Les voyageuses au XIXe siècle/Madame de Bourboulon
MADAME DE BOURBOULON
Le nom de Mme de Bourboulon ne peut être omis dans un livre consacré aux voyageuses célèbres. Catherine Fanny Mac-Leod naquit en Écosse ; mais elle n’avait que cinq ans lorsque sa mère, qui appartenait à l’une des familles les plus aristocratiques de ce pays, frappée d’un grand revers de fortune, se décida à le quitter avec tous les siens, et, secondée de ses trois sœurs, à aller fonder à Baltimore une maison d’éducation où furent élevées pendant quinze ans un grand nombre de jeunes filles distinguées. Ni la sympathie ni l’admiration des Américains ne manquèrent à la courageuse tentative de Mme Mac-Leod. Catherine était la plus jeune de quatre filles, et sa destinée sembla de bonne heure la vouer aux voyages. À treize ans, elle suivit au Mexique une de ses tantes qui avait épousé un diplomate espagnol, M. Calderon de la Burca, et plus tard fit avec elle un séjour d’un an en Europe, où elle s’initia à la civilisation et aux grands souvenirs de l’ancien monde. Une éducation brillante avait développé sa vive individualité et son esprit supérieur. À son retour en Amérique, elle fut entourée d’hommages et épousa, en 1851, M. de Bourboulon, secrétaire de la légation de France, qui venait d’être nommé ministre en Chine. La jeune femme partit courageusement, quittant sa famille et un pays aimé pour une contrée alors presque inconnue, et où bientôt la révolte des Taï-Pings allait amener tant d’horribles événements.
Pendant les dix ans qu’elle passa en Chine, Mme de Bourboulon partagea tous les travaux et les voyages de son mari, surtout les plus périlleux. En 1853, le navire sur lequel elle s’était embarquée avec lui pour une reconnaissance du côté de Nankin, où les insurgés avaient leur repaire, fut salué d’un boulet. En 1858, immédiatement après la prise de Canton, revêtue d’un costume d’homme pour moins éveiller l’attention, elle parcourut à cheval, avec son mari et l’amiral Rigault de Genouilly, la ville récemment conquise, tous trois entourés d’une escorte militaire qui maintenait la foule hostile et soulevée.
Au mois d’août 1860, elle résidait à Shanghaï, témoin forcé de scènes sanglantes. Sous ses fenêtres passaient chaque jour les cadavres des malheureux massacrés par les Taï-Pings, et elle suivait d’un regard plein d’horreur ces tristes épaves que le fleuve entraînait vers la mer. Les forces alliées de l’Angleterre et de la France marchaient sur Pékin, lorsque Shanghaï fut attaqué par les rebelles, qui voulaient s’emparer des richesses des Européens. Dans l’hôtel de la légation, défendu par vingt marins, Mme de Bourboulon montra un sang-froid et un courage admirables. Ses notes, prises à la hâte, retracent les émotions de ces terribles journées. Dès que la paix fut conclue, M. de Bourboulon se décida à partir pour Tien-Tsin, afin d’y surveiller l’exécution du traité et de se rendre de là à Pékin, où les légations de France et d’Angleterre devaient avoir leur résidence. Quoiqu’elle se ressentît déjà de la fatale maladie dont ce climat lui avait fait contracter le germe, Mme de Bourboulon voulut suivre son mari. C’est alors que commence le journal où elle a retracé d’une manière vive et pittoresque ses impressions sur cette Chine alors si peu connue, et cette ville de Pékin, où nulle Européenne n’avait pénétré avant elle. Le récit de leur séjour et de l’immense voyage qu’ils accomplirent pour rentrer en Europe a été écrit en grande partie d’après ces notes, qui y sont souvent citées[1]. De Shanghaï au golfe de Petchili, dans lequel le Peï-Ho déverse ses eaux, la distance est de deux cents lieues. Nos voyageurs, qu’une corvette à vapeur avait transportés à l’embouchure du fleuve, durent pour le remonter s’embarquer à bord d’un aviso de commerce ; en franchissant la barre, ils virent devant eux la ville de Ta-Ku avec ses forts célèbres, et au delà des plaines couvertes de sorgho, de maïs et de millet, s’étendant à perte de vue.
Le 12 novembre, ils arrivèrent à Tien-Tsin. La légation française fut installée dans un yamoun cédé par un riche Chinois. Ce mot signifie la réunion de kiosques, de jardins et de pavillons qui sert de demeure aux mandarins. Grâce à l’influence de Mme de Bourboulon, cette habitation devint le centre brillant de la société européenne. Elle-même en fait une gracieuse description : l’art chinois y déployait toutes ses merveilles les couleurs de l’arc-en-ciel y brillaient partout ; les murs étaient décorés de charmants paysages ; des mers d’azur, des lacs transparents, des forêts, une chasse impériale, « où antilopes et chevreuils fuyaient de tous côtés, percés de flèches, et poursuivis par des chiens la queue en trompette ; » en un mot, tous les délices d’un Éden chinois. Mais la jeune femme ne se renfermait pas dans ses plaisirs ; son cœur et ses mains étaient toujours prêts pour les travaux charitables, et les Chinois pauvres avaient de nombreuses occasions d’éprouver sa bienfaisance. Entre autres bonnes œuvres, elle adopta une petite orpheline dont elle dit : « J’ai recueilli, il y a quelque temps, une jeune Chinoise de onze à douze ans qu’on a trouvée, après la prise de Pehtang, dans une maison où ses parents avaient été massacrés. Elle devait appartenir à une bonne famille ; j’essaye de faire son éducation, mais elle n’est sensible à rien. Son enfantillage excessif n’est-il pas le résultat de l’absence de toute éducation chez les femmes de ce pays ? Elle dort et mange bien, est fort gaie, et ne semble pas se souvenir ni se soucier en aucune façon de l’affreux malheur qui l’a séparée de tous les siens. J’exige qu’elle cesse de se martyriser les pieds, mais elle est moins docile sur ce point que sur les autres ; ses pieds ne sont pas encore déformés, et ils reprendraient leur forme naturelle ; cependant, quand on défait les bandelettes qui les compriment, elle a bien soin de les replacer la nuit… Ma jeune Chinoise se civilise tout à fait ; j’en ai fait une chrétienne, et j’ai été sa marraine. Désormais elle s’appellera Catherine, et c’est sous ce nom que je l’envoie à l’évêque de Shanghaï, qui fera continuer son éducation dans la maison religieuse placée sous sa haute surveillance. »
Il serait curieux de savoir ce que pensaient les Chinois de cette belle et courageuse personne ; car ils étaient et sont encore, à vrai dire, peu accoutumés à voir des Européennes, et ils s’habituent difficilement à l’idée qu’une femme de rang élevé ne compromet pas sa dignité en circulant aussi librement que les servantes et les femmes de la classe inférieure. Un petit incident raconté par Mme de Bourboulon nous prouvera jusqu’à un certain point ce que les Chinois, au moins les gens du peuple, pensent de leurs femmes. Le vieux cuisinier de l’ambassade, Ky-Tin, dont elle avait hérité avec la maison, ayant obtenu de sa maîtresse un jour de congé pour aller voir sa famille dans le voisinage, lui parlait au retour de ses fils, qu’il avait trouvés bien grandis, et pour lesquels il voulait travailler jusqu’à son dernier souffle. « Et tes femmes ? lui demandai-je.
— Les femmes, répondit-il dans son français barbare et avec un air de souverain mépris, pas bon, pas bon ; bambou, bambou ! » Ainsi le bâton, voilà le seul argument que les Chinois ont découvert à l’usage du sexe faible, et, dans ce mépris pour les femmes, on peut trouver la cause de la démoralisation et de la dégradation qui se manifestent sous tant de rapports dans le Céleste Empire.
Mme de Bourboulon passa tranquillement à Tien-Tsin l’hiver de 1860 à 1861, sa santé ne lui permettant pas, par ce temps rigoureux, de faire le voyage de Pékin ; mais, le 22 mars, toute la légation partit pour la capitale, Mme de Bourboulon en litière, trop souffrante pour faire le moindre mouvement et accompagnée de son médecin. Heureusement le changement d’air et le déplacement sans fatigue lui rendirent un peu de forces. Il y a environ trente lieues de Tien-Tsin à Pékin ; on traverse une grande plaine qui fut la scène de l’odieuse trahison commise en 1858 à l’égard des parlementaires anglais et français ; et presque aux portes de Pékin on trouve la grande ville de 21 septembre 1860, l’armée alliée, malgré son petit nombre, soutint victorieusement le choc de vingt-cinq mille cavaliers tartares, qui s’entassèrent sur le pont et s’y firent écraser par l’artillerie. Ce pont curieux a cent cinquante mètres de long sur trente de large ; les balustrades de marbre en sont artistement ciselées et surmontées de lions dans le goût chinois.
En arrivant à Pékin, l’ambassade française fut installée dans un palais de la ville tartare. Cinq mois plus tard éclatait la révolution de palais qui porta le prince Kong au pouvoir. Ce prince était favorable aux Européens, et sous son gouvernement Mme de Bourboulon put sans crainte circuler dans Pékin. Le ministre de France obtint en outre un décret impérial très favorable aux missionnaires, qui leur permettait de voyager sans difficultés dans l’intérieur du royaume et leur rendait tous leurs établissements religieux. La cathédrale catholique, bâtie au XVIIIe siècle, avec une façade rappelant celle de Saint-Sulpice, fut restaurée et rendue au culte ; et, le jour de Noël 1861, les Chinois stupéfaits entendirent le gong annoncer le passage de l’ambassade française qui se rendait à la messe de minuit, célébrée en grande pompe, et à laquelle assistèrent une foule de catholiques indigènes. Mme de Bourboulon raconte dans son journal ses promenades à travers Pékin, surtout dans la ville chinoise, curieux chaos qui est la vieille Chine avec ses étrangetés pittoresques.
« Je suis partie à cheval ce matin avec sir Frédéric Bruce et mon mari ; nous étions sans autre escorte que quatre cavaliers européens et deux messagers chinois, ce qui prouve le degré de sécurité dont on jouit maintenant à Pékin… Nous arrivons à un carrefour populeux qui emprunte un caractère tout particulier à la quantité de revendeurs de la campagne, qui viennent y étaler des viandes, du gibier et surtout des légumes ; j’y remarquai des tas d’oignons et de choux qui s’élevaient jusqu’à la hauteur des portes des maisons. Les paysans et paysannes, assis par terre sur une natte de jonc ou un escabeau de bois, fument tranquillement leurs pipes, tandis que les vieilles mules rétives, les ânes pelés errent sur le marché au milieu de la foule, allongeant leur grand cou pour saisir au passage quelque légume ou quelque herbe moins surveillés. À chaque pas, des citadins à la démarche nonchalante et prétentieuse, armés d’un éventail au moyen duquel ils protègent leur teint blême et farineux, se rencontrent avec de robustes campagnards au teint cuivré, chaussés de sandales et coiffés de larges chapeaux de paille. Nous ne savions comment guider nos chevaux au milieu de cette cohue, que les cris énergiques et les imprécations sonores de nos ting-tchaï (coureurs) finirent cependant par faire ranger, et nous gagnâmes les abords du pavillon de police, espérant y être plus tranquilles.
« Nous y étions à peine depuis quelques instants, que mon cheval se mit à broncher et à renâcler énergiquement ; j’avais toutes les peines du monde à le maintenir, lui si doux et si obéissant ! Certainement quelque chose l’épouvantait ; je levai machinalement la tête, et je pensai me trouver mal Derrière nous et tout près était une rangée de mâts auxquels étaient fixées des cages en bambou, et dans chaque cage il y avait des têtes de morts qui me regardaient avec des yeux mornes, grands ouverts, leurs dents convulsivement serrées par l’agonie du dernier moment, et le sang coulait goutte à goutte de leurs cous fraîchement coupés. En un instant nous nous lançâmes tous au galop pour nous dérober à la vue de ce hideux charnier, auquel je pensai longtemps encore dans mes nuits d’insomnie…
« La rue que nous venions de prendre, et que j’appellerai la rue des bimbelotiers et des libraires, est une de celles où la circulation est le plus difficile. Mais quelle est cette bruyante musique qui se fait entendre ? Le charivari de flûtes, de trompes, de tam-tam et d’instruments à cordes a lieu pour célébrer les funérailles d’un des plus riches marchands du quartier. Voici sa porte, devant laquelle l’administration des pompes funèbres (il y en a une à Pékin) a élevé un arc de triomphe avec une carcasse de bois recouverte de vieilles nattes et de pièces d’étoffe. La famille a établi des musiciens à sa porte pour annoncer sa douleur en écorchant les oreilles des passants.
« Nous pressions le pas pour ne pas nous trouver arrêtés au milieu de l’interminable cortège. Le plus beau jour de la vie d’un Chinois est le jour de sa mort ; il économise, il se prive de toutes les aisances de la vie, il travaille sans repos ni trêve, pour avoir un bel enterrement.
« Nous ne sortirons pas de cette maudite rue ! Voici un grand rassemblement qui nous barre le passage ; on vient de placer des affiches à la porte du chef de police du quartier ; on les lit à haute voix, on les déclame sur un ton ampoulé, pendant que mille commentaires, plus satiriques, plus impitoyables que le texte, se produisent au milieu des éclats de rire.
« Cette liberté de la moquerie, de la pasquinade et de la caricature appliquée aux mandarins et aux dépositaires de l’autorité, est un des côtés les plus originaux des mœurs chinoises. En Chine, on est libre d’imprimer et d’écrire ce qu’on veut ; les rues sont littéralement tapissées d’affiches, de réclames et de sentences philosophiques. Un poète a-t-il rêvé la nuit quelque strophe fantastique, vite il l’imprime en gros caractères sur du papier bleu ou rouge, et il l’expose à sa porte ; c’est un moyen ingénieux de se passer d’éditeurs. Aussi peut-on dire que les bibliothèques sont dans les rues ; non seulement les façades des tribunaux, les pagodes, les temples, les enseignes des marchands, les portes des maisons, l’intérieur des appartements, les corridors sont remplis de maximes de toute sorte, mais encore les tasses à thé, les assiettes, les vases, les éventails sont des recueils de poésies. Dans les plus pauvres villages, où les choses les plus nécessaires à la vie manquent complètement, on est sûr de trouver des affiches.
« La foule ne faisant que s’accroître, nos ting-tchaï nous assurèrent que nous pourrions gagner à pied la Grande-Avenue par un passage couvert qui s’ouvrait sur notre droite comme la gueule d’un four. Ce passage, affecté au commerce de bric-à-brac, est tout simplement une ruelle obscure où l’on peut à peine passer deux de front, couverte en mauvaises planches, pavée en terre et à demi éclairée en plein jour par des lampes fumeuses alimentées à l’huile de ricin. Ce ne sont plus des boutiques qu’on entrevoit dans ce couloir, ce sont d’informes amas de vieilles planches, dressées au hasard les unes contre les autres, et soutenues par des piles de marchandises de tout genre. Il paraît cependant qu’il y a des objets de grande valeur au milieu de ces vieilleries.
« Qu’on juge avec quel plaisir nous avons retrouvé l’air pur, le ciel bleu et tout le confortable de nos appartements du Tsing-Kong-Fou.»
Ayant fait cinq fois par mer le voyage de Chine en Europe, M. et Mme de Bourboulon avaient résolu d’effectuer par terre leur sixième trajet ; c’était rendre un service positif à la science et aux intérêts français que de pénétrer dans ces régions presque inconnues. Ils prévoyaient que l’exécution de ce projet présenterait des difficultés, des fatigues et même des dangers. Ils s’imposaient un voyage de huit mille kilomètres, au milieu de populations presque sauvages, à travers des steppes et des déserts sans routes frayées ; il leur faudrait gravir des montagnes, passer des fleuves à gué, dormir sans autre toit qu’une tente, et vivre pendant plusieurs mois de lait, de beurre et de biscuit de mer. Mme de Baluseck, femme du ministre russe à Pékin, avait cependant accompli déjà avec son mari cette pénible entreprise, et désirait retourner en Russie par la même voie. Mme de Bourboulon se sentit animée d’un égal courage, et capable, malgré sa santé fragile, de supporter ces privations et de braver ces périls.
Le régent promit aux voyageurs une pleine sécurité jusqu’aux frontières de l’empire. Il fit plus, il attacha à leur suite plusieurs mandarins de haut rang, pour assurer l’exécution de ses ordres. Une quinzaine de jours avant le départ, une caravane de chameaux fut dirigée sur Kiatka, frontière de la Sibérie, avec toutes sortes de provisions destinées à remplacer celles qui seraient consommées pendant la traversée de la Mongolie.
Un capitaine du génie, M. Bouvier, surveilla la construction de quelques voitures de transport, légères et solides à la fois, pour pouvoir être traînées par les cavaliers nomades et résister aux accidents d’un voyage dans le désert. Du pain, du riz, du biscuit, du café, du thé, des liqueurs, des vêtements de tout genre, des viandes et des légumes conservés, furent emballés soigneusement dans ces voitures et expédiés trois jours d’avance à Kalgan, ville frontière de la Mongolie. Tous ces préparatifs achevés et toutes les précautions prises, le 17 mai fut désigné comme jour du départ.
Pour ce voyage, Mme de Bourboulon adopta un costume d’homme,
c’est-à-dire une veste de drap gris garnie de velours et très longue,
de larges pantalons d’étoffe bleue, des bottes à éperons, et, par-dessus le tout, un large manteau mongol avec un capuchon doublé
de fourrures. À six heures du matin, tous les voyageurs était rassemblés dans la cour de la légation française. Sir Frédéric Bruce,
ministre d’Angleterre, et le secrétaire, M. Wade, accompagnaient
M. et Mme de Bourboulon aussi loin que la grande muraille. Deux
mandarins attendaient gravement pour escorter la caravane jusqu’à Kalgan, et prendre soin qu’on leur fournît sur réquisition tout ce qui
serait nécessaire à leur bien-être. La cour était encombrée de nombreux domestiques indigènes, grimpés sur des chevaux misérables, les
genoux à la hauteur des coudes et cramponnés à la crinière de leurs
Dans les rues de Pékin : un barbier chinois.
montures. Deux litières, portées par des mules, étaient destinées,
l’une à Mme de Bourboulon si elle en avait besoin, l’autre au transport de cinq ravissants petits chiens japonais qu’elle espérait ramener en Europe. Quand tout fut prêt, le mandarin à bouton rouge,
sur l’ordre de l’ambassadeur, donna le signal du départ. L’air résonna soudain de détonations fusées, pétards, serpents de feu
éclataient de tous côtés ; il s’ensuivit une grande confusion, car
personne n’était préparé à cette surprise, mystérieusement organisée
par les domestiques chinois ; en Chine, rien ne se passe sans un feu
d’artifice. Il fallut près d’une heure pour réorganiser la cavalcade.
Le cheval de Mme de Bourboulon, effrayé de ce tapage, l’avait emportée à travers la ville, et elle dut attendre sur une vaste place, à une
certaine distance. C’était la première fois, dit-elle, qu’elle se trouvait
seule au milieu de cette grande cité ; elle avait réussi à arrêter son
cheval près d’une pagode, dans un quartier totalement inconnu, et
elle fut aussitôt entourée d’une foule immense, dont la curiosité
était éveillée par son costume. Quoique cette foule se montrât pacifique et respectueuse, la jeune femme trouva le temps très long, et
ce fut avec une vive satisfaction qu’elle se vit rejointe par ses compagnons de voyage, déjà fort inquiets de son absence.
La grande route de Mongolie est bordée de pagodes, de maisons et de petites auberges très nombreuses, peintes en rouge, en vert et en bleu, et surmontées d’affiches engageantes. On y croise une succession continuelle de caravanes de chameaux conduites par des Mongols, des Turcomans ou des Thibétains ; des troupes de mulets aux clochettes sonores apportant des provinces occidentales du sel ou du thé, et d’immenses troupeaux de bétail, de chevaux et de moutons, sous la garde des agiles cavaliers du Tchakor, qui les dirigent à grands coups de leurs longs fouets ou en poussant des cris gutturaux.
Dans l’après-midi on arriva à un village nommé Cha-Ho, situé entre les deux bras d’une rivière du même nom (rivière du Sable). Mme de Bourboulon raconte ainsi la réception hospitalière faite aux voyageurs :
« Nous souffrions tous de la chaleur ; à l’entrée du village, nous avons été frapper à la porte d’une maison assez vaste : c’était une école mutuelle, car on entendait le nasillement des enfants qui répétaient leurs leçons. Le maître d’école, un Chinois bourru, effaré de ma présence, se tenait en travers de sa porte et faisait mine de ne pas vouloir me laisser entrer. Sur les explications en bon chinois de M. Wade, le bourru, se métamorphosant subitement, plia sa maigre échine en deux et m’introduisit avec force salutations dans l’appartement de ses femmes. Là, et avant d’avoir eu le temps de me reconnaître, je fus enlevée à force de bras par ces dames, et transportée sur le kang ou lit de repos, où j’étais à peine étendue, qu’on m’offrit l’inévitable thé. Je me laissais aller à une douce somnolence, quand une inquiétante pensée vint me rendre toute mon énergie. J’étais couchée sur un amas de loques et de haillons de toute couleur, et certainement le kang devait avoir d’autres habitants que moi. Je me levai aussitôt, malgré les protestations de mes Chinoises, et j’allai m’asseoir dans la cour, sous les galeries. »
En Chine, les arbres sont rares dans la campagne, parce qu’on croit qu’ils nuisent à l’agriculture, mais si nombreux dans les villes, qu’ils leur donnent de loin l’aspect de grands parcs à hautes futaies ; ainsi apparut aux voyageurs la ville de Tchang-Ping-Tcheou, où ils passèrent la nuit, et près de laquelle ils allèrent le lendemain visiter les célèbres sépultures de la dynastie des Mings, agglomérations de curieux monuments que les Chinois regardent comme le plus merveilleux spécimen de leur art au XVIIe siècle de leur chronologie. On voit d’abord, sur une hauteur, un édifice singulier dont six gigantesques monolithes forment les colonnes, posées sur des piédestaux carrés que décorent des sculptures mythologiques et des figures de lion de grandeur naturelle ; sur ces colonnes reposent douze pierres de même dimension, placées perpendiculairement et surmontées de toits de tuiles peintes et vernissées. C’est l’entrée de la sépulture qui sert de point de départ à une large chaussée ; on monte graduellement, l’horizon s’élargit, et soudain on se trouve en face d’un arc de triomphe de marbre blanc percé de portes monumentales, celles du milieu laissant voir une armée de monstres gigantesques rangés sur les bords de la chaussée, monstres en pierre, peints des couleurs les plus éclatantes. La vue est bordée de pins séculaires ; d’autres arcs de triomphe s’élèvent au bout de la chaussée, et sur une colline une réunion de temples et de pagodes en marbre blanc, couverts de tuiles dorées. En s’engageant dans cette avenue bordée de monstres grimaçants, les chevaux se cabrèrent de frayeur et refusèrent d’obéir à leurs cavaliers ; mais, plus loin, aux bêtes féroces succédèrent les animaux domestiques, puis les statues des sages et des empereurs. Enfin on atteignit un dernier arc de triomphe, au milieu duquel une tortue gigantesque porte sur son dos un obélisque de marbre couvert d’inscriptions. À l’époque de la visite de Mme de Bourboulon, l’enceinte était fermée, et pendant que les courriers chinois partaient à la recherche des gardiens, les voyageurs déjeunèrent gaiement à l’ombre d’énormes mélèzes. C’était la première fois que des barbares de l’Occident profanaient ce sol sacré.
« Enfin on nous ouvre les portes ; le gardien de la première enceinte nous offre le thé, et nous faisons distribuer de l’argent aux employés de la sépulture impériale… En Chine encore plus qu’en Europe c’est là une formalité inévitable, et le principe de rien pour rien a dû être inventé dans l’empire du Milieu. Par respect ou pour toute autre cause, les gardiens se dispensent de nous suivre et nous laissent libres d’aller et de venir à notre gré. Nous montons quelques marches, et nous nous trouvons dans une immense cour carrée ; les avenues en sont dallées de marbre blanc, devenu jaunâtre de vétusté ; au milieu, nous contournons des pelouses vertes avec des rangées de cyprès et d’ifs taillés à façon ; aux quatre coins sont des temples consacrés aux divinités du ciel et de l’enfer. Un superbe escalier de trente marches nous mène à un nouveau carré, planté dans le même style ; une épaisse forêt de cèdres gigantesques l’encadre à droite et à gauche : ces arbres font un effet saisissant avec leur écorce d’un gris presque blanc et leur feuillage tellement sombre, qu’il en paraît noir. Huit temples à coupoles rondes et superposées s’élèvent sous l’abri mystérieux des grands cèdres, tous peuplés de ces nombreuses idoles, inventions bizarres du paganisme chinois. L’ensemble de cette cour est funèbre ; j’y frissonne malgré moi, car il y règne une humidité pénétrante comme dans une cave ou un tombeau. C’est avec plaisir que je monte un nouvel escalier qui nous conduit à une plate-forme ronde, tout en marbre blanc et entourée de balustrades sculptées à jour. Au milieu s’élève le grand mausolée ; nous en faisons le tour, et, du côté opposé, nous trouvons un mur à pic adossé à la montagne, qui est couverte d’une végétation inextricable. Une grande porte de bronze, magnifiquement sculptée, nous conduit dans l’intérieur du monument. Nous passons d’abord sur une voûte où sont des caveaux que nous supposons renfermer les ossements des Mings, puis nous montons un escalier tournant d’un très beau style avec des rampes sculptées ; il nous conduit sur une nouvelle plate-forme moins vaste, où nous sommes à peu près à vingt mètres au-dessus du sol. De là on jouit d’une vue magique : devant nous, la vallée que nous venons de parcourir ; de chaque côté, tout un monde de mausolées, de pagodes, de temples, de kiosques que nous n’avions pu voir, cachés qu’ils sont par les grands arbres. Au-dessus de la plate-forme, le mausolée se continue en coupole immense, se terminant en pyramide pointue, couverte d’écailles comme un serpent et de bas-reliefs mythologiques. Enfin la pyramide est couronnée par une boule dorée de grande dimension. »
Depuis le voyage de Mme de Bourboulon, ces étranges sépultures ont été visitées plus en détail, et on a découvert dans la montagne treize monuments analogues.
Les voyageurs durent, pour continuer leur route, renoncer aux chevaux anglais et prendre les affreux chevaux chinois du service postal, plus capables de supporter la fatigue et de franchir les passages périlleux. Après deux pénibles journées employées à traverser gorges étroites, torrents et plaines, où le vent balayait d’aveuglants tourbillons de sable, ils atteignirent la mission lazariste de Suan-Hoa-Fou. En entrant dans la ville, une immense multitude silencieuse et polie, mais fort gênante, les enveloppa. « Tous les yeux se détournent et tout le monde recule si l’un de nous dirige ses regards de leur côté ; mais cet empressement forcené ne laisse pourtant pas de devenir très incommode, et nous nous passerions bien des vingt mille curieux qui nous accompagnent partout. Nous nous sommes arrêtés devant le grand portail de la mission, au-dessus duquel figure seulement depuis quelques jours la croix, ce noble insigne de la civilisation latine ; c’est le drapeau de l’humanité, des idées généreuses et de l’affranchissement universel, placé en Orient sous la protection de la France. »
Les lazaristes étaient installés, depuis les nouvelles lois, dans un immense bâtiment que le gouvernement leur avait concédé ; ils étaient heureux de témoigner leur reconnaissance à l’ambassadeur. Un repas à l’européenne fut servi dans la grande salle de réception, et les pères s’empressèrent de faire à leurs hôtes les honneurs de leur maison. Il fallut quitter cette bonne hospitalité pour se remettre en route ; le 23, les voyageurs arrivaient à Kalgan, où ils trouvèrent M. et Mme de Baluseck ; cette dernière devait, comme on le sait, se joindre à eux. Les représentants de trois grandes puissances européennes se trouvaient ainsi réunis dans cette ville lointaine et inconnue à l’Europe.
Kalgan, frontière de la Mongolie, est moins bien bâtie que les cités impériales ; c’est un centre commercial, où l’on trouve un grand nombre de bazars ; la foule y est considérable ; les piétons se suivent à la file, le long des maisons, abandonnant les chaussées aux chariots, aux chameaux et aux mulets. « J’ai été frappée, écrit Mme de Bourboulon, de l’immense variété des costumes résultant de la présence de nombreux marchands étrangers. On y voit, comme dans toutes les villes chinoises, des industries et des industriels de toute sorte les porte-faix chargés de thé en briques, les restaurateurs ambulants, avec leurs fourneaux toujours allumés, y campent sous leurs auvents formés de deux perches soutenant un tapis de feutre ; des bonzes mendiants sont assis derrière une table, sur laquelle est un Bouddha en cuivre et une sébile, et frappent du tam-tam ; devant les étalages des boutiques se tiennent les revendeurs chinois, prônant à haute voix leurs marchandises. Des Tartares aux jambes nues, au costume déguenillé, y poussent devant eux, sans s’inquiéter des passants, des troupeaux de bœufs et de moutons ; des Thibétains s’y font reconnaître à leurs habits somptueux, à leur toque bleue à rebord en velours noir et à pompons rouges, à leurs longs cheveux flottants dans lesquels sont fixés des joyaux d’or et de corail. Des chameliers du Turkestan, coiffés du turban et portant une longue barbe noire, conduisent avec des cris étranges leurs chameaux chargés de sel ; enfin les lamas mongols aux habits jaunes et rouges, avec la tête complètement rasée, passent au grand galop, cherchant à faire admirer leur adresse à diriger leurs chevaux indomptés. De temps en temps j’aperçois un marchand sibérien avec sa polonaise doublée en fourrure sur une redingote de drap noir, ses grandes bottes à l’écuyère et son large chapeau de feutre…
« Me voici dans la rue des marchands d’habits ; c’est à eux que j’ai affaire. Il y a beaucoup plus de fripiers que de magasins de costumes neufs. Ici on n’éprouve pas la moindre répugnance à s’habiller avec la défroque d’autrui, bien heureux si le revendeur daignait la faire nettoyer… Enfin voilà un magasin élégant ; le maître est un petit vieillard propret, le nez armé de lunettes formidables, mais qui ne cachent pas tout à fait ses yeux malins ; trois jeunes commis se succèdent devant la boutique, apportant des tuniques en cotonnades qui servent de chemises, des vestes ouatées, des pelisses de soie doublées de peaux de moutons, et même des robes d’apparat ; ils les drapent autour d’eux et les font admirer aux passants en criant d’une voix de fausset leur qualité et leur prix. Je me suis laissé tenter ; j’ai acheté, entre autres choses, une pelisse en soie bleue doublée de laine blanche, fine et douce comme de la soie ; elle provient de la célèbre race des moutons ong-ti. Je l’ai payée peut-être le double de sa valeur ; mais le maître de l’établissement a été si persuasif, si irrésistible, que je me suis laissé faire et que j’ai dû m’en aller, parce qu’il aurait été capable de me faire acheter toute sa boutique. Les Chinois sont certainement les premiers marchands du monde, et je prédis aux commerçants de Londres et de Paris de redoutables concurrents s’il leur prend fantaisie d’aller s’établir en Europe. »
M. de Baluseck reprit la route de Pékin, et le 24 mai la caravane, à laquelle Mme de Baluseck s’était jointe, sortait de Kalgan et franchissait la grande muraille. Ce colossal ouvrage de défense se compose de doubles remparts crénelés, coupés à des intervalles de cent mètres par des tours fortifiées ; ils sont bâtis en briques et en moellons cimentés avec de la chaux ; ils ont vingt pieds de haut sur vingt-cinq d’épaisseur, mais ils sont en ruines sur plusieurs points et n’ont pas partout les mêmes proportions ; dans la province de Kanson, ce n’est plus qu’un mur qui n’a pas un mètre de haut. Cette muraille fut élevée au IIIe siècle de notre ère pour protéger l’empire contre les invasions des Tartares ; elle gravit les collines, descend dans les vallées et enjambe les fleuves les plus rapides.
Après avoir franchi une chaîne de montagnes, nos voyageurs virent s’étendre devant eux le plateau de la Mongolie. « À notre arrivée au sommet, nous avons eu le coup d’œil le plus saisissant et le plus admirable. Devant nous, des prairies sans fin, l’immensité couverte d’herbes verdoyantes. C’était une mer avec des ondulations de graminées semblables à de longues vagues : la Mongolie enfin, la Terre des Berbes, comme l’appellent ses libres habitants ; le désert, le désert infini, avec toute sa majesté, et qui vous parle d’autant plus de Dieu que rien n’y rappelle les hommes. Le ciel au-dessus des prairies était de cette douce couleur d’aigue-marine claire et un peu rosée dont se revêt ordinairement le côté de l’horizon opposé au soleil couchant. C’était une transparence et une pureté d’atmosphère que rien ne saurait exprimer ; le haut des herbes seulement était doré par le dernier rayon de soleil qui allait se perdre dans cette immensité. »
Il fallut s’arracher à ce spectacle pour gagner avant la nuit la ville de Bourgaltaï, où arrivaient en même temps les chameaux chargés de bagages ; l’auberge était malpropre et délabrée, la confusion à son comble dans la nuit noire ; on mit du temps pour trouver des lits de camp et quelques provisions ; mais la gaieté de Mme de Bourboulon résistait à tous les inconvénients et à tous les ennuis. Cette gaieté fait le charme de ses notes ; tout lui semble amusant et nouveau, et elle annonce avec satisfaction que désormais ils vont camper sous la tente « comme les nomades ». À Bourgaltaï même, dans leur misérable auberge, elle parle en riant de leur soirée. « C’était la fête de la reine Victoria, et comme le maître d’hôtel a pu mettre la main sur deux bouteilles de Champagne, nous avons bu à la santé de Sa Majesté avec le ministre d’Angleterre et son secrétaire ; ensuite nous avons fait un whist, car on avait trouvé des cartes ; c’est sûrement la première fois qu’on y joue dans les déserts de la Mongolie. »
Avant d’y pénétrer avec elle, il peut être utile d’énumérer le personnel de la caravane et de parler de son organisation. Outre M. et Mme de Bourboulon, les Français étaient au nombre de cinq : le capitaine Bouvier, un sergent et un soldat du génie, un artilleur, un intendant, plus un jeune Chinois chrétien que l’ambassadeur emmenait en France. La suite de Mme de Baluseck consistait en un médecin russe, une femme de chambre, un interprète lama et un Cosaque d’escorte. Les deux dames voyageaient dans une petite calèche à deux roues appartenant à l’ambassadrice russe, les autres à cheval ou dans des charrettes chinoises ; ces charrettes, avec des capotes goudronnées, garnies en drap bleu, ne contiennent qu’une seule personne ; elles ne sont pas suspendues, mais très solides. Les conducteurs chinois furent remplacés par des postillons mongols, et les mandarins déposèrent toute responsabilité entre les mains d’officiers de cette nation. La façon d’atteler est fort étrange une longue barre de bois est attachée au bout des brancards ; de chaque côté un cavalier la glisse sous sa selle, et ils partent au galop. Quand on veut s’arrêter, les postillons se jettent de côté, la barre tombe à terre, et le voyageur court grand risque d’être lancé hors de la voiture. Les officiers d’escorte allaient en avant pour faire dresser les tentes, construites exprès pour la circonstance et fort vastes ; elles étaient formées de claies mobiles sur lesquelles on étendait un immense tapis de feutre épais, le tout ayant l’apparence d’un gigantesque parapluie avec un trou au centre pour renouveler l’air ; l’intérieur était orné de soieries chinoises. La caravane emportant avec elle des provisions considérables, et les bergers nomades fournissant de la viande fraîche, la table était bien servie ; mais le défaut de combustible les obligeait à brûler des argols ou des bouses de vache desséchées, et le froid était très vif.
Au bout de quelques jours, ils entrèrent dans le grand désert de Gobi, où le steppe est parsemé d’innombrables taupinières servant d’habitation à des rats gris, ou bien de bancs de grès échelonnés comme les marches d’un escalier naturel, qui y rendent la locomotion des plus pénibles ; ce n’est plus l’océan de verdure de la terre des Herbes, mais une mer de sable sans limites, sans arbres et sans fleurs ; cependant cette monotone uniformité n’est pas dépourvue d’une certaine poésie.
« En arrivant ici à la couchée, à quatre heures du soir, j’ai été me promener sur le bord d’un étang où j’ai joui d’un coup d’œil extraordinaire ; au milieu et sur le bord, dans un encadrement de roseaux et de gazon vert, s’ébattait avec confiance une foule d’oiseaux de toute couleur et de toute grandeur : des sarcelles, des canards de différentes espèces, des cygnes, des poules d’eau, bécassines, ibis, hérons ; un troupeau d’antilopes s’abreuvait sans se soucier des cris de la gent ailée ; une bande d’oies sauvages paissait l’herbe verte ; un superbe faisan doré caquetait auprès de ses poules ; enfin deux énormes grues de la Mandchourie, perchées sur une patte, contemplaient mélancoliquement ce spectacle : on eût dit la basse-cour du bon Dieu. La confiance de ces animaux prouvait que jamais aucun d’eux n’avait été tourmenté ni chassé par l’homme. »
Ce nom de désert de Gobi (désert des pierres) lui vient des énormes rochers granitiques qui le parsèment ; la Mongolie n’est, en effet, qu’un vaste plateau de granit, et dans les endroits où ces assises ne sont pas recouvertes d’une couche de terre, toute végétation cesse, l’eau manque, et dans les puits elle a un goût sulfureux insupportable. Cependant, grâce à leurs provisions, les voyageurs ne souffraient pas du manque de ressources ; la seule chose qui leur faisait défaut était le pain ; Mme de Baluseck avait cependant emporté du pain de seigle qui était encore mangeable, détrempé dans de l’eau ou du lait.
Plus loin, Mme de Bourboulon ajoute :
« Je m’habitue au désert ; voici quelques jours que je couche sous la tente, et il me semble que j’ai toujours vécu ainsi. Le désert ressemble à l’Océan : l’œil de l’homme s’y plonge dans l’infini, et tout lui parle de Dieu. Le nomade mongol aime son cheval comme le marin aime son navire. Ne lui demandez pas de s’astreindre aux habitudes sédentaires des Chinois, de bâtir des demeures fixes et de remuer le sol pour en tirer péniblement sa nourriture ; ce libre enfant de la nature se laissera traiter de barbare grossier, rude et ignorant, mais en lui-même il méprise l’homme civilisé qui rampe comme un ver sur un petit coin du sol qu’il appelle sa propriété. Le steppe immense lui appartient ; ses troupeaux, qui le suivent dans ses courses vagabondes, lui fournissent la nourriture et les vêtements : que lui faut-il de plus, tant que la terre ne lui manque pas ? »
Ce vaste désert a exercé son influence sur les destinées de la race humaine ; il a mis une infranchissable barrière entre la civilisation de l’Inde et du Thibet et les peuplades du nord de l’Asie. Les barbares qui, dans les dernières années de l’empire romain, envahirent et dévastèrent l’Europe sortaient des steppes et des plateaux de la Mongolie. Comme l’a dit Humboldt[2] : « Si la culture intellectuelle a marché d’Orient en Occident comme la lumière vivifiante du soleil, la barbarie, à une époque postérieure, suivit la même route, et menaça de plonger de nouveau l’Europe dans les ténèbres. Une race de bergers aux cheveux roux, les Hiounghums, habitait sous ses tentes de peaux le plateau élevé de Gobi. Longtemps formidables au pouvoir chinois, une partie de ces Hiounghums furent refoulés au sud vers l’Asie centrale, l’impulsion, une fois donnée, se propagea sans interruption jusqu’aux bords de l’Oural, d’où fit irruption un torrent de Huns, d’Avares, de Chasars et autres peuplades asiatiques confondues. Les armées des Huns arrivèrent d’abord aux rives du Volga, puis dans la Pannonie, et enfin jusque sur les bords de la Marne et du Pô, dévastant ces belles plaines que le génie de l’homme avait couvertes de monuments. Ainsi souffla de la Mongolie asiatique un vent pestilentiel qui alla flétrir jusqu’aux plaines cisalpines la fleur délicate de l’art, objet de soins si précieux. »
Dans ces steppes, la température est extrêmement variable ; souvent il gèle le matin, et à midi on a trente degrés de chaleur ; il faut ôter et remettre des vêtements sans arriver à se préserver des rhumes, et l’on a même trouvé des voyageurs morts de froid dans le désert. La fatigue du voyage est accrue par le trot rapide des chevaux mongols et les inégalités perpétuelles du terrain. Les postillons mongols sont d’admirables cavaliers et luttent entre eux d’adresse et d’agilité ; des femmes même font quelquefois ce périlleux service pour remplacer leurs pères ou leurs maris. Mais, en revanche, rien ne peut résister à ces courses désordonnées et à ces cahots intolérables ; les objets les plus soigneusement emballés sont brisés. Mme de Bourboulon dit qu’ils semaient le désert des débris de leur garde-robe, que l’argent même s’usait dans les coffres ; et, en effet, une poignée de piastres fut trouvée rognée comme par une lime, grâce au frottement ; si le voyage s’était prolongé, tout aurait été réduit en poussière. Pour se reposer de la voiture, Mme de Bourboulon essaya de monter à cheval, mais ce fut encore pire, car elle dut suivre les voitures au grand galop, et, l’étape achevée, elle se trouva exténuée de fatigue. En avançant, la végétation devenait de plus en plus rare ; un arbre rabougri, qui avait poussé par hasard dans une fente du plateau, arrêta les voyageurs comme une merveille du steppe. On rencontrait encore çà et là quelques touffes roses de saxifrages, une plante grasse épineuse, de maigres bruyères et un peu d’herbe dans le creux des rochers ; les iris violets, jaunes et blancs de la terre des Herbes, les œillets rouges qui parfumaient la route de leur délicieuse odeur, avaient disparu. Dans cette solitude aride on trouve pourtant des villes ou plutôt des lieux de campement habituels aux caravanes, où les pasteurs du désert affluent pour leurs échanges avec les marchands chinois et sibériens. À Homoutch, l’une de ces capitales primitives composées de tentes, s’élève une lamaserie construite en briques vernies de blanc, qui repose le regard fatigué de l’uniformité des steppes. Mais Mme de Bourboulon se plaint de sa nuit troublée par le bruit des troupeaux et des chameliers, et surtout celui du passage des lamas quêteurs, qui réclamaient, en faisant retentir leurs conques marines, les subsides de beurre et de lait qu’on a coutume de leur donner. L’admirable silence du désert l’avait déshabituée du tumulte des villes. Un petit fait qu’elle raconte nous laisse entrevoir les habitudes de ces tribus nomades.
« La chaleur a été terrible pendant toute cette journée, et le soir, en arrivant à l’endroit où nous devions coucher, nos postillons se précipitèrent avec avidité sur les vases pleins d’eau et de lait de chamelle que les femmes et les enfants leur avaient préparés ; une violente altercation s’ensuivit parce qu’une de ces Agars du désert avait donné à boire à un étranger avant son mari. Celui-ci renversa le contenu du vase et jeta du sable à la tête de sa femme, au milieu des rires et des exclamations des pasteurs. Ces scènes primitives me rappelaient la Bible et le temps des patriarches. »
La rencontre d’une caravane, la première qu’ils eussent croisée sur leur route, fut un événement ; en tête s’avançaient deux marchands sibériens qui se rendaient en Chine ; des Mongols à l’aspect misérable et sauvage les accompagnaient avec leurs chameaux et des yaks ou bœufs à longs poils. Mais le plus curieux c’étaient trois grands bateaux montés sur des roues, et construits dans le genre des bateaux de bains qu’on voit dans les villes d’Europe ; ces véhicules étranges servaient à transporter la famille et les richesses des marchands. On échangea des renseignements, et les deux caravanes continuèrent leur chemin en sens contraire, comme deux navires se rencontrant au milieu de l’Océan.
Le désert cessait enfin, et le pays des Khalkas lui succédait, région de grandes forêts, de pâturages et de fleuves limpides ; mais ce paradis terrestre de fraîcheur et de verdure n’était pas sans dangers.
« J’ai voulu monter à cheval ce matin, séduite par l’aspect des belles prairies vertes de Taïrun. Mon cheval bondissait sur leur surface, et, lui lâchant la bride, je le laissais franchir l’espace dans un galop effréné, bercée par le bruit sourd de ses sabots qu’amortissait un épais tapis d’herbes, sans m’occuper de rien et rêvant profondément. Soudain j’entends derrière moi des cris inarticulés, et au moment où je me retourne, je me sens tirée par la manche ; c’est un Mongol de l’escorte qui s’est lancé à ma poursuite. Il abaisse tantôt une main, tantôt l’autre, en imitant avec ses doigts le galop d’un cheval emporté ; enfin, voyant que je ne comprends pas, il me montre fixement le sol. La présence d’esprit me revient, j’ai l’intuition d’un danger auquel j’aurais échappé, et je m’aperçois que si nos montures paraissent si animées, ce n’est pas l’aspect des verts pâturages qui les met en joie, mais la peur, la peur d’être englouties vivantes ! Le sol se dérobe sous leurs pas, et si elles restaient immobiles elles enfonceraient dans de perfides tourbières qui ne rendent plus leur proie. Je frissonne encore quand je songe au danger que j’ai couru. Mon cheval, mieux servi par son instinct que moi par mon intelligence, s’emportait, et je ne m’en apercevais point ; quelques pas de plus, j’étais perdue ! »
Le climat et les fatigues avaient fait retomber Mme de Bourboulon dans un état de santé précaire ; sa vaillante énergie défaillait à la pensée d’être gravement malade dans ce pays perdu ; heureusement ils atteignirent Ourga, siège d’un consulat russe, et rentrèrent, provisoirement du moins, au sein de la civilisation, sauf que dans l’appartement confortable qui leur avait été préparé il n’y avait pas de lits, meuble regardé comme superflu en Sibérie. Ourga, ville importante, située sur la rivière Toula, dans un magnifique paysage animé d’immenses troupeaux de chevaux à demi sauvages et de yaks au long poil blanc, ressemble à un campement de nomades, avec ses maisons qui sont des tentes, et que dominent les clochetons dorés des deux palais du Guison-Tamba, le pontife enfant adoré des lamas. Si les tribus khalkas avaient paru misérables aux voyageurs, ils voyaient là des Mongols de haut rang, des tait-si ou gentils-hommes, ayant grand air avec leur élégant costume et leurs façons pleines de courtoisie : ils portaient des bonnets de soie cramoisie doublés de martre et ornés d’une plume de faucon, des manteaux de soie jaune et de fourrures, et des pelisses également cramoisies, enfin de longues guêtres de velours noir, et au côté un léger sabre chinois. Mais, si pittoresque que fût ce spectacle, Mme de Bourboulon déclare qu’elle était surtout sensible au plaisir de retrouver quelque chose de l’Europe. « La tenue, la discipline des Cosaques, les boutons dorés de leur officier, jusqu’à l’habit à queue de morue du consul, me représentaient la civilisation et me faisaient tressaillir le cœur ; il me semblait que j’allais guérir tout de suite, que je rentrais dans ma vie ordinaire, après avoir passé par les angoisses d’un cauchemar étrange. » Mme de Bourboulon obtint à grand’peine l’autorisation de visiter la montagne sacrée qui domine Toula, mystérieux sanctuaire du culte bouddhique ; elle est couverte d’une épaisse forêt de pins, sous lesquels s’élèvent de grands rochers blancs qu’on aperçoit de la vallée, et qui sont couverts d’inscriptions gigantesques tirées des livres de Çakya-Mouni, le prophète du Bouddhisme. Il y a à Ourga près de trente mille lamas, attirés par la vénération qu’inspire la ville sainte ; elle se compose de trois quartiers : russe, chinois et mongol ; tous les trois ans s’y célèbre une grande fête religieuse où accourent des députations de toutes les tribus de la Mongolie, des pèlerins, des Tartares, des Mandchoux, des Thibétains venus de l’Himalaya, mêlés aux marchands turcs et sibériens. Il s’y fait, en un mois, un trafic de plus de cent millions.
Pour atteindre la frontière sibérienne, il restait encore bien des fatigues à supporter ; il fallut franchir par des gorges magnifiques et profondes, où le chemin était presque impraticable, les monts Bakka-Oula, couverts de forêts toutes peuplées de bêtes fauves ; et ce fut avec une joie vive que Mme de Bourboulon vit tout à coup se déployer devant elle la grandiose vallée de la belle rivière Sélenga, que bornaient les hautes montagnes de la Sibérie, et au pied de ces montagnes étinceler les flèches dorées de la cathédrale de Kiatka. Le gouverneur général de la Sibérie orientale avait envoyé au-devant des voyageurs une escorte commandée par son aide de camp, M. d’Ozérof, qui devait les conduire à Irkoutsk ; des tarantass ou grandes chaises de poste à six chevaux, et des télégas, traîneaux à quatre roues, étaient mis à leur disposition. Ils ne tardèrent pas à arriver à Kiatka, où les attendait la réception la plus hospitalière ; l’hôtel du gouverneur était rempli de fleurs, passion de tous les Russes ; dîner, concert et bal furent donnés en l’honneur des arrivants. Le grand nombre d’exilés politiques avait introduit dans ces pays lointains l’élégance de la haute société ; presque toutes les dames parlaient français. Mme de Bourboulon déclare que rien ne manquait à cette fête, « pas même la polka et le quadrille officiel : ce n’était pas la peine d’être à quatre mille lieues de Paris. » Toutes les constructions de Kiatka sont badigeonnées de couleurs tendres, roses, jaune ou bleu de ciel, la cathédrale, blanche et lilas, a ses clochetons peints en vert-pomme ; l’intérieur en est d’une richesse extrême : la grille du chœur est décorée de moulures en or et en argent ; l’autel est en argent massif. Après la messe solennelle à laquelle assista le lendemain le ministre de France, l’archimandrite lui adressa un compliment dont le français seul laissait un peu à désirer. Mme de Bourboulon, elle, remerciait de toute son âme la Providence de leur avoir fait accomplir sans danger ce long voyage ; il lui semblait presque terminé, quoiqu’elle fût encore bien loin de la France.
En arrivant sur les bords du lac Baïkal, tous furent très désappointés d’apprendre que les bateaux à vapeur qui font le service du lac, ayant éprouvé de graves avaries, étaient en réparation ; ils se décidèrent, après bien des hésitations, à s’embarquer sur des bateaux à voiles, très malpropres, et destinés seulement au transport des bagages. Il fallut hisser à bord les tarantass, dans lesquelles les voyageurs s’installèrent pour passer la nuit, ces voitures étant organisées de façon qu’on puisse y dormir et voyager ainsi sans s’arrêter. Mais un terrible ouragan s’éleva et faillit arracher les lourdes barques de leurs ancres et les jeter à la côte. Cependant, après ces heures affreuses, la traversée du lac se fit paisiblement, le lendemain soir, par un beau clair de lune qui révélait aux regards l’incomparable panorama de ce lac, le troisième de l’Asie, la mer Sainte, comme l’appellent ses riverains, au sein duquel jaillissent, de profondeurs inconnues, des sources d’eau bouillante, et qu’environnent les pics couverts de neige de ses hautes montagnes. Il joue un rôle important dans les communications entre la Russie et la Chine,
- et l’on y a organisé depuis quelques années un service régulier de
steamers.
Après la longue traversée du désert, Irkoutsk devait paraître agréable à nos voyageurs ; c’était retrouver les avantages de la vie européenne. Quoiqu’elle n’eût alors que vingt-trois mille habitants, cette ville était gaie et animée, et tout y semblait nouveau à Mme de Bourboulon ; elle revoyait avec plaisir des maisons à plusieurs étages, des magasins, des rues éclairées, jusqu’à une modiste parisienne, qui l’aida à remplacer par une robe de soirée, pour le dîner de cent couverts offert par le chef des marchands, le costume de voyage qui avait fait un effet si plaisant au milieu des toilettes de bal et des crinolines à la fête du gouverneur de Kiatka. Malgré leur besoin de repos et l’accueil empressé qu’ils trouvaient à Irkoutsk, M. et Mme de Bourboulon, prenant congé de Mme de Baluseck, qui devait y prolonger son séjour, ne tardèrent pas à continuer leur route avec une excessive rapidité, ne quittant pas leurs tarantass, et faisant en dix heures jusqu’à cent sept verstes, quoique cette vitesse inouïe épuisât les forces de Mme de Bourboulon et qu’elle tombât dans des sommeils qui ressemblaient à la torpeur. « Nous arrivions, écrit-elle, à huit heures du matin sur les rives de l’Ienissei ; aussitôt on a dételé, on a forcé les chevaux à passer à gué, en dépit de leur résistance désespérée… Je n’ai pas bougé. On a soulevé ma voiture et on l’a hissée à bord à bras d’hommes ; les cinquante paysans requis pour cette corvée chantant à tue-tête pour aider à leurs efforts, je n’ai rien senti, je n’ai rien entendu ; sur le bateau, on a fait grincer les poulies des cordages et les chaînes de fer des cabestans, tandis que le patron commandait la manœuvre à coups de sifflets aigus : j’ai continué à dormir ; enfin, heureusement, par un effet ordinaire du sommeil plus profond, je me suis éveillée quand le silence a remplacé tout ce tapage ; nous étions alors au milieu du fleuve. Quel magnifique coup d’œil, et combien j’eusse regretté de n’en pas avoir joui ! »
Arrivés à Atchinsk, point de séparation de la Sibérie orientale et occidentale, les voyageurs trouvèrent la même hospitalité gracieuse, mais ne prolongèrent pas leur séjour ; ils continuèrent leur course à travers ces plaines sans fin, coupées de forêts de sapins et d’innombrables cours d’eau. À Tomsk, l’accueil fut aussi empressé qu’à Irkoutsk ; les riches bourgeois se disputèrent l’honneur de les loger, et Mme de Bourboulon parle avec étonnement de l’opulence extrême de ces marchands sibériens : « Le service de table est d’un luxe fou ; une profusion inouïe de fleurs rares, de bougies, de vaisselle d’or et d’argent massif, et on pourrait nourrir un régiment avec la desserte de notre table, où, par respect, notre hôtesse ne s’assied jamais avec nous. Au milieu de cette humilité perce cependant un grain d’orgueil, orgueil légitime de la richesse acquise par le travail et l’intelligence ; comme nous lui reprochions ces prodigalités inutiles, elle nous répondit qu’elle était assez riche pour ne se rien refuser, et qu’elle n’avait pas changé son train de maison pour nous. »
À deux jours de Tomsk, la route plonge dans les immenses marais de la Baraba, et se compose de rondins de sapins joints avec de l’argile, qui font aux voitures un plancher peu solide. Le paysage, noyé dans la brume, est d’une étrange tristesse ; ce sont des lacs immenses, des étangs reliés les uns aux autres, des marécages recouverts d’une végétation monstrueuse et d’une profusion d’admirables fleurs sauvages ; on voyage dans l’eau. Ce pays est ravagé par les fièvres et par des nuées d’insectes avides de sucer le sang de l’homme ou des animaux. Mme de Bourboulon en fit la cruelle expérience, quoiqu’elle se fût armée d’un masque de crin et qu’elle eût caché ses mains dans des gants épais. « Je m’assieds dans un coin et j’ouvre le châssis d’une des portières ; l’air est lourd et chaud, la nuit profonde des nuages noirs chargés d’électricité roulent au-dessus de moi, dessinant çà et là de grandes ombres fantastiques, et le vent m’apporte ces senteurs à la fois âcres et fades qui annoncent le voisinage des marais. Peu à peu je m’endors, mais le carreau était resté ouvert ; une vive sensation de froid et des démangeaisons intolérables me réveillèrent ; le jour naissait, les marais m’apparaissaient dans leur splendide horreur mais toutes les parties de ma figure que touchait mon masque avaient été percées des milliers de fois à travers le treillage de crin par des milliers de trompes et de suçoirs affamés. La voiture était inondée de moustiques et de cousins, l’air en était noir. J’eus, à la station où nous nous arrêtâmes, la satisfaction de voir que mes compagnons n’avaient pas été plus épargnés que moi ; aussi les compresses d’eau vinaigrée que nous sommes obligés de nous appliquer nous font-elles ressembler à un hôpital ambulant. »
Mais un danger plus grave, c’est que ces piqûres rendent les
chevaux furieux ; ils s’emportent et entraînent les voitures dans
les tourbières ; un de ceux de la tarantass ayant rompu ses harnais, bondit dans le marais et y fut instantanément englouti. Ces deux jours de traversée de la Baraba furent ce qui parut à Mme de
Bourboulon de plus dur dans son voyage. Quittant enfin les steppes
et les forêts de la Sibérie, ils franchirent la chaîne de l’Oural, gagnèrent la ville de Perm, et de là le Volga. Ils s’étaient débarrassés à
Perm de tout ce qui les encombrait, ne gardant que leurs caisses et
leurs malles, pour se transformer en voyageurs européens. Ils arrivèrent
Lac Baikal.
à Nijni-Novgorod au moment de la fameuse foire, qui égale
en importance celle de Leipzig et la surpasse en pittoresque intérêt.
À l’observateur elle offre une curieuse collection de types les plus
variés de l’humanité. On y peut voir rassemblées toutes les races de
l’Orient, coudoyant des Russes, des Juifs, des Cosaques et des commerçants de presque toutes les nationalités européennes. Parmi les
spectacles de tout genre qui remplissaient de vastes baraques,
Mme de Bourboulon assista à une représentation de l’Othello de Shakspeare, joué en anglais par un acteur nègre des Antilles, tandis
que les autres personnages récitaient leurs rôles en russe. Elle trouva
l’Othello très bon ; car, ajoute-t-elle, quand on revient de Chine, on
n’est pas difficile.
Un autre divertissement attira son attention : « c’était un chœur de marins du Volga, assis à terre et faisant le simulacre de ramer, sous les ordres d’un chef, qui déclamait une sorte de récitatif auquel le chœur répondait par des strophes chantées en parties. Il s’agissait des exploits de Rurik et de ses pirates, envahissant la Moscovie au IXe siècle ; le chant était sauvage, mais bien rythmé et saisissant. J’aurais voulu pouvoir le noter, mais j’en ai été empêchée par le bruit assourdissant qui se faisait dans toutes les langues et dans tous les cris du monde. »
Ici s’arrêtent les notes de Mme de Bourboulon ; de Nijni-Novgorod, elle et son mari se rendirent par le chemin de fer à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, et revinrent enfin à Paris à travers la Prusse et la Belgique. Ils avaient accompli en quatre mois, sans accident, un voyage d’au moins dix mille kilomètres, un des plus longs qu’on puisse faire par terre.
D’après un récit de voyage on peut se faire une idée assez exacte du caractère et de l’intelligence du voyageur. À chaque page de ces notes, écrites au jour le jour, Mme de Bourboulon se révèle comme une femme d’esprit cultivé, gaie, spirituelle, pleine d’énergie. Mais ses forces physiques n’égalaient pas celles de son âme, et, peu d’années après son retour, elle mourut au château de Claireau, dans le Loiret, le 11 novembre 1865, à l’âge de trente-huit ans.