bras sont couverts de ces sequins ; des fleurs en pierres précieuses, des agrafes, des colliers, décorent le corsage et la tête. Les jeunes filles les plus magnifiquement parées sont les mieux dotées, car la coutume est de porter sa dot sur soi en bijoux… C’était réellement un spectacle curieux que de voir ces femmes paradant en plein air avec leurs diamants à une élévation que n’atteignent dans nos contrées que les chats et les ramoneurs. Elles se promenaient, se rendaient visite, toujours sur les toits, et se livraient gaiement aux jeux et à la danse. »

L’itinéraire que la princesse s’était tracé la conduisait à travers le Djaour-Daghda, contrée montagneuse dont les habitants, qui ont une fort mauvaise réputation, sont sans cesse en révolte contre leur bey, dépendant du pacha d’Adana, qui lui-même est un dignitaire de la Porte. La princesse s’adressa à ce dernier pour obtenir une escorte, et elle fait une curieuse description du palais de ce demi-souverain. Le palais, si on peut lui donner ce titre, était précédé d’une grande cour malpropre, entourée de bâtiments peu élevés et ombragée de quelques palmiers. « Ici des soldats albanais, avec leur courte et simple jupe blanche, leurs guêtres rouges brodées de paillettes, leurs casaques à manches pendantes et à corsage tout chamarré d’or et d’argent, jouaient aux dés sur les dalles de la cour, et semblaient tous également déterminés à ne pas perdre la partie. Un peu plus loin, un Bédouin du désert, debout auprès de son cheval, un bras passé dans la bride, le corps enveloppé d’un immense manteau blanc, la tête couverte d’un mouchoir en soie jaune et rouge qui retombait comme un voile sur son brun et fier visage, sa longue pique de douze pieds à la main, regardait avec indifférence et dédain les joueurs avides et impatients. Le long des murs de droite, de magnifiques chevaux arabes, attachés par des chaînes à des anneaux de fer enfoncés dans la muraille, recevaient en hennissant et en piaffant les soins des palefreniers égyptiens à la blouse bleue, au teint presque noir, petits et maigres, mais robustes et intelligents. Enfin, un peu en avant du mur de gauche, dans un petit espace réservé entre le mur même et une palissade en bois, une dizaine de prisonniers, à moitié couverts de haillons, enchaînés par les pieds et par les mains, tendaient les bras en demandant l’aumône. J’aurais bien voulu m’arrêter quelques minutes dans cette cour, mais les amis qui m’accompagnaient ne cessaient de me répéter que ma visite était annoncée au pacha, que j’étais attendue, qu’il fallait me hâter. Arrivée à l’entrée du vestibule de la tour carrée, il devint superflu de me défendre contre leurs exhortations. Une avalanche de secrétaires, d’allumeurs de pipes, grilleurs de café, valets de chambres et autres dignitaires, se précipita bruyamment à ma rencontre. Les uns me prenaient par le bras, par l’ourlet de ma robe ou un pan de mon manteau ; les autres s’élançant en avant pour m’annoncer à leur maître, les derniers fermant le cortège, ils m’emportèrent comme dans un tourbillon jusqu’au sommet de l’échelle. »

Le pacha d’Adana se trouva être un homme intelligent et instruit, qui parlait le français ; il interrogea sa visiteuse avec intérêt sur la politique européenne ; puis, lorsqu’ils passèrent à l’affaire qu’elle était venue traiter avec lui, il la déconseilla fortement de continuer, comme elle se le proposait, sa route par terre jusqu’à Jérusalem, à cause des bandes d’Arabes dont le Djaour-Daghda et les passages du Liban étaient infestés, et qui ne manqueraient pas d’attaquer sa petite caravane. Toutefois, devant son insistance, il lui donna une escorte et une lettre de recommandation pour le bey. Le départ excita dans la ville une agitation et une crainte qui gagnèrent la princesse elle-même. Cependant, aux premiers défilés du Djaour, et en approchant du golfe d’Alexandrette, elle vit arriver au-devant d’elle Dédé-bey, frère de Mustuk-bey, prince de la montagne, qui venait au nom de son frère lui offrir sa protection.

L’endroit où se passait cette scène, appelé la porte des Ténèbres, était un arc de triomphe en ruines, entouré d’arbres touffus et au delà duquel on apercevait la mer de Syrie. Les voyageurs atteignirent bientôt ses bords ; leurs chevaux couraient avec plaisir sur la grève unie, et trempaient leurs pieds dans les vagues. Tout à coup on entendit éclater une musique barbare, fifres et chalumeaux mêlés aux grosses caisses et aux tambours. « Les musiciens précédaient une bande de montagnards en campagne, c’est-à-dire occupés à battre les grandes routes. Notre passage avait été annoncé aux guerriers nomades, qui venaient nous souhaiter un heureux voyage, et nous inviter même à prendre des rafraîchissements avec eux. Il y aurait eu mauvaise grâce à refuser. Mettre le pied à terre, confier la garde de nos chevaux à ces hôtes empressés, nous asseoir sur l’herbe, étaler nos provisions à côté de celles des montagnards, ce fut l’affaire d’un instant. Un repas de société fait avec une troupe de batteurs d’estrade, c’est là une de ces bonnes fortunes que les chercheurs d’émotions et d’aventures ne trouvent pas toujours en Orient. Les montagnards, il est vrai, résistèrent à toutes les instances que nous leur fîmes pour les décider à prendre leur part de nos provisions : les devoirs de l’hospitalité ne leur permettaient pas de se rendre à nos prières. S’ils nous avaient offert leur lait, leurs fromages, leurs galettes d’orge et leurs oranges, c’est que nous étions leurs hôtes, et la qualité même qu’ils se reconnaissaient leur défendait de rien accepter de nous. Après le repas vient la sieste ; la journée était chaude, le soleil, au milieu de sa course, nous inondait de ses rayons brûlants ; les montagnards se retirèrent un peu à l’écart pour nous laisser prendre quelque repos. Quant à moi, couchée près de ma fille, j’essayai en vain de résister au sommeil ; mais la fatigue ne tarda pas à me plonger dans une sorte de demi-assoupissement. Lorsque je rouvris les yeux, je vis avec une grande satisfaction que les montagnards avaient été fidèles à leur rôle de gar-

diens hospitaliers. De concert avec notre escorte, ils veillaient sur nos

chevaux et nos bagages. Je jugeai toutefois qu’il était temps de nous séparer de ces étranges amis. Je distribuai quelques pièces de monnaie à toute la troupe, et nous nous éloignâmes, accompagnés de leurs bénédictions. Le jour tirait à sa fin lorsque nous arrivâmes à la montagne qui a donné son nom de Djaour-Daghda au groupe qu’elle domine. À notre droite s’étendait la mer, dorée près du rivage par les derniers rayons du soleil, voilée dans ses lointains bleuâtres par les ombres du soir ; à notre gauche et devant nous s’élevait la cime verdoyante du Djaour-Daghda, dont les flancs arrondis portaient de nombreux villages. Rarement, en Syrie, les côtes s’élèvent à pic le long de la mer. Ici comme dans le reste du pays, des ondulations gracieuses séparent les montagnes des vagues qui en baignent la base. L’espace qui s’étend de la mer à la montagne ressemble à une fraîche vallée de la Suisse. Le village de Bajaz, résidence du bey, était caché par des massifs d’arbres gigantesques, reliés entre eux par les guirlandes capricieusement entrelacées de la vigne sauvage. Tout autour de nous était calme, riant et serein. »

Mustuk-bey reçut la princesse avec toute l’hospitalité arabe. Après quelques journées ennuyeuses que les pluies la contraignirent à passer dans cet endroit, elle se dirigea vers Alexandrette et Beyrouth, en traversant une des régions les plus pittoresques de la Syrie. Dans sa hâte d’être à Jérusalem avant les fêtes de Pâques, elle ne s’arrêta pas à Antioche, malgré tous les souvenirs historiques et religieux qui se rattachent à cette ville. Une tribu du Liban venait de se soulever, et le pacha d’Alep envoyait des troupes contre les révoltés. On conseilla à la princesse de voyager sous leur protection ; elle refusa, y trouvant plus d’inconvénients que d’avantage. En effet, le bruit de l’approche des soldats rendait le pays désert. En arrivant dans un village où ils comptaient sécher leurs vêtements et trouver quelque nourriture après une pénible journée de pluie, la princesse et son escorte virent avec surprise tous les habitants s’enfuir à leur approche, poussant devant eux leurs troupeaux et emportant tout ce qu’ils pouvaient. Il ne resta qu’une vieille femme, qui apprit aux étrangers qu’on les avait pris pour l’avant-garde des troupes turques, et que chacun s’était hâté de se mettre à l’abri du pillage. Cette journée devait être malheureuse jusqu’au bout : une partie des gens de Mme Belgiojoso l’ayant précédée dans la petite ville où l’on devait coucher, elle s’égara dans la campagne, sans pouvoir se rappeler le nom du rendez-vous. Elle n’avait ni bagages ni provisions, il fallut passer la nuit dans le premier village qu’on rencontra, et de telles nuits sont terribles en Orient, où il faut tout porter avec soi sous peine de manquer du nécessaire.

Après un arrêt à Latakié, la princesse décrit avec charme la mosquée de Gubbletah. La légende de ce monument est touchante. Il y a six cents ans, un sultan nommé Ibrahim se dégoûta des grandeurs et résolut de se faire derviche. Il quitta sa capitale et
Nazareth.
erra dans son empire, vivant d’aumônes et cherchant une retraite. Le hasard le conduisit dans ce lieu. À quelques mètres du rivage de la mer, un ruisseau suit un cours tortueux qui embrasse une vaste prairie, au milieu de laquelle s’élève un arbre immense qui couvre de son feuillage la terrasse de la mosquée. Autour de soi on aperçoit d’un côté la mer, de l’autre des bosquets et les restes d’un amphithéâtre romain. Sultan Ibrahim résolut de finir ses jours en cet endroit et de s’y consacrer à la méditation et à la prière. Cette vie fut courte ; la légende ne dit pas quel événement la termina. Mais la mère du jeune sultan, désespérée, avait suivi les traces de son fils, les perdant pour les retrouver toujours. Enfin elle arriva sur le bord du ruisseau et n’y trouva que son cadavre à peine refroidi. Dans sa douleur elle éleva cette mosquée, qui lui servit de tombeau ; les musulmans en ont fait un lieu de pèlerinage. Ce fut un vieux santon qui, près de la mosquée d’Ibrahim, raconta cette histoire à la visiteuse étrangère venue de si loin.

Après une série de marches pénibles, la princesse arriva à Tripoli, où elle raconte plaisamment la mauvaise réception que lui fit le consul autrichien, réveillé au milieu de la nuit par ces inconnus qui venaient demander un gîte, tandis que sa femme, charmante Syrienne, s’efforçait de réparer l’effet de la maussaderie de son mari. À partir de Tripoli, l’Orient chrétien remplace l’Orient musulman. La princesse atteignit Nazareth le mercredi de la semaine sainte, par les vallons que dominent les monts de la Galilée. Rien n’est plus délicieux que ces vallons, où des lauriers, des myrtes de la taille de nos chênes enlacent leurs ombrages au-dessus des tapis de verdure et de fleurs. La caravane entra à Nazareth à la nuit tombante, et s’arrêta au couvent des franciscains. Mme Belgiojoso éprouva une vive émotion lorsque le moine qui les attendait à la porte, un flambeau à la main, leur souhaita la bienvenue au nom de la Vierge et de saint François.

Le pays qu’on traverse de Nazareth à Jérusalem est l’ancien royaume de Judée, inculte, aride, et dont la population est comme autrefois redoutée pour son humeur farouche. Cette contrée n’est pas sans beauté sauvage, son cachet sombre rappelle la sanglante histoire des rois de Juda et pénètre d’une sorte de terreur. Naplouse (l’ancienne Samarie) semble une oasis au milieu de ce pays désolé. On était à la veille de Pâques.

« Depuis quelque temps déjà je remarquais que les villages situés sur les montagnes devenaient plus nombreux, et que les groupes de voyageurs allant et venant se multipliaient autour de moi. Le soleil allait se coucher derrière les montagnes voisines de la mer, lorsque j’aperçus mes deux guides immobiles et la tête découverte au haut d’un plateau qui s’élevait à quelques pas de moi. Je courus les rejoindre. Ce que mes guides venaient de découvrir, c’étaient les murs crénelés de Jérusalem, couronnant une colline qui faisait face au plateau. Au delà de ces murs, une ligne bleuâtre se confondait avec l’horizon, indiquant la mer de Galilée. Je donnai un moment à la contemplation de ce grand spectacle. Un tumulte étrange se faisait en moi : je sentais ma gorge se contracter et mes yeux se remplir de larmes, comme si j’avais retrouvé une patrie plus ancienne que celle d’où j’étais exilée. Chose étrange ! cette sensation de bien-être et de joie profonde ne me quitta pas pendant mon séjour à Jérusalem. Cette arrivée dans une ville inconnue avait pour moi les charmes d’un retour. Quelques minutes de bon galop me conduisirent sous les murs de Jérusalem et devant la porte de Damas. Non loin de cette porte s’élève la maison que les franciscains tiennent à la disposition des voyageurs, et les ombres de la nuit descendaient à peine sur la cité, quand nous mîmes pied à terre devant la retraite hospitalière. J’y fus bientôt installée, et j’y passai dans un recueillement plein de solennité la première nuit de mon séjour dans la ville du Christ. »

Nous terminerons ici nos extraits, la princesse ne disant rien de Jérusalem qu’on ne retrouve dans d’autres ouvrages. Ce que nous avons cité peut suffire pour donner une idée de l’intérêt de ses études sur la Vie intime et la Vie nomade en Orient.




  1. Princesse Belgiojoso, Asie Mineure et Syrie (Calmann Lévy).