Les voyageuses au XIXe siècle/Comtesse Dora d’Istria

Alfred Mame et fils (p. 121-139).


COMTESSE DORA D’ISTRIA


La princesse Hélène Koltzoff Massalsky, plus connue sous le pseudonyme de Dora d’Istria, descend de la famille des Ghika, anciens princes de Valachie, et naquit à Bucharest le 22 janvier 1829. Grâce aux soins assidus de son précepteur, le savant Grec Papadopoulos, et à ses remarquables facultés, son éducation fut notablement étendue. À onze ans elle composait un charmant petit conte, et encore fort jeune elle entreprit une traduction de l’Iliade. Elle ne montrait aucun goût pour les amusements frivoles ; sa conception de la vie et des responsabilités qu’elle nous impose était très sérieuse, et elle consacrait tout son temps et ses efforts à développer son esprit. Elle lut et relut les chefs-d’œuvre littéraires de l’Angleterre, de la France et de la Grèce ; c’était comme linguiste qu’elle se distinguait tout particulièrement. « Ses facultés intellectuelles, dit son maître, se développèrent avec une telle rapidité, que les professeurs chargés de l’instruire ne pouvaient avoir aucune autre élève capable de la suivre. Non seulement ses progrès étaient inattendus, mais ses maîtres étaient obligés d’employer avec elle une méthode spéciale, son esprit ne pouvant se soumettre à la contrainte des règles ordinaires. »

Elle était dans la fleur de la jeunesse lorsqu’elle fit un voyage en Allemagne et visita plusieurs cours princières, où elle excita les mêmes sentiments d’admiration que dans son pays ; il était impossible de la voir sans être attiré par tant de talents, d’amabilité et de grâce. Les voyages élargirent son horizon, elle y trouva l’occasion de connaître les savants et les hommes d’État les plus célèbres de son temps. À vingt ans elle se maria (février 1849) et partit pour Saint-Pétersbourg, où elle devait briller dans les plus hautes sphères mondaines. Mais, au milieu des fêtes et des hommages, elle trouva le temps de recueillir une foule de notes intéressantes sur la vie intérieure du grand empire russe, dont elle visita plusieurs provinces, son infatigable activité la promenant de Saint-Pétersbourg à Moscou, d’Odessa à Revel. La société qui l’environnait subissait le charme de sa personne, sans se douter du travail incessant qui se faisait dans son cerveau. Son retour dans le Midi mit fin à ses investigations. Elle avait tant souffert des terribles hivers de la grande capitale du Nord, et sa santé était si sérieusement ébranlée, que les médecins lui présentèrent la terrible alternative de la mort ou du départ immédiat (1855).

Nous avons dit que la comtesse Dora d’Istria était une linguiste remarquable. Elle connaissait à fond neuf langues. Son érudition historique était très grande, son esprit sans cesse en quête de connaissances nouvelles. Elle semblait avoir hérité d’un de ses illustres amis, Humboldt, cette « fièvre de l’étude », cette insatiable ardeur qui, si elle n’est pas le génie, en est du moins proche parente. Le grand philosophe berlinois et sa jeune émule se plurent pendant quelque temps à une fraternité intellectuelle dont une charmante anecdote pourra donner l’idée. Un jour, à Sans-Souci, en présence du roi Frédéric-Guillaume, Humboldt et le vieux sculpteur prussien Rauch examinaient un bas-relief grec portant une inscription, lorsqu’on vit entrer le prince Michel Ghika avec ses deux filles, qui n’étaient pas encore mariées à cette époque. Le roi invitant Humboldt à traduire l’inscription, celui-ci se tourna vers la princesse Hélène, et s’excusa de prendre la parole quand ils avaient présent en sa personne un des premiers hellénistes contemporains. « Allons, princesse, ajouta-t-il, faites parler l’oracle. » Et la jeune fille traduisit couramment l’inscription, tout en ajoutant que l’hésitation de M. de Humboldt ne provenait que d’un excès de politesse.

La comtesse Dora d’Istria est un de ces esprits vifs et curieux qui considèrent l’humanité, selon l’expression d’un poète, comme « la première étude de l’homme ». Elle a, dans un de ses ouvrages, exprimé l’opinion que la femme, en voyageant, pouvait compléter l’œuvre des voyageurs scientifiques, car elle y apporterait ses aptitudes spéciales. Elle distingue plus promptement que l’homme tout ce qui se rattache à la vie nationale et aux coutumes populaires ; de sorte qu’un vaste champ trop négligé s’ouvre à ses observations. Seulement, pour l’explorer avec fruit, il faut, ce qui lui manque trop souvent, la connaissance des langues et de l’histoire, ainsi qu’une disposition à se conformer à des usages très divers et une santé capable d’endurer de grandes fatigues. Ce programme qu’elle trace, la comtesse le remplissait elle-même. Dès l’enfance, elle avait manifesté un goût décidé pour l’étude de l’histoire, goût qui s’était chez elle de plus en plus développé. Ses voyages fortifièrent en elle cette conviction, qu’on ne peut comprendre un peuple que si on connaît son passé, si on a lu ses annales et ses principaux écrivains. Elle-même dit spirituellement qu’en étudiant une nation au point de vue exclusif de son état actuel, on est exposé aux mêmes erreurs que si on voulait juger un individu après une connaissance de quelques heures.

Elle ajoute qu’il faut en outre examiner sans préjugés aristocratiques toutes les classes dont cette nation se compose. En Suisse, elle vécut en pleine montagne pour avoir une idée de ce genre d’existence ; en Grèce, elle traversa à cheval les solitudes de Péloponèse ; en Italie, elle questionna, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, le marchand ou le savant, le pêcheur ou l’homme d’État.

Son ouvrage sur la Suisse allemande (1856) est moins descriptif que philosophique, et la forme en a un peu vieilli. Il ne peut être question ici d’en faire l’analyse : ce qui nous intéresse est le récit de son ascension du Monch, sommet voisin de la Jungfrau, qu’elle accomplit au prix de difficultés extrêmes, presque insurmontables pour une femme. Nous le citerons à peu près en entier.

« Quand j’annonçai le projet d’atteindre jusqu’au dernier sommet des Alpes, la stupéfaction fut générale : les uns s’imaginaient que ce n’était qu’un caprice prêt à se satisfaire par le seul bruit qu’il causerait ; les autres se récriaient contre un courage qui voulait braver tant de périls. Personne enfin ne pouvait s’habituer à l’idée d’un projet si extraordinaire. L’agitation redoubla lorsqu’on vit partir les différentes dépêches télégraphiques qui appelaient du fond de leurs villages les guides désignés comme les plus résolus dans la contrée. On conservait pourtant une espérance, c’était que ces guides me détourneraient eux-mêmes de mon entreprise. On engageait Pierre à me raconter les dangers que je devais courir dans les glaciers ; à l’aide de longues-vues, on me faisait voir les précipices de la Jungfrau. Tous les manuels de voyageurs en Suisse gisaient sur ma table ; chacun m’en lisait les passages les plus effrayants et les plus propres à me décourager. Ma curiosité était, au contraire, tellement excitée par ces récits saisissants, mon impatience devint telle, que je brûlais d’être en route. Je ne songeais plus à rien qu’à ces déserts de neige qui couronnent la cime des hautes montagnes… Pierre alla présider aux préparatifs de l’expédition et faire préparer mon costume d’homme, composé d’un pantalon de laine rouge, noir et blanc, d’un habit boutonné descendant jusqu’aux genoux, d’un chapeau de feutre pareil à celui des montagnards, d’une paire de bottes larges et grossières. Les heures me semblaient si lentes ! Je craignais tant un événement capable de mettre obstacle à mes désirs, que j’écoutais à peine les questions qu’on me faisait sur les arrangements nécessaires… Enfin les guides du Grindelwald arrivèrent les premiers. Je poussai un cri de joie lorsque parurent Pierre Bohren, homme de petite taille, mais dont les membres étaient trapus, et Jean Almer, qui était grand et paraissait robuste. L’un et l’autre étaient des chasseurs de chamois renommés pour leur intrépidité. Ils me regardaient avec une attentive curiosité. Ils m’avouèrent avec la cordiale franchise particulière à ces vaillants montagnards, que leur expérience ne pouvait guère me servir pour l’expédition que j’entreprenais, car ils n’en avaient jamais essayé de pareille. Ils connaissaient pourtant les périls des glaciers ; chaque jour ils y exposaient leur vie ; mais Bohren, qui était allé plus loin, n’avait jamais dépassé la grotte de l’Eiger.

« Pour prendre une décision définitive, on attendit Hans Jaun, de Meyringen, qui avait accompagné M. Agassiz dans son ascension de la Jungfrau en 1841. Il arriva vers le matin et vint me trouver avec Ulrich Lauerer, de Lauterbrunnen. Celui-ci était grand comme Almer, mais semblait moins dispos ; je sus plus tard qu’il était encore souffrant d’une chute qu’il avait faite récemment dans une chasse. Hans Jaun était le plus âgé et le moins vigoureux de tous ; ses cheveux grisonnaient, ses paupières étaient bordées d’une ligne couleur de sang ; cependant il présidait l’assemblée. J’avais fermé la porte afin que personne ne troublât notre solennelle conférence. Les guides paraissaient méditatifs ; ils cherchaient à lire
Chasseurs de chamois.
dans mes yeux si ma fermeté était réelle. Enfin Hans Jaun dit en allemand : « Je crois qu’avec le courage dont cette dame est douée la course peut être entreprise. J’ai vu bien des hommes trembler plus qu’elle en pareille occasion. Comme la saison est encore peu avancée, la neige doit être plus dure et la glace plus praticable qu’à un autre moment. Cependant j’avoue que, malgré mon ascension de la Jungfrau, je ne suis pas plus avancé que les camarades sur la route qu’il faut suivre. Les glaciers se transforment complètement d’une année à l’autre ; une montagne, praticable il y a quelques mois à peine, peut aujourd’hui être inabordable. Là-bas, continua-t-il d’un ton grave en désignant les Alpes, on ne saurait dire où sont les précipices et les dangers. D’ailleurs, avec M. Agassiz, nous sommes partis du Valais ; aussi toute notre expédition n’a-t-elle duré qu’un jour. Du côté du Grindelwald, c’est sans doute plus long et plus pénible, car de ce côté-là aucune expédition n’a réussi. Allons pourtant, au nom de Dieu ! et ne soyons pas moins courageux que cette dame. Nos vies ne sont pas plus en danger que la sienne. » Après cet arrêt suprême, personne ne balança. Il fut décidé que nous prendrions avec nous quatre porteurs chargés de provisions, d’échelles, de cordes et de pioches ; que je partirais, vers le soir, d’Interlaken avec Pierre Jaun, et que les autres guides m’attendraient tous au Grindelwald. Puis nous nous séparâmes en nous disant amicalement : Au revoir…

« À peine le soleil disparaissait-il à l’horizon rayé d’une barre de feu, que j’entrais seule dans une voiture ouverte ; Pierre occupait le siège. Nous traversâmes les allées de noyers d’Interlaken et ses jardins riants. Nous suivîmes les rives de la pâle Lutschine, qui bondit au milieu de rochers abrupts. Des nuages s’amoncelaient au ciel. Bientôt on entendit le bruit lointain du tonnerre. Nous entrions dans de colossales montagnes, dont les pics déchirés s’élèvent comme d’inaccessibles forteresses. En me retournant, je ne voyais plus du côté d’Interlaken que de sombres vapeurs, impénétrables à l’œil. Le tonnerre s’approchait rapidement et remplissait l’espace de sa voix sonore ; le vent sifflait ; la Lutschine roulait ses eaux gémissantes. Ce spectacle était sublime. La nuit descendait de toutes parts, et je ne m’aperçus du voisinage du Grindelwald que par la lumière des chalets épars sur la colline.

« À peine étais-je entrée sous le toit hospitalier de l’hôtel de l’Aigle, que la pluie tomba par torrents comme une trombe du déluge. J’élevai mon âme à Dieu. En ce moment la foudre éclata, les avalanches retentirent dans les montagnes et les échos répétèrent mille fois le bruit de leur chute. Les étoiles pâlissaient au ciel quand j’ouvris ma fenêtre ; les vapeurs couvraient l’horizon ; le vent impétueux les déchirait et les chassait dans les gorges, d’où descendent en éventail les masses informes des glaciers inférieurs, salies d’une noire poussière. De là s’échappent avec fracas les ondes de la Lutschine noire… Je fis aussitôt demander si les guides étaient arrivés et si nous pouvions partir. Pierre vint m’annoncer que cette journée devait être considérée comme perdue, que la brume nous empêcherait d’avancer dans les montagnes, et que la pluie de la nuit passée rendait impossible l’ascension des glaciers. Je me résignai avec peine et me soumis complètement à l’autorité des guides.

« Cependant l’orage de la veille, ces nuées épaisses qui donnaient aux Alpes un aspect plus formidable encore, les remontrances bienveillantes des pâtres qui habitaient cette vallée, tout réveilla dans le cœur de ceux qui devaient me conduire une hésitation facile à comprendre chez des hommes qui craignaient le poids d’une grande responsabilité. On essaya encore d’ébranler ma résolution… J’allai m’enfermer dans ma chambre. La solitude profonde où j’étais avait quelque chose de solennel. Devant mes yeux se dressait le Wetterhorn aux pentes escarpées ; à droite, les masses de l’Eiger ; à gauche, la grande Scheideck et le Faulhorn. Ces sombres montagnes qui m’environnaient, ce calme qui n’était troublé que par le bruit du torrent courant dans la vallée et par quelque rare avalanche, tout cela était vraiment grandiose, et je me croyais transportée dans un monde où rien ne ressemblait à ce que j’avais vu jusqu’alors. Mon esprit avait rarement joui d’une tranquillité aussi complète.

« Je n’eus pas la patience d’attendre le jour ; avant qu’il parût, j’étais déjà sur pied ; je déjeunai à peine, et je revêtis mon costume d’homme, auquel j’avais peine à m’habituer. Il fallut attendre jusqu’à huit heures pour se mettre en marche. Le soleil parut alors, et les montagnes se dégagèrent peu à peu de leur manteau de brume. Après m’être enveloppée d’un vaste plaid, je m’assis dans la chaise à porteurs, accompagnée de quatre guides, des quatre porteurs et d’une foule de paysans, parmi lesquels était un Tyrolien. Tous ceux qui partaient chantaient gaiement, mais ceux qui restaient nous regardaient avec tristesse. C’était le 10 juin 1855. On marchait en désordre, et les gens de Grindelwald s’étaient chargés de nos effets pour soulager les porteurs. Le soleil était ardent. Les paysans nous quittèrent lorsque nous entrâmes dans le sentier qui serpente sur le Mettemberg, le long de la Mer de glace. Le Tyrolien seul, accompagné de son jeune guide, resta avec nous. Il dit qu’il
Interlaken.
était venu par curiosité pour nous suivre aussi longtemps qu’il pourrait, afin d’avoir une idée de la manière dont nous allions nous tirer d’affaire. Il chantait comme toute la caravane, et sa forte voix dominait les autres.

« C’était la première fois que je voyais l’immense glacier qu’on appelle la Mer de glace. Je regardais, à travers les rideaux verts des pins, ces masses qui sortaient du gouffre, dont le fond est azuré et dont la surface est ici recouverte de boue et de blocs de neige. Ce spectacle me faisait peu d’impression, soit que je fusse absorbée par la pensée de m’élever jusqu’aux sommets des Alpes, soit que mon imagination éprouvât quelque déception en trouvant la réalité au-dessous de ce qu’elle s’était figuré. Je ne descendis de la chaise à porteurs qu’au moment où nous atteignions une empreinte dans le rocher de marbre appelé Martinsdruck. Les cimes gigantesques du Schreckhorn, de l’Eiger et du Vischhorn s’élevaient autour de nous et semblaient nous accabler de leur grandeur. À droite se dressaient les flancs nus et polis de la Mittelegi, promontoire de l’Eiger. Tout à coup les chants cessèrent, et mes compagnons de voyage firent entendre ces exclamations familières aux populations alpestres, qui retentirent de roche en roche. On avait aperçu un chasseur qui glissait comme un être fantastique sur les pentes raides de la Mittelegi ; on aurait dit une hirondelle perdue dans l’espace. Mais en vain le poursuivit-on de cris et de questions ; il continua de se mouvoir silencieusement le long du rocher.

« Enfin nous descendîmes sur le glacier. On m’avait abandonnée à mes propres ressources, probablement pour juger de mon adresse. Je m’étais faite à mes habits, et je m’avançais d’un pas assuré sur la neige en enjambant les crevasses qui séparent les diverses couches de glace. Par hasard plutôt que par réflexion, je cherchais pour poser le pied les taches de neige. Je sus plus tard que c’est la route la plus sûre, et qu’on n’y est jamais en danger. Le Tyrolien nous quitta, convaincu maintenant que je me tirerais d’affaire. Les guides, de leur côté, poussaient des cris de joie. Après avoir traversé la Mer de glace, nous nous mîmes à gravir les pentes escarpées du Zagenberg. Longtemps les roulades mille fois répétées continuèrent à se répondre d’une rive à l’autre ; puis on n’entendit plus ni la voix des hommes ni la cloche de l’église de Grindelwald, dont le vent nous avait apporté jusque-là les notes mélancoliques. Nous étions au milieu d’un désert immense, en face du ciel et des merveilles de la nature. Nous gravissions des blocs de pierre à pic, et nous laissions à notre gauche des sommets neigeux. La marche devenait de plus en plus pénible. Nous grimpions à quatre pattes, en glissant comme des chats ou en sautant d’une roche à l’autre comme des écureuils. Souvent une poignée de mousse ou un bouquet de broussailles était notre seul appui, quand nous ne trouvions pas de fissure. Quelques gouttes de sang teignaient souvent, comme des fleurs de pourpre, la verdure que nous foulions ; quand elle nous manquait, nous tâchions de nous soutenir sur le rocher à l’aide du fer de nos bâtons alpestres, en évitant autant que possible de recourir au bras les uns des autres, de peur de nous entraîner mutuellement dans le gouffre. Au-dessous de nous, à plusieurs centaines de pieds, étincelaient les crevasses profondes du glacier, où se jouaient les rayons du soleil. Les vents froids qui soufflent des hauteurs glacées nous rafraîchissaient à peine le front. Nous étions en nage ; mais la gaieté, au lieu de diminuer, ne faisait que croître avec les dangers. Lorsque nous rencontrions du granit, l’allégresse redoublait, et les premiers qui y posaient le pied l’annonçaient aux autres ; là nous glissions moins ; nous pouvions, en nous aidant, nous tenir debout et marcher plus rapidement. Bohren cadet, qui était un des porteurs et le plus jeune de la troupe, continuait de chanter. Dans les moments périlleux, sa voix acquérait une vibration puissante. Il ne s’arrêtait jamais dans sa marche ni dans ses roulades, et ne se retournait point.

« La vue qui s’étendait sur la vallée et dont nous jouissions était magnifique. Nous apercevions les chalets du Grindelwald comme des miniatures semées sur de verts tapis. Les guides s’écriaient « Ah ! c’est du haut des cieux que nous contemplons nos femmes ! » Et nous continuions de monter, laissant au-dessous de nous les nuages, flottant partout comme des écharpes grises. À onze heures, nous nous arrêtâmes sur un promontoire où nous pouvions nous asseoir les uns à la suite des autres. La fatigue et la chaleur nous avaient tous épuisés, et personne ne bougea, excepté les deux Bohren, qui grimpèrent encore pour trouver du bois afin de préparer une collation. Une source cristalline, filtrant à travers les ronces et le marbre, murmurait tout près de nous. La végétation vigoureuse avait disparu ; on ne voyait que des graminées et des mousses, des genévriers, le serpolet et le thym qui parfumait l’espace, et des champs de rhododendrons pourpres, dont les feuilles métalliques se mêlaient aux noirs lichens. De loin en loin, quelques mélèzes rachitiques se dessinaient sur les neiges éternelles. Les Bohren apportèrent des broussailles, dont on alluma le feu, qui pétillait avec bruit. On fit bouillir de l’eau, et à ma grande stupéfaction ce furent des fleurs de rhododendrons et des fragments de genévrier qu’on entassa dans la chaudière. Mes compagnons m’assurèrent que cette espèce de thé était excellente et très saine. Comme j’avais très grand’soif, je bus avec avidité la boisson odoriférante, qui me parut exquise. On m’avait apporté aussi un gros bouquet de roses des Alpes ; j’en fis une guirlande dont j’entourai mon chapeau.

« Après une heure de halte, nous nous remîmes en marche. Nous devions bientôt ne trouver que de la neige et voir cesser toute apparence de végétation et de vie. La pente que nous gravissions était raide ; mais nous n’étions plus, depuis que nous avions quitté les roches nues, exposés à glisser. Nous tâchions de presser le pas, afin d’atteindre, pour y passer la nuit, une vaste grotte que deux de nos chasseurs de chamois connaissaient seuls. Elle leur sert de cachette quand leur passion indomptable pour ces expéditions héroïques les engage à ne pas tenir compte des règlements. Lorsque le trou béant de la grotte s’ouvrit sous les épaisses couches de neige, des cris de joie se firent entendre ; les chants recommencèrent. La nuit descendait. Depuis plusieurs heures je ne ressentais plus la fatigue, et j’aurais pu marcher longtemps encore sans avoir besoin de repos ; mais les guides étaient impatients d’atteindre un abri où nous ne serions pas exposés aux avalanches qui grondaient de toutes parts.

« Un demi-jour mystérieux éclairait en partie la grotte allongée, dont les profondeurs demeuraient dans les ténèbres. On entendait frémir des sources et tomber des gouttes d’eau avec une monotone lenteur. Jamais je n’avais pénétré dans un séjour d’une aussi sauvage beauté. Au milieu de la caverne, en face de l’entrée, était un large glacier, pareil à une cataracte subitement gelée ; au-dessus de ce bloc merveilleux, étincelant comme du cristal, s’épanchait un ruisseau d’une fraîcheur délicieuse. Lorsqu’on eut allumé un grand feu avec des branches de genévrier, déposées là par le chasseur qui s’y fait le plus fréquemment une retraite, la glace brilla des mille couleurs du diamant ; tout sembla prendre une forme, une vie extraordinaires. Les parois bizarrement taillées du rocher resplendirent de lueurs capricieuses. Au flanc du noir granit pendaient des aiguilles de glace, tantôt légères et isolées, tantôt groupées en faisceau fantastique. Dans les enfoncements où l’humidité et l’ombre sont éternelles, rampait une mousse bleuâtre : triste et incomplète manifestation de la vie dans ces solitudes de mort…

« On étendit des peaux de génisses blanches sous le bloc qui formait un renfoncement à l’extrémité de la grotte. Je m’enveloppai de couvertures et de châles, car le froid devenait de plus en plus pénétrant. J’en fus préservée par les soins de mes excellents guides, qui amassaient sur moi tout ce qu’on avait de fourrures et de manteaux. Ils s’assirent en rond autour du feu et préparèrent du café, qui nous servit toute la nuit… On inscrivit mon nom au plafond, près de l’entrée.

« Deux des guides étaient partis en avant pour frayer un sentier et tailler des marches dans la neige ; car il devait être difficile de sortir de la grotte. En revenant, ils nous annoncèrent qu’on pouvait
Glaciers de Grindelwald.
compter sur une belle journée. Ces paroles furent accueillies par des applaudissements ; après tant de fatigues, il était si naturel que nous fissions des vœux pour un succès complet ! J’étais joyeuse de voir de près les glaciers immenses et les sommets des Alpes, dont l’image avait si souvent passé dans mes plus beaux rêves. Cependant je m’inquiétais un peu de l’indisposition que je commençais à ressentir. J’éprouvais de légères nausées et un abattement que je tâchai de vaincre en me levant précipitamment et en donnant le signal du départ. J’avais dû changer de chaussures, car celles de la veille étaient en lambeaux. Vers trois heures du matin, nous quittâmes la caverne hospitalière. Ce n’est pas sans peine que nous parvînmes à franchir les précipices qui s’ouvraient devant nous. Pour la première fois on employa la longue échelle ; on l’appuya contre la paroi d’un gouffre dont le bord opposé était à plusieurs centaines de pieds plus bas. Nous descendîmes à reculons les marches étroites et serrées. Il était défendu de regarder dans l’abîme. J’obéis par devoir ; mais je désirais vivement connaître les passages que je traversais. Le jour grandissait rapidement ; des monceaux de neige, qui s’élevaient autour de nous, ressemblaient à des monts entassés sur d’autres monts. Nous étions au sein des vastes solitudes de l’Eiger, qui semblaient étonnées du bruit de nos pas. On se servait souvent de l’échelle. À la troisième expérience, j’avais conquis ma liberté d’action, et je ne descendais plus à reculons, mais en contemplant avec un charme indéfinissable les gouffres béants qui se perdaient dans les profondeurs du glacier, plus bleus que les cieux d’Orient.

« Bientôt notre troupe se divisa en deux bandes : Hans Jaun, Almer et Lauener partirent en éclaireurs pour frayer des passages et tailler des escaliers dans la neige ; Pierre Jaun et les Bohren restèrent auprès de moi. Almer s’avançait, avec la longue échelle couchée sur son épaule ; Lauener, avec le drapeau roulé que nous avions pris, afin de le poser comme signal sur le sommet que nous devions escalader. Nous avions des lunettes bleues pour éviter l’éblouissant éclat de la neige, qui devenait à chaque instant moins compacte ; Almer s’était même couvert le visage d’un voile vert ; moi, je trouvai le mien incommode, et je livrai résolument ma peau à l’ardeur brûlante des rayons du jour, qui se réfléchissaient sur ces frimas éclatants, quoique le soleil fût caché sous les nuages. Les trous du glacier étaient plus rares, plus étroits, et nous n’employâmes l’échelle qu’une ou deux fois dans l’immense champ de neige poudreuse qui vers huit heures s’ouvrit à nous. Là commencèrent nos véritables souffrances. La chaleur était excessive, la marche lente et singulièrement difficile, car à chaque pas nous enfoncions presque au delà du genou. Parfois le pied ne trouvait pas le fond, et lorsque nous l’avions retiré, nous découvrions une crevasse béante et azurée ; les guides appelaient ces endroits des mines et les redoutaient beaucoup. L’air se raréfiait à chaque instant ; ma bouche était sèche ; je souffrais de la soif, et, pour la satisfaire, j’avalais des morceaux de neige et du kirsch, dont l’odeur même m’était devenue insupportable, mais que j’étais obligée de boire, par ordre formel des guides.

« Depuis longtemps nous avions franchi la région des sources et des torrents. Nous ne tardâmes pas à dépasser même celle où les fissures du glacier se découvraient sous la neige, et nous ne marchâmes plus que sur le linceul éternel et sans tache du désert glacé. Je respirais à peine ; je m’affaiblissais de plus en plus ; aussi était-ce avec bonheur que j’arrivais aux haltes marquées par ceux qui nous précédaient. Je me précipitais épuisée, mais ravie, sur la couche de neige qu’on m’avait préparée. Les avalanches étaient fréquentes ; tantôt elles roulaient par blocs immenses avec un bruit lugubre ; tantôt la neige, soulevée par le vent, tombait sur nous comme de la grosse grêle. Le brouillard se répandit de toutes parts, à notre grand effroi ; nous perdions rarement de vue ceux qui nous ouvraient la route. Après la plaine de neige, la pente devint plus rude et difficile ; à peine les guides avaient-ils assez de force pour frayer un chemin, tant la montée était rude, tant la neige était épaisse.

« Enfin, à dix heures, on s’arrêta sur un plateau qui s’étendait au pied du Monch. L’arête de ce mont se dressait devant nos yeux. On avait taillé une petite grotte dans la glace, où l’on me fit reposer, enveloppée de couvertures. Nous étions littéralement à bout de forces ; la respiration nous manquait, et depuis quelques instants je crachais le sang. Cependant je ne regrettais ni mes fatigues ni la résolution qui m’avait entraînée jusque-là ; tout ce que je craignais était de ne pouvoir aller plus avant. Cet air même que je supportais si mal était pour moi un objet d’études intéressantes, à cause de sa pureté extraordinaire. Un de mes guides, ayant emporté de la grotte quelques branches de genévrier, fit du feu, afin de fondre la neige, que nous bûmes avec délices. Je remarquai alors qu’on se groupait à quelque distance de moi pour délibérer tout bas. Les figures étaient soucieuses. Nous avions parlé de la Jungfrau comme du but de notre expédition ; tous les regards se portaient avec inquiétude sur cette montagne, qu’on voyait à gauche, enveloppée d’épais brouillards. Je redoutais vaguement qu’on ne voulût mettre obstacle à la réalisation complète de mes projets. En effet, on vint me dire qu’il nous serait impossible ce jour-là d’escalader la Jungfrau ; qu’il fallait marcher longtemps encore avant d’atteindre la base, qui, par une illusion d’optique, nous paraissait rapprochée, et que de là trois heures de marche au moins étaient nécessaires pour arriver jusqu’au sommet. Il semblait peu praticable de passer la nuit sur la neige à cette hauteur, où la respiration même est si pénible, et avec un froid glacial qui menaçait de geler nos membres endoloris. D’ailleurs les guides prévoyaient unanimement un orage violent pour la soirée. « Que faire, répétaient-ils, sans abri, sans couvertures, sans feu, sans boissons chaudes (la provision de café était épuisée), au milieu de ces glaces ? » Je leur donnais intérieurement raison, mais il m’était pénible de ne pas arriver au but, qui avait l’air d’être voisin. Comme je ne me résignais pas à me ranger à leur avis, Almer se leva, et déposant l’échelle à mes pieds : « Adieu ! dit-il avec énergie, je vous laisse ; car ma conscience d’honnête homme me défend de prêter la main à un péril que je sais inévitable. »

« Je le rappelai, et me levant à mon tour : « Eh bien ! dis-je, les difficultés sont-elles aussi grandes pour l’ascension du Monch ? Le voilà à quelques pas de nous ; la brume ne le couvre pas : pourquoi n’irions-nous pas jusqu’au sommet ? » À ces paroles, l’étonnement fut général. Tout le monde se tourna vers la montagne que je désignais. La neige avait l’air d’y être solide, et je croyais impossible de rien trouver là de plus dangereux que tout ce que nous avions déjà traversé. Leur hésitation m’étonnait. « Mais savez-vous, me dirent-ils, que ce mont n’a jamais été escaladé ? — Tant mieux ! m’écriai-je, nous le baptiserons ! » Et, oubliant en un instant ma lassitude, je me remis à marcher d’un pas ferme. Pierre Jaun et Pierre Bohren, me voyant si résolue, s’emparèrent du drapeau, partirent en avant, et le plantèrent sur les plus hautes assises du Monch. Le drapeau était blanc, jaune et bleu, et le nom bien-aimé de la Valachie y était brodé en grandes lettres. Comme si le ciel eût favorisé nos désirs, les nuages se roulaient sur les monts d’alentour, ne laissant à découvert que la cime du Monch. Quoique la pente en fût plus raide que celle de l’Eiger, nous ne trouvâmes pas de difficultés beaucoup plus grandes. La neige était dure, et comme nous n’enfoncions pas aussi profondément, la marche était moins accablante. Nous nous tenions de manière à former une chaîne, et nous avancions en zigzag, stimulés par l’impatience d’arriver au sommet. Je ne voyais partout que des couches de neige éparses, mais nulle part les glaces que M. Desor a foulées sur le sommet de la Jungfrau. Il est probable qu’à cause de la saison le Monch était encore enseveli sous les neiges accumulées par l’hiver ; cette circonstance contribua beaucoup à notre succès. L’image de l’infini se présenta à mon esprit dans toute sa grandeur formidable. Mon cœur oppressé la sentit, comme mes yeux apercevaient la plaine suisse perdue dans la brume et les montagnes voisines noyées dans des vapeurs dorées. Je conçus de Dieu un tel sentiment, que mon cœur, il me semblait, n’aurait pas eu jusque-là assez de place pour le contenir ; je lui appartenais tout entière. Dès ce moment mon âme s’absorba dans la pensée de sa puissance incompréhensible.

« Cependant il fallut partir et quitter la montagne où j’étais si loin des hommes ! J’embrassai le drapeau, et nous nous remîmes en marche à trois heures. Nous descendîmes péniblement les flancs du Monch. Nous étions obligés de nous prêter plus de secours qu’en montant, et plus d’une fois nous faillîmes rouler dans les abîmes. Mais dès que nous eûmes retrouvé l’Eiger, nous voyageâmes aussi rapidement que l’avalanche, qui ne connaît point d’obstacle, que le torrent qui creuse son lit, que l’oiseau qui fend l’espace. Assis sur la neige, nous nous laissions glisser du haut de ces pentes gravies avec tant de peine jusqu’au bord des précipices, que nous franchissions avec l’échelle posée en guise de pont. Nous trouvions béants des gouffres que nous avions passés le matin sur la neige qui les recouvrait, car l’aspect de ces montagnes change avec une rapidité vraiment extraordinaire. Les rires et les chants recommencèrent bientôt, provoqués par notre étrange manière de voyager. Ce fut une grande joie quand on se retrouva dans l’atmosphère où renaît la vie. Nous nous précipitâmes tous sur la première source, dont le murmure nous parut aussi doux que la voix d’un ami. Cependant, dès que nous fûmes arrivés aux rochers dépouillés de neige, les difficultés reparurent, et même plus graves qu’en montant ; le péril était extrême. Sans le vaillant Pierre Bohren, qui me portait plutôt qu’il ne me soutenait, je n’aurais jamais pu descendre les roches nues qui se dressent le long du glacier. Comme nous avions abordé la Mer de glace au premier endroit venu, nous rencontrâmes tant de fissures béantes, qu’il fallut faire de grands sauts pour les franchir. Nous n’avions pas atteint l’autre bord, qu’on accourait déjà au-devant de nous avec la chaise à porteurs. Nous arrivâmes en chantant à Grindelwald, où l’on nous regardait avec une telle stupeur, qu’on avait l’air de nous prendre pour des revenants… Au bas de la colline du Grindelwald, je m’arrêtai au chalet de Pierre Bohren ; j’y montai pour voir sa femme ; elle tenait dans ses bras un enfant de quelques jours, que j’embrassai en promettant d’être sa marraine. À mi-chemin d’Interlaken, un orage aussi violent que celui dont j’avais été accompagnée à mon départ éclata avec un bruit formidable, une pluie battante et des éclairs éblouissants qui sillonnaient les sombres nuées. Les guides ne s’étaient pas trompés : nous aurions eu à subir cette tempête sur les plus hauts sommets des Alpes, si nous avions poussé plus loin notre excursion. Le lendemain, quand je me levai, mon visage n’était qu’une plaie, et j’éprouvai longtemps des souffrances atroces. Tout aussi fatigués que moi, les guides arrivèrent en chantant pour me voir et m’apporter un superbe diplôme sur papier timbré. »

Quelques années plus tard, la princesse parcourut la Grèce, où elle reçut un accueil enthousiaste, et où on lui fit des ovations comme à une souveraine. On saluait en elle l’auteur de la Nationalité hellénique, l’avocat libéral et zélé des droits, des coutumes et de l’avenir de la Grèce. Après avoir étudié à Athènes les monuments de l’antiquité et fait plusieurs excursions scientifiques et archéologiques à travers l’Attique, elle traversa les naumachies ou provinces du royaume de Grèce, dans le but d’acquérir une idée complète et précise de la situation des populations rurales. Cette longue course dans un pays qui offre peu de facilités aux voyageurs dut être faite tout entière à cheval, et il fallut à la princesse, pour l’accomplir, autant d’énergie que de persévérance, et une force morale et physique à la hauteur de toutes les épreuves. Elle dut supporter des fatigues incessantes et la chaleur brûlante du soleil, ne se laisser effrayer ni par les routes dangereuses, ni par les précipices, ni par les brigands. Mais, en dépit des conseils de la prudence et des prières de ses amis, l’intrépide voyageuse ne voulut omettre aucune portion de son itinéraire ; elle visita successivement la Béotie, la Phocide, l’Étolie et le Péloponèse. Quand les montagnards de la Laconie la virent passer à cheval dans leurs gorges sauvages, ils s’écrièrent avec enthousiasme : « Voilà une vraie Spartiate ! » et la supplièrent de se mettre à leur tête pour marcher contre Constantinople. En quittant la Grèce, la princesse revint en Italie (1861), et fixa définitivement sa résidence à Florence. Elle a publié de nombreux ouvrages en français et en italien. Tout en appréciant son talent d’écrivain, on doit blâmer et regretter son animosité contre l’Église catholique, envers laquelle elle se livre fréquemment à d’injustes et violentes attaques. Dans l’intervalle de ses travaux historiques, la comtesse Dora d’Istria (pour rappeler une dernière fois son pseudonyme littéraire, emprunté au nom antique du Danube, l’Ister) a cultivé avec succès les arts, et en outre, en véritable Albanaise, elle a toujours aimé les armes, jusqu’à devenir, dit-on, de première force au pistolet.