Les voyageuses au XIXe siècle/Madame Carla Serena

Alfred Mame et fils (p. 248-254).
MADAME CARLA SERENA


Au retour d’une course à travers la Scandinavie, la Russie, la Turquie, l’Égypte et la Grèce, Mme Carla Serena, qui a déjà de nombreux droits au titre de grande voyageuse, se décida à faire une excursion dans les provinces transcaucasiennes[1], quoique ce ne fût pas le chemin le plus court pour se rendre de Constantinople à Londres. Mais les conditions des voyages dans ces contrées ont bien changé depuis l’époque où Mme Hommaire de Hell parcourait, elle aussi, les contrées voisines de la mer Noire. Des lignes de chemins de fer coupent la Géorgie et y facilitent grandement les communications, lorsqu’elles ne sont pas obstruées par les neiges, ce qui arriva à Mme Carla Serena ; elle mit un mois (décembre 1875) pour se rendre du port de Paki, sur la mer Noire, à Tiflis. Elle arriva en Iméréthie dans la semaine qui précède le grand carême, et assista aux fêtes qui se donnent à cette occasion.

« Chez les Caucasiens, le carnaval ne revêt point la forme d’un divertissement populaire ; les jours qui précèdent le grand carême ne s’y distinguent que par la quantité de mets et de boissons qu’on y engloutit : c’est la semaine des invitations réciproques. Dans ce pays de bonne vinée, le peuple boit avidement sans tomber pourtant dans l’ivresse ; il a trop l’habitude des crus régionaux pour laisser sa cervelle au fond de la coupe. Des toasts caractéristiques accompagnent ces agapes géorgiennes. Avant de s’asseoir au banquet, on choisit un président de toasts (taloumbach) devant lequel on place des vases de toute sorte : bocaux, verres, cornes d’animaux, gobelets à anse remplis jusqu’au bord. Chaque convive, en portant une santé, lui montre le récipient qu’il se dispose à vider, et le président est tenu d’absorber d’un trait une coupe d’un contenu égal. À l’enthousiasme avec lequel chacun des buveurs est acclamé, on peut mesurer le degré d’estime ou de sympathie dont il jouit parmi l’assistance. La dernière santé portée est celle du président. Ce taloumbach jouit d’un pouvoir absolu, à l’effet de faire boire les assistants. Si l’un d’eux se montre récalcitrant, il a droit de le chasser de la société ou de lui verser sur la tête le contenu de la coupe qu’il refuse de boire. Disons, pour rendre justice aux Géorgiens, que c’est un affront que nul n’a jamais mérité. Quant au maître de la maison, il ne s’attable pas avec les convives ; son rôle est de veiller à ce que chacun soit servi comme il faut ; ce serait un crime de lèse-majesté qu’un amphytrion s’occupât de lui-même et négligeât ses invités. En Mingrélie (autre province transcaucasienne), on célèbre une fête qui se nomme capounoba (préparation de la viande de porc). Chaque maison tue sa gent porcine. Ce repas au cochon est exclusivement un repas de famille ; nul étranger n’y participe. S’il en paraît un à ce moment, on dépeuple pour lui la basse-cour ; mais du cochon il n’en a pas une bouchée, et pourtant, pendant plusieurs jours, le Mingrélien ne mange pas autre chose. Cette époque de l’année est aussi celle où le vin de la dernière récolte est réputé prêt pour le consommateur et la vente. On découvre alors les grands vases d’argile cuite qui, dans cette région, remplacent les tonneaux, et les prémices des vendanges géorgiennes servent aux libations qui accompagnent le repas consacré. N’y a-t-il pas là comme un vieux souvenir des offrandes en usage dans l’antiquité ? »

Dans les villes, au contraire, l’habitant a mêlé à ces vieilles coutumes bien des nouveautés qui plaisent à son humeur gaie et insouciante. Le Géorgien est le Parisien du Caucase. Au festin succède la danse, et la gaieté la plus franche et la plus cordiale ne cesse pas de régner.

« Tout le personnel domestique du logis, ainsi que les gens qui, d’après l’usage, accompagnent les personnes invitées, se place contre la muraille et scande de ses battements de mains les pas de l’orchestre. La scène a vraiment du caractère : types, costumes, allures, on ne saurait rien voir de plus pittoresque. Hommes et femmes, en ce pays, ont un talent spécial pour cet art, quoique les danses nationales du Caucase n’en soient pourtant point originaires ; ce sont des emprunts faits à la Perse et modifiés par les montagnards lesghiens. Toujours est-il que la lesdingha, telle qu’on l’exécute communément, est à elle seule un poème. La danse guerrière du Cosaque, jouant avec des poignards et mesurant ses pas d’après la vélocité avec laquelle il manie ses armes, a un caractère de défi chevaleresque. »

Mme Serena parle plus loin de la frivolité de ces belles Géorgiennes, ravissantes, mais sans cervelle aucune, et dont l’éducation est absolument nulle. « Ni le soin du ménage, ni le gouvernement des enfants, ni aucun détail de ce genre ne trouble la placidité de leur existence ; qu’elles soient riches ou pauvres, humbles ou haut placées, elles laissent les choses aller leur train, sans se mettre martel en tête… Ces Iméréthiens, dont l’essence est d’être inoccupés, ne se lassent jamais, les femmes encore moins que les hommes, des éternelles visites qu’ils reçoivent, et qui en somme remplissent tout leur temps. »

La variété des aspects, des types et des idiomes est très grande dans la Géorgie. La province montagneuse de Mingrélie, que Mme Carla Serena visita ensuite, diffère sous beaucoup de points, et malgré la domination russe, qui y a introduit ses lois et ses mœurs, de l’Iméréthie. Dans certaines parties sauvages et peu accessibles, on conserve les coutumes primitives ; le linge y est aussi inconnu que la monnaie ; le trafic se fait par échanges. Ces montagnards s’occupent d’agriculture, de l’élève du bétail ; ils vivent dans de misérables huttes de terre ; mais l’air de leur pays est si salubre et si pur, que cette race est la plus belle du Caucase. Elle n’en est pas la plus honnête ; la légende raconte que, saint André étant venu dans ces contrées pour y prêcher la foi, il passa la nuit dans un village où on lui vola ses habits ; justement indigné, le saint maudit le village, en déclarant qu’il n’aurait plus jamais pour habitants que des voleurs. Le vol a été, en effet, de tout temps fort en vogue chez les Mingréliens, surtout celui des chevaux, regardé comme un exploit ; et jadis un Mingrélien ne pouvait demander une jeune fille en mariage sans avoir à se vanter au moins d’un rapt de ce genre.

Mme Carla Serena fit à cheval ses tournées dans ces montagnes abruptes, coupées de ravins et de torrents, qu’il fallait traverser à gué ou à la nage, et l’absence de gîtes l’obligea à se faire escorter d’une vraie caravane, emportant tous les objets nécessaires au logement et à la cuisine. Du reste, les vigoureux paysans armés qu’elle rencontra ne firent mine d’en vouloir ni à sa bourse ni à sa vie ; ils se contentaient de la saluer, et elle admirait leur dignité aristocratique. Les femmes rappellent le type classique par la pureté des lignes de leur visage ; elles aiment les couleurs vives, surtout l’orange ; elles portent de longues jupes et des voiles, ou bien, pour le travail, elles se coiffent de fichus de couleur. Ces belles et majestueuses paysannes qu’on rencontre dans les sentiers, le fuseau à la main, font penser aux héroïnes d’Homère.

Les Grecs ont d’ailleurs laissé dans ces régions des traces qu’on retrouve dans les coutumes comme dans les beautés de la race. Les enterrements et les mariages sont accompagnés de cérémonies qui rappellent les usages antiques. Lorsqu’un riche Mingrélien meurt, on avertit les amis et l’on fixe le jour des pleurs, souvent éloigné de plusieurs semaines, à cause de la distance des habitations des princes et des nobles. Au jour dit, tous arrivent avec leurs paysans et leurs serviteurs ; on entre processionnellement dans la chambre funèbre, et chacun des chefs fait un discours en l’honneur du trépassé, l’adressant parfois à lui-même ; dans une pièce obscure, les hommes et les femmes de la famille, en deux groupes séparés, poussent des cris et des lamentations. On sert ensuite le banquet mortuaire, où les convives se comptent souvent par milliers ; aussi est-il d’usage que chaque invité offre une certaine somme à la famille du défunt pour la dédommager des dépenses énormes d’une telle cérémonie. Le lendemain on conduit le corps à sa dernière demeure, toujours avec des pleurs et des cris. La veuve suit à cheval, sur une selle d’homme enrichie d’ornements d’argent, le char couvert d’un dais qui porte le mort ; autour du cercueil sont groupées des pleureuses, comme dans les funérailles antiques.

Les mariages sont le plus souvent des alliances conclues entre deux familles sans que les intéressés y comptent pour rien ; la jeune fille n’a parfois que dix ans. L’affaire est vite conclue ; et, la bénédiction nuptiale donnée par le prêtre, on reconduit l’épousée dans sa famille. Jadis, pour cette bénédiction, la mariée avait la tête complètement enveloppée d’un capuchon qui cachait ses traits, et que son mari n’avait droit d’enlever qu’après la cérémonie ; cet usage favorisait la supercherie et permettait de substituer une jeune fille à une autre ; comme les mariages étaient néanmoins très difficiles à faire casser, on a abandonné cette coutume. Lorsque le jour est venu de mener la jeune femme chez son mari, les amis viennent la chercher en joyeux cortège ; tout le monde chante, fait des tours d’adresse et même danse en selle ; on emmène aussi en triomphe les objets qui composent la dot et le trousseau, principalement de grands coffres de bois peint et doré, qui sont parfois à peu près vides. Pendant les repas de noce, qui durent plusieurs jours et sont servis en plein air, sous des tentes élégantes, la mariée, parée par ses amies de ses plus beaux atours, doit rester assise à côté de son mari, présidant la table, sans parler ni manger, et absolument immobile.

Les fêtes pascales sont aussi très curieuses. Mme Carla Serena les passa à Zougdid, ancienne capitale de la province, où elle reçut l’hospitalité chez la princesse Catherine Dadion. Cette femme héroïque, veuve du dernier prince régnant, et régente pendant la minorité de son fils, résista vaillamment à l’invasion russe. Elle commandait elle-même ses troupes, et, pour les entraîner, il lui arriva de franchir la première le fleuve Inghour débordé, qui arrêtait ses soldats. La lutte fut acharnée, le château des princes Dadion pris d’assaut et saccagé ; enfin, après une guerre de trois ans, la princesse dut conclure la paix, et, en 1867, le dernier héritier des princes de Mingrélie a cédé à la Russie tous ses droits de souveraineté.

Voici la pittoresque description que fait Mme Carla Serena des cérémonies de Pâques.

« Le vendredi saint, Zougdid s’anime ; les paysans des villages voisins apportent sur la place du Bazar le produit de leur industrie… Ici c’est un berger, venu avec son troupeau d’agneaux ; là c’est une laie et ses petits qui disputent la préséance à des poules et à des dindons, destinés, eux aussi, à orner les tables pascales. Ailleurs s’empilent des tas d’œufs, un des articles les plus recherchés ; celle qui les vend est une charmante enfant aux pieds nus, dont la beauté rappelle le type de Mignon ; sa mère non moins belle, est à ses côtés, la tête enveloppée dans un voile blanc qui dissimule la dévastation de sa chevelure ; car les tresses superbes qu’elle offre au chaland ne sont autre que les siennes, qu’elle a coupées pour se procurer en échange des colifichets dont les femmes du pays font tant de cas. Plus loin c’est un groupe de jeunes filles étalant des bachliks, capuchons de laine grossière filés et lissés par elles, et c’est à qui fera l’emplette d’une nouvelle parure afin de briller le dimanche à la danse de la Tamacha. Hommes, femmes, enfants se préparent à l’envi à ce divertissement, qui est le premier bal populaire de l’année. »

Mme Serena parcourut cette foire avec la princesse, à laquelle tout ce monde témoignait un respect qui allait jusqu’à l’adoration. Le lendemain la ville était calme ; les paysans étaient retournés dans leur montagne pour y préparer aussi leur fête pascale. À minuit, une messe solennelle fut célébrée ; les églises regorgeaient de monde ; les femmes étaient vêtues de blanc, les hommes avaient leur costume pittoresque, et leurs armes étincelaient au feu des cierges que chaque assistant tenait à la main. Le prêtre, à la fin de la messe, ayant prononcé la parole consacrée : « Le Christ est ressuscité ! » toute cette immense assemblée répondit d’une même voix : « En vérité ! » Et amis et ennemis, pauvres et riches se donnèrent le baiser de paix. Ce fut un moment émouvant quand toute cette foule se pressa autour de la vaillante princesse, qu’ils appelaient « la mère des mères ». Le repas solennel, le déjeuner de Pâques, a lieu au sortir de la messe, à trois ou quatre heures du matin, dans chaque famille mingrélienne ; les convives, seuls ou en chœur, chantent des hymnes en l’honneur du Dieu ressuscité. La table reste servie toute la journée, et avec le salut traditionnel, on échange les œufs, qui sont un symbole de prospérité. Puis commencent les réjouissances et les danses auxquelles se mêle toute la population, sans distinction de rang. Ces fêtes durent trois jours.

De la Mingrélie Mme Carla Serena passa dans l’Abkhasie, dont elle ignorait la langue, et où elle dut, raconte-t-elle, rester trois mois sans parler. Cependant elle y est retournée une seconde fois en 1881 ; les photographes du Caucase refusant de s’aventurer dans ces régions, elle s’improvisa photographe, et brava dangers et difficultés afin de prendre des vues pour faire faire les illustrations de son premier voyage. Elle fit ainsi une rapide excursion d’un mois, « galopant et photographiant. » Tout en se louant vivement de la cordiale hospitalité caucasienne, elle reconnaît qu’il lui fallut refouler souvent ses préjugés de propreté et de délicatesse, en face des habitudes encore primitives de ces régions. Quand on compare, dit Mme Serena, ces trois provinces limitrophes : la Mingrélie, le Samourzakan et l’Abkhasie, toutes trois riveraines de la mer Noire, on trouve que la civilisation y diminue à mesure qu’on enfonce dans la montagne, et est en rapport avec le degré d’avancement de la culture ; l’Abkhasie n’a que des montagnes incultes, couvertes de superbes forêts. Les Abkhases et les Samourzakhaniotes sont superstitieux ; ils croient au mauvais œil, comme les Italiens. Les appareils de photographie excitaient leur étonnement et un peu leur frayeur, surtout la chambre obscure et la lanterne rouge dont se servait Mme Serena ; elle ne pouvait leur persuader que le diable n’était pour rien dans ces opérations mystérieuses. Elle obtint cependant leur aide pour photographier le cloître et l’église du monastère de Badia, ruines magnifiques, mais dans une telle situation, qu’elles ont échappé à la plupart des voyageurs ; on n’y parvient qu’en gravissant un sentier abrupt, où il faut laisser les chevaux à mi-côte et grimper péniblement au risque de rouler dans le vide.

Mme Carla Serena, au retour de ce second voyage, reçut du roi d’Italie une grande médaille d’or frappée pour elle, avec cette inscription : A Carla Serena, bene merita degli studii etnografici. Esploratrice coraggiosa delle regioni Caucasee 1882.



  1. De la Baltique à la Caspienne, par Mme Carla Serena ; Dreyfus.