Les voyageuses au XIXe siècle/Les voyageuses anglaises

Alfred Mame et fils (p. 255-285).


LES VOYAGEUSES ANGLAISES


« Le climat du Colorado est le plus beau de l’Amérique du Nord ; les poitrinaires, les asthmatiques, les malades dont le système nerveux est atteint, sont ici par centaines et par milliers, tentant pour trois ou quatre mois la cure de campement ou s’y établissant d’une façon définitive. On peut sans inconvénients coucher en plein air pendant six mois de l’année. Les plaines sont situées à une élévation de mille trois cents à deux mille mètres, et quelques-unes des gorges de la montagne atteignent deux mille six cents à trois mille mètres. L’air, très raréfié, est en outre fort sec ; les pluies sont moins considérables que partout ailleurs ; la rosée rare et le brouillard presque inconnu. Le soleil est superbe et brille à peu près sans interruption ; il n’y a guère que des jours sans nuage[1]. »

Cette description attrayante de Colorado est due à miss Isabella Bird, qui l’a traversé en 1878, en se rendant aux montagnes Rocheuses, qu’elle voulait explorer. Partie de San-Francisco, elle alla en chemin de fer jusqu’à Truckee ; là elle loua un cheval, et, pour plus de facilité, revêtit ce qu’elle appelle son « costume d’amazone d’Hawaï », c’est-à-dire une jaquette à demi flottante, une jupe tombant seulement aux chevilles et de larges pantalons à la turque rentrés dans les bottes : « costume à la fois très féminin et très pratique pour les voyages pénibles dans toutes les parties du monde. » Jetant pardessus un cache-poussière, elle traversa Truckee et suivit les bords de la rivière du même nom, un torrent bondissant et tapageur qui court entre deux murailles de gigantesques sierras dont les sommets ressemblent à des forteresses. À travers les ombres bleuâtres des bois de pins, elle avançait vaillamment, ravie du paysage merveilleux qui se déployait devant elle.

« Des geais aux crêtes bleues voltigeaient dans les branches sombres ; des centaines d’écureuils exécutaient des galopades à travers la forêt ; des mouches-dragons passaient comme des éclairs vivants ; de ravissants petits singes couraient à travers le sentier. Tout à coup la rivière s’apaisa et s’élargit, reflétant dans ses profondeurs transparentes des pins royaux qui montaient d’un jet, et dont les troncs majestueux étaient revêtus de lichens jaunes et verts ; des sapins et des arbres à encens remplissaient les intervalles. Soudain la gorge s’ouvrit, et le lac m’apparut, environné de montagnes, les bords découpés en baies et en promontoires pittoresquement semés d’érables énormes. »

Du lac Tabor, miss Bird revint à Truckee, et une nouvelle excursion la conduisit au grand lac salé et à la ville mormonne d’Ogden, puis à Cheyenne, dans l’État de Wyoming. Ayant ainsi franchi la chaîne et redescendant vers les plaines, elle entra dans la région des « prairies sans bornes, océan de verdure, le plus souvent uni, mais ondulant parfois en larges vagues, comme une mer dont les flots s’apaisent et s’endorment. »

Leur monotonie est coupée çà et là par les villages des soi-disant « chiens des prairies » ou wishton-wish, une espèce de marmotte qui doit à son aboiement bref et aigu ce nom mal approprié ; les villages, car on peut bien les qualifier ainsi, se composent d’une réunion d’orifices circulaires s’élevant au-dessus du niveau du sol et ayant environ dix-huit pouces de diamètre ; des corridors inclinés en partent pour s’enfoncer à une profondeur de cinq à six pieds. « Des centaines de tanières semblables sont rassemblées dans un même lieu ; à l’entrée de chacune, un petit animal à la fourrure d’un brun rougeâtre se tenait assis sur ses pattes de derrière ; c’étaient les sentinelles qui se chauffaient au soleil ; la forme de leur tête rappelait, sauf les dimensions, celle d’un jeune phoque. Quand elles nous virent, elles poussèrent un cri d’avertissement, secouèrent leur queue et plongèrent dans leurs trous. Il est vraiment grotesque de voir réunies par centaines ces petites bêtes, ayant dix-huit pouces de long, toutes assises comme un chien qui demande du sucre, les pattes baissées et cherchant le soleil. »

À Greely, miss Bird pénètre dans le Colorado, qu’elle peint, nous l’avons vu, sous des couleurs attrayantes. Elle se rendit rapidement au fort Collins, voyant sans cesse en face d’elle les masses grandioses des montagnes Rocheuses ; mais l’infatigable voyageuse continua sans s’arrêter sa route à travers les prairies, jusqu’à ce qu’elle eût atteint une vallée profonde arrosée par un torrent mugissant, où elle demeura quelques jours dans un log-house ou rustique maison de bûcheron. Pour comprendre la majesté des montagnes Rocheuses, il faut se représenter cette imposante chaîne de sommets, formant une masse qui en certains endroits a deux cents à deux cent cinquante milles de largeur et s’étend presque sans interruption de continuité du cercle Arctique au détroit de Magellan. Miss Bird, s’étant procuré un cheval, fit l’ascension de l’Esteo-Park, à deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer ; on donne ce nom de Park aux vallées que renferme la chaîne, souvent à une très grande hauteur. Le paysage avait, à l’endroit où miss Bird pénétra, le caractère le plus grandiose : merveilleux sommets, points de vue fantastiques, ombrages délicieux, gorges sauvages où se faisait entendre le bruit harmonieux des eaux. Mais il n’est que juste de laisser la parole à la voyageuse elle-même :

« Une pénible ascension au milieu des rochers et des sapins nous amena à un passage de sept pieds de large, entre deux murs de rochers, avec une brusque descente de neuf cents mètres et un nouveau col plus abrupt encore à gravir. Je n’ai jamais rien vu d’aussi étrange que ce que mes yeux rencontrèrent quand je me retournai. Nous venions de passer par une fente gigantesque, taillée comme d’un grand coup de hache, entre des masses énormes de rochers rougeâtres empilés les uns sur les autres par les Titans. Des sapins croissaient dans les crevasses ; mais on ne voyait nul vestige de terre végétale. Au delà s’élevaient dans le ciel bleu murailles sur murailles, remparts sur remparts, de semblables rochers. Nous fîmes encore quinze milles le long de sombres défilés, si étroits qu’il nous fallait faire marcher nos chevaux dans le lit des torrents qui les avaient creusés. Nous tournions autour de colossales pyramides couronnées de pins ; nous traversions de magnifiques « parcs » si bien dessinés par la nature, que je m’attendais sans cesse à voir surgir quelque superbe château ; mais, cet après-midi-là, les singes et les geais à crête bleue les possédaient pour eux seuls. C’est là qu’aux premières heures du jour viennent paître les daims, les antilopes et les élans ; c’est là que dans la nuit rôdent et grondent le lion des montagnes Rocheuses, l’ours gris et le loup poltron. D’immenses précipices où bleuissaient au fond les masses sombres des pins, des montagnes dont les crêtes déchirées étaient couvertes de neige étincelante, beautés qui nous bouleversaient, grandeur qui nous terrifiait ; puis encore des torrents, des lacs aux eaux dormantes, de fraîches profondeurs ; d’autres montagnes noires de sapins, au milieu desquels le feuillage des trembles faisait des taches d’or ; des vallées où le cotonnier jaunâtre se mêlait au chêne rouge, et ainsi, toujours ainsi, à travers l’ombre croissante du soir, jusqu’à l’endroit où le sentier, que par places nous avions presque perdu, devint un chemin bien tracé, et où nous entrâmes dans un long gulch où le sol onduleux de la prairie était parsemé encore de sapins. »

Long’s Peak, le Matterhorn américain, qui a près de cinq mille mètres de haut, a vu rarement les excursionnistes se hasarder à le gravir, et miss Bird est la seule femme qui ait eu le courage et la résolution d’en atteindre le sommet. Elle avait pour compagnons deux jeunes gens, fils d’un docteur H***, et « Mountain Jim », un des fameux « coureurs de sentiers » de la prairie, expert dans la guerre des frontières indiennes, leur servait de guide. La première partie du trajet fut une longue série de splendeurs et de surprises, déroulant sous leurs yeux émerveillés pics et vallons, lacs et torrents, montagne sur montagne, que dominaient les sommets glacés du Long’s Peak. Lorsque le soleil descendit lentement, les pins dessinèrent sur le ciel d’or leurs silhouettes sombres ; une auréole pourpre et violette couronna les pics grisâtres ; un brouillard lumineux et changeant remplit les gorges, dont les échos renvoyaient doucement ce murmure qui accompagne la chute du jour. Notre voyageuse, l’âme émue de la beauté magique de ce paysage, descendit une côte rapide qui la conduisit à travers les bois, dans un vallon profond où dormait, au milieu de cette solitude, un lac couvert de fleurs blanches et de larges feuilles verdâtres, à juste titre nommé « le lac des Lis ». Sur ses eaux aux teintes d’améthyste s’allongeait l’ombre tremblante des grands bois de pins.

De là miss Bird et ses compagnons rentrèrent dans le désert de feuillage qui revêt les flancs de la montagne, jusqu’à une hauteur de plus de trois mille mètres, encouragés dans leur laborieuse et lente ascension à cheval par de délicieuses échappées qui leur montraient des sommets dorés et couronnés de rose, et ils continuèrent leur route à travers cette obscurité, faite à elle seule pour impressionner l’imagination. C’est le silence de la forêt qui en fait le mystère. Les seuls bruits sont le frôlement de l’air dans les branches, le son d’un rameau mort qui se détache et tombe, la voix rarement entendue d’un oiseau qui passe, et tout cela ne fait qu’augmenter ce silence par l’effet du contraste. Seul dans cette obscurité profonde, il est difficile au voyageur de résister à la sensation d’une présence surnaturelle, et on en arrive à comprendre comment des légendes fantastiques et d’effrayantes traditions se sont développées et se sont attachées à ces forêts, qui semblaient aux races primitives peuplées de créatures d’un autre monde, de fantômes nés du silence et de la nuit.

À mesure qu’ils montaient, les pins devenaient plus rares, et les derniers avaient un aspect misérable et piteux. Ils avaient franchi le seuil de la forêt ; mais, un peu au-dessus d’eux, une prairie s’étendait au sud-ouest sur le penchant de la montagne ; au bord d’un joli ruisseau qui courait sous les glaçons, et dans un bouquet de beaux sapins argentés, nos voyageurs résolurent de camper pour la nuit. Les arbres n’étaient pas très grands, mais groupés d’une façon si parfaite qu’on aurait pu se demander quelle main d’artiste les avait plantés. « Chaque fois que j’évoque un souvenir d’une beauté supérieure, je vois apparaître la vue que nous avions de ce campement. À l’est, des percées s’ouvraient sur les plaines lointaines, qui s’évanouissaient dans une brume grise et violette. Des montagnes dont la base était environnée de sapins s’élevaient à la suite les unes des autres, ou dressaient, solitaires, leur crête grisâtre, tandis qu’absolument derrière nous, mais à mille mètres plus haut, nous dominait la tête chauve et neigeuse du Long’s-Peak, dont les précipices énormes reflétaient encore les rougeurs d’un soleil depuis longtemps disparu à nos yeux. La neige perpétuelle qui séjourne sur le versant caverneux du pic descendait tout proche de nous. Avant que les derniers rayons du jour eussent disparu, le croissant énorme de la lune se montra dans le ciel, argentant les branches des pins, et sa lumière, tombant sur cette neige qui faisait un fond sinistre au tableau, transforma tout cela en un vrai pays de fées. »

Ce passage, comme tout l’ensemble des livres de miss Bird, nous prouve qu’elle possède ce tempérament d’artiste que chaque voyageur devrait posséder, et que si elle ne peut transporter sur la toile les scènes qu’elle préfère, elle sait les rendre avec la plume. Le sens du beau et la faculté de le communiquer aux autres par l’expression est la qualité première et indispensable de l’écrivain qui veut publier le récit de ses voyages.

Allumant un grand feu de bûches de sapins pour se défendre contre les rigueurs de la nuit, car le thermomètre marquait 12 degrés au-dessous de zéro, les ascensionnistes de Long’s-Peak laissèrent passer les heures d’obscurité. À l’approche du lever, du soleil, ils se remirent en mouvement ; car voir lever le soleil du sommet d’une montagne est un spectacle splendide dont on a rarement l’occasion de jouir. Depuis le pic glacé qui les dominait, avec ses neiges éternelles et ses forêts vierges de sentiers, jusqu’aux plaines qui s’étendaient au pied de la chaîne comme un océan sans vagues, tout subit une étrange et merveilleuse transformation lorsque le soleil, dans la plénitude de sa splendeur, dépassa la ligne de l’horizon ; un flot pourpre inonda la plaine grise, les pics étincelèrent comme des rubis, les pins semblèrent des colonnes d’or, et des rougeurs ardentes embrasèrent le ciel. Après le déjeuner, l’ascension recommença, et miss Bird et ses compagnons arrivèrent au « Notch », véritable porte de rochers, où ils se trouvaient sur l’arête même de la montagne, étroit passage de quelques pieds, parsemé d’énormes blocs et s’abîmant d’un côté dans un précipice plein de neige, au fond duquel un lac d’émeraude apparaissait dans une gorge pittoresque.

« Franchissant le « Notch », dit miss Bird, nous contemplâmes les flancs presque inaccessibles de la montagne, couverts de pics et de débris de rocs de toutes formes et de toutes dimensions, entre lesquels nous distinguions de gigantesques contreforts de granit lisse et rougeâtre qui semblaient porter et soutenir la masse qui les surmontait. Je déteste en général les panoramas et les vues à vol d’oiseau ; mais, quoique nous fussions au sommet d’une montagne, ce que nous avions sous les yeux n’était rien d’analogue. Des lignes de crêtes en dents de scie, à peine moins élevées que celle sur laquelle nous étions, se dressaient les unes derrière les autres aussi loin que le regard pouvait atteindre dans cette atmosphère limpide, séparées par d’effroyables gouffres remplis de neige et de glaces, perçant l’azur du ciel de leurs pointes chauves et grises, toujours, toujours plus loin, jusqu’à ce que la dernière cime n’apparût plus que comme une nappe de neige inviolée. Nous distinguions de beaux lacs reflétant les bois sombres, de profonds défilés noirs des masses serrées des pins, des sommets où régnait l’hiver, menaçant de leur sévère aspect des vallées ravissantes, pleines d’eau et de feuillage, où chantait l’été… La nature, prodiguant ses splendeurs, semblait crier par toutes les voix de la grandeur, de la solitude, de l’infini et de la beauté sublime : « Seigneur, qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l’homme, pour que tu l’honores de tes visites ? »

Cependant les véritables difficultés de cette audacieuse entreprise apparaissaient à miss Bird dans toute leur réalité. Le pic même dominait l’endroit où ils se trouvaient : six cents mètres de roc nu et lisse offrant à peine quelques inégalités où il fût possible de poser le pied, et semé de plaques de neige glacée qui étaient un obstacle de plus à une ascension déjà presque impossible. Miss Bird n’avait pas le pied montagnard ; le vertige lui prenait facilement, et elle reconnaît qu’elle fut hissée au sommet du roc grâce à la force, à la patience et à l’adresse de Jim. En remontant une ravine profonde, ils débouchèrent sur une étroite plate-forme inégale et rugueuse, où ils respirèrent avant de faire le dernier effort et de gravir la pointe du pic, cône de granit dont les côtés étaient presque perpendiculaires ; le seul moyen était de se servir comme d’escalier de quelques fentes étroites ou de minimes saillies de granit, et c’était un véritable tour de force de gymnastique d’y parvenir en rampant sur les mains et les genoux. Fatiguée, torturée par la soif, respirant à peine, miss Bird triompha, et elle eut la satisfaction d’être la première femme à avoir atteint ce point élevé des montagnes Rocheuses.

La descente jusqu’au « Notch » ne fut ni moins laborieuse ni moins pénible, et quand ils se retrouvèrent au lieu de leur campement, miss Bird était absolument épuisée de fatigue et de soif. Mais une nuit de repos lui rendit toute son admirable énergie, et le lendemain matin elle se réveilla forte et ranimée, ravie d’avoir accompli cette extraordinaire entreprise et de jouir encore par le souvenir des beautés sublimes qu’il lui avait été donné de contempler.

Les « parcs », comme nous l’avons dit, sont d’immenses vallées herbeuses qui s’étendent dans la montagne à une élévation considérable ; elles servent de retraite à d’innombrables bêtes sauvages. Le livre de miss Bird offre tant de ravissantes descriptions de ces sites agrestes, qu’on ne sait sur laquelle arrêter son choix, et le lecteur qui voudrait se faire une idée exacte des montagnes Rocheuses n’aurait qu’à lire ce charmant petit ouvrage. On croit, en le feuilletant, respirer l’air vif et pur de la montagne, et sentir par bouffées la brise chargée de l’odeur des pins.

En traversant la province de Colorado, dans le voisinage de la rivière Plate, miss Bird nous raconte que « la route s’éleva tout à coup et qu’elle se trouva au milieu d’un amas confus de collines ; soudain, de l’autre côté d’un immense ravin, derrière les vertes pentes ensoleillées et les sombres groupes des sapins, surgit sur le bleu intense du ciel, comme une masse d’un rouge étincelant, une splendide chaîne de montagnes d’un dessin admirable, dressant leurs pointes colossales découpées en dents de scie, fendues par des précipices d’un azur sans fond et dont les flancs inaccessibles étaient garnis de gigantesques créneaux et tourelles : spectacle merveilleux, céleste, inoubliable, et qui était à peine à quatre milles de là. On n’eût pas dit qu’il appartînt à notre terre ; c’était une de ces visions comme on en a en rêve, sommets célestes de la « patrie à venir ». Il était impossible de s’imaginer que ces montagnes fussent désertes ; car, comme celles d’Orient, elles offraient l’aspect de majestueuses forteresses, non les tours grisâtres des castels de l’Europe féodale, mais l’architecture sarrasine, capricieuse, massive, taillée dans le roc vif. Au-dessous d’elles se déroulaient des ravins accidentés aux coupures fantastiques, creusés par les eaux du fleuve, et sur tout cela une lumière délicate et presque surnaturelle, l’apparente chaleur d’un climat brûlant ; tandis qu’au nord je me trouvais dans l’ombre, au milieu d’un champ de neige d’une blancheur immaculée. Pour moi, l’obscurité de la terre ; là-bas, la clarté du ciel. Cette fois encore l’adoration était le mouvement spontané de l’âme, et la parole sacrée revenait sans cesse à mon esprit : « Seigneur, qu’est-ce que l’homme, pour que vous vous souveniez de lui, et le fils de l’homme, pour que vous l’honoriez de vos visites ? » Je continuai laborieusement ma route à travers les amas de neige, montant et redescendant les collines, allant souvent à pied sur les pentes glissantes pour soulager mon fidèle Birdie, m’arrêtant sans cesse pour rassasier mes yeux de ces perpétuelles splendeurs, et découvrant toujours quelque ravin nouveau dont l’aspect et la couleur étaient plus beaux encore. Enfin, quand le sentier s’enfonça dans une gorge ou canyon où il avait à peine sa largeur à côté du lit de la rivière, ce fut une beauté d’un autre genre, d’une tristesse solennelle. Le flot s’enfuyait en traçant des courbes infinies, s’élargissant comme un petit lac, se rétrécissant comme un torrent profond et bouillonnant ; ses rives étaient frangées de pins pyramides et de beaux sapins argentés qui s’inclinaient souvent jusqu’à l’autre bord avec une grâce pittoresque ; l’obscurité était glaciale et profonde ; un rayon égaré venait seulement quelquefois à travers les branches tomber sur la neige. Soudain, en me retournant, je vis planer comme dans la gloire d’un soleil éternel ces pics flamboyants et magnifiques. L’effet du contraste était frappant. La piste courait tout le temps du côté nord, et la neige s’y étendait en nappes épaisses et d’un blanc pur, tandis que sur le versant du midi il n’y en avait pas le moindre flocon, et les gazons verts se baignaient dans les flots de soleil. »


Indiens de l’Amérique du Nord.

Cette majesté des montagnes a quelque chose qui impressionne fortement l’imagination humaine, et remue cette partie supérieure et plus pure de nous-même qui dort trop souvent au fond de nous. Ceux mêmes qui restent insensibles au charme de beaucoup de paysages se sentent émus et troublés, reconnaissant les manifestations dont ils ne se rendent pas compte, d’une présence toute-puissante. Les lueurs roses de l’aurore ou les splendeurs du couchant, en tombant sur ces cimes, semblent nous ouvrir les portes d’un autre monde ces ombres changeantes qui les colorent sont des reflets d’ailes d’anges ; ces voix mystérieuses que se renvoient leurs échos, appartiennent à cette divine harmonie qui s’élève sans cesse autour du trône de Dieu

Nous raconterons également quelques-unes des aventures de miss Bird, qui, chose utile à dire, avait le courage d’un homme et ne manquait jamais d’énergie ni de résolution. On fait d’étranges rencontres dans les montagnes Rocheuses, et dans une de ses courses solitaires, elle se vit rejointe par un cavalier qui ressemblait à un vrai héros de mélodrame. Il faisait un effet des plus pittoresques sur son solide cheval ; ses longs cheveux blonds s’échappant de dessous un chapeau à larges bords, lui tombaient presque jusqu’à la taille ; il avait une belle barbe, des yeux bleus francs et honnêtes, le teint coloré et les façons les plus polies et les plus respectueuses. Son costume de chasseur en peau de daim était orné de perles de couleur et complété par d’énormes éperons de cuivre ; sa selle était surchargée d’ornements divers. Ce qui attirait particulièrement l’attention dans son équipement était le nombre de ses armes, un véritable arsenal. Deux revolvers et un couteau étaient enfoncés dans sa ceinture, une carabine jetée en travers de ses épaules, et en outre il avait un rifle attaché à sa selle et une paire de pistolets dans les fontes. Ce martial personnage était Bill Comanche, un des plus célèbres desperados des montagnes Rocheuses et le plus grand exterminateur d’Indiens de toute la frontière. Son père et toute sa famille avaient été massacrés par les sauvages, qui avaient emmené sa sœur, une enfant de onze ans. Depuis lors il avait voué son existence à la double tâche de venger les victimes et de chercher cette sœur perdue.

Une autrefois, en quittant Golden-City (la Cité d’Or), lieu qui tous les jours et à toute heure donnait le démenti à ce nom pompeux, miss Bird perdit son chemin en pleine prairie. Un charretier lui dit de continuer en avant jusqu’à un endroit où elle verrait trois pistes et de prendre la plus foulée, en marchant toujours dans la direction de l’étoile polaire. Elle suivit ces indications et trouva bien les trois pistes ; mais la nuit était devenue si profonde, qu’elle ne pouvait rien voir, et, l’obscurité augmentant, elle en arriva à ne plus même distinguer les oreilles de son cheval. Cette fois elle était bien complètement égarée, sans moyen de sortir d’embarras. Pendant des heures notre héroïne, — une femme qui franchit seule les montagnes Rocheuses mérite assurément ce titre, continua à marcher dans l’obscurité et la solitude ; la prairie monotone se déroulait toujours devant elle, et au firmament brillaient les froides constellations. Par intervalles elle entendait le hurlement du loup des prairies, et le mugissement de troupeaux lointains lui faisait espérer de rencontrer enfin une habitation ; mais rien n’apparaissait dans ce désert sauvage, et elle éprouvait un désir poignant de voir une lumière ou d’entendre une voix, tant cette solitude l’oppressait. Le froid était glacial, et une gelée blanche couvrait le sol. Enfin l’aboiement d’un chien parvint à ses oreilles, et ensuite le son peu poétique d’un juron proféré par une voix humaine. Elle vit briller des lumières, et quelques instants après elle se trouvait dans une grande ferme, à onze milles de Denver, où une hospitalité cordiale réconforta la voyageuse attardée et brisée de fatigue.

Un autre épisode tragi-comique marqua son voyage de Esteo-Park à Long Mount, promenade à cheval d’environ cent milles, par le froid mordant d’une matinée de décembre.

« Nous nous levâmes le mardi avant le jour, et nous déjeunâmes à sept heures… Je ne pris qu’un kilogramme de bagages, des raisins secs, le sac de la poste aux lettres et une couverture supplémentaire sous ma selle. Un soleil pourpre se levait en face de nous. Si j’avais su ce qui lui donnait cette couleur, je ne serais certes pas allée plus loin. Des nuages, que je prenais pour les brouillards du matin, montaient teintés de rose et, s’entr’ouvrant, laissaient voir le disque du soleil, aussi violet que les vases de la devanture d’un pharmacien. Nous ayant permis de contempler leur roi, ils redescendirent alors sous la forme d’un brouillard dense ; le vent tourna, et il ne tarda pas à geler à pierres fendre. Birdie et moi nous ne fûmes bientôt plus qu’une masse d’aiguilles de glace. Je galopais, espérant toujours sortir de ce brouillard, et ne pouvant voir à un mètre devant moi ; mais il s’épaississait toujours, et je fus contrainte de remettre ma monture au trot. Tout à coup une figure humaine, aussi gigantesque que les spectres du Brocken, se dressa devant moi ; au même moment j’entendis un coup de pistolet tout près de mon oreille, et je reconnus « Mountain Jim », couvert de glaçons de la tête aux pieds et paraissant avoir vieilli de cent ans, avec sa chevelure toute blanche. C’était certes une mauvaise plaisanterie, un vrai tour de desperados ; mais il valait mieux la prendre du bon côté, quoiqu’il y eût bien de quoi se fâcher. Il se mit en colère, gronda, tempêta, m’enleva de cheval ; car mes mains et mes pieds étaient engourdis par le froid, prit le poney par la bride et partit à grandes enjambées ; de sorte que je fus obligée de courir pour ne pas les perdre de vue dans le brouillard. Nous avions quitté la route pour nous engager dans je ne sais quels buissons qui ressemblaient tout à fait à des arbres de corail blanc. Nous arrivâmes enfin à sa hutte…, et le « brigand » insista pour m’y faire entrer ; il alluma un bon feu, me fit du café, toujours en rageant… Alors il me remit dans mon chemin, et l’entrevue commencée par un coup de pistolet finit très agréablement. C’était une chevauchée vraiment fantastique, de celles qu’on ne peut oublier, quoiqu’il n’y eût pas le moindre danger. »

Il serait difficile de contester à miss Bird une seule des qualités des grands voyageurs. Sous le rapport de l’énergie morale et physique, elle s’est montrée l’égale d’un homme. Le courage, la fermeté, la décision, la patience pour tout supporter, le talent de s’accommoder aux circonstances, rien ne lui manque. Sa promenade à travers les montagnes Rocheuses prouve ce que peut accomplir une femme entreprenante et brave, même dans les conditions les plus défavorables et en face des obstacles en apparence les plus grands. Son sexe lui valut peut-être un seul avantage, celui de lui assurer un accueil cordial et une invariable politesse de la part d’hommes farouches et grossiers, et dans des endroits absolument perdus ; mais évidemment les inconvénients et les dangers se trouvaient doublés pour une femme, et elle n’en aurait pas triomphé sans sa persévérance, sa constante bonne humeur et son infatigable force de résistance.

Miss Bird est l’auteur de plusieurs autres ouvrages : la Chersonèse d’or et le chemin pour s’y rendre, les Sentiers inconnus du Japon, un livre sur Hawaï, etc. etc…, tous également intéressants, mais à plusieurs desquels on doit reprocher de fâcheuses tendances au point de vue religieux.

Il fut un temps, et ce temps n’est pas bien éloigné, où une visite aux déserts de la Patagonie eût été regardée comme un véritable haut fait de la part d’une Anglaise. De nos jours cela parait tout simple. L’intérêt excité par le livre de lady Florence Dixie : À travers la Patagonie, tient à l’attrait naturel qu’offraient ses vives et piquantes descriptions d’un pays inexploré, et non à la vaine curiosité qu’inspire parfois une tentative aventureuse. Si une femme peut faire un voyage autour du monde, pourquoi une autre femme ne traverserait-elle pas la Patagonie à cheval ? Pour nos grand’mères, un tour en Espagne ou en Italie était un grand événement ; mais « nous avons changé tout cela ». Il est entendu qu’il n’existe pas de terre inconnue où les voyageuses modernes ne puissent pénétrer.


Dans le détroit de Magellan.

Lady Florence Dixie nous dit franchement sa raison pour aller en Patagonie, et sans doute le même motif a déterminé bon nombre de ses compatriotes dans leurs courses à travers le monde. Elle alla dans « ce pays impossible », à ce que lui disaient ses amis, « parce que c’était un pays impossible et qu’il était fort loin. » Elle ajoute : « Lasse de la civilisation et de tout ce dont elle nous entoure, je voulus m’enfuir dans un lieu où je fusse hors de sa portée. Plus d’un parmi mes lecteurs aura senti ce dégoût de soi-même et du monde entier qui nous envahit parfois au milieu des jouissances de la vie, cette lassitude de notre existence moderne, si artificielle et si creuse, qui nous fait éprouver le besoin d’un aliment plus fort que ne peuvent nous l’offrir les prétendus plaisirs mondains dans leur retour perpétuel et monotone. »

Elle chercha donc une contrée qui répondît à un semblable état d’esprit, et se décida pour la Patagonie, parce que nulle part ailleurs elle ne pouvait trouver un champ de plus de cent mille kilomètres carrés à travers lequel galoper en liberté, « où l’on ne serait pas exposé à la présence de tribus sauvages et d’animaux féroces aussi bien qu’à la persécution des visites, des soirées, des lettres et télégrammes et de toutes les autres ressources de la civilisation. » À ces perspectives tentantes s’ajoutait la pensée, toujours séduisante pour un esprit actif, de pouvoir pénétrer dans de vastes solitudes où personne jusque-là ne l’aurait devancée. « Peut-être des sites d’une beauté et d’une grandeur sublimes étaient-ils cachés dans les retraites silencieuses de ces montagnes, qui bornent les plaines arides des Pampas et dont nul n’a osé pénétrer encore le mystère. Et je serais la première à en jouir !… Plaisir égoïste, il est vrai ; mais cette idée avait pour moi, comme pour bien d’autres, un grand charme. »

En compagnie de son mari, de ses frères et de trois amis, lady Florence s’embarqua à Liverpool le 11 décembre 1878. Dans les premiers jours de janvier elle arrivait à Rio-Janeiro, dont elle donne une agréable esquisse, qui peut faire juger de son talent descriptif : « Nulle part, dit-elle, la sauvagerie et l’élégance, la rudesse et la douceur ne se mêlent comme à Rio dans une harmonie exquise ; et c’est cet incomparable contraste qui, selon moi, donne à l’aspect de cette ville son incomparable beauté. Nulle part on ne trouve la même audace, je dirais la même fureur de lignes, unie à cette profusion splendide de couleur, à cette délicatesse féerique de détail. Comme un diamant précieux au sein du roc brut, la baie souriante est enchâssée dans un cercle de colossales montagnes aux formes capricieuses. Les puissances les plus opposées de la nature ont été mises à contribution pour produire cette œuvre parfaite. Le travail terrible des volcans, immenses débris de rocs entassés jusqu’aux nuages en masses irrégulières, est voilé d’un brillant tissu de végétation tropicale verdure et pourpre, soleil et brume. Ici la nature en joie s’amuse à mille créations ; la vie se multiplie d’elle-même l’infini, et la profusion d’existences végétales et animales défie la description. Chaque arbre est revêtu de lianes luxuriantes, qui à leur tour supportent des myriades de lichens et d’autres parasites verdoyants. Les plantes poussent avec une rapidité fantastique et se couvrent de fleurs aux formes et aux couleurs étranges, ou de fruits délicieux, aussi agréables à l’œil que succulents au goût. L’air est rempli du bourdonnement des insectes ; l’oiseau-mouche passe comme un éclair étincelant dans le feuillage luisant des bananiers ; d’énormes papillons, qui ont toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, flottent avec la brise chargée de parfums. Mais sur toutes ces beautés, sur cette végétation prodigue, cette douceur de l’atmosphère des tropiques, sur la splendeur de ce soleil, le parfum de ces fleurs, la contagion a jeté ses miasmes fatals, et, comme l’épée de Damoclès, la fièvre jaune menace ceux qui s’attardent au milieu de ce pays ravissant. »


Un intérieur de Gauchos dans les Pampas.

Après avoir touché à Montevideo, lady Florence Dixie et ses compagnons se dirigèrent vers le détroit de Magellan et abordèrent à Sandy-Point, établissement appartenant aux Chiliens, qui l’appellent la Colonia de Magellanes. Ils s’y procurèrent des chevaux, des mulets, quatre guides, et, ayant achevé les préparatifs nécessaires, suivirent la côte du fameux détroit jusqu’au cap Negro. En face d’eux, ils apercevaient distinctement les rives de la Terre-de-Feu, et à plusieurs reprises de hautes colonnes de fumée montant dans l’air tranquille leur prouvèrent la présence de campements sauvages, absolument comme Magellan les avait vus quatre cents ans plus tôt, quand il avait donné à cette île le nom qu’elle porte encore. Enfin les voyageurs entrèrent dans l’intérieur du pays et commencèrent à explorer la sauvage région des pampas. Le gibier était abondant, et les fusils de la troupe abattaient de nombreuses victimes. En avançant, il leur arriva quelquefois de rencontrer des Patagons, et les observations de lady Florence sur leur physique ont de l’importance, si on les rapproche des descriptions exagérées que nous trouvons dans les récits des anciens voyageurs. « Je fus moins frappée, dit-elle, de leur stature que de leur développement extraordinaire de poitrine et de muscles. Je ne crois pas que la majorité d’entre eux dépassât six pieds anglais, et mon mari ayant six pieds deux pouces, j’avais un point de comparaison qui me permettait de juger très exactement de leur taille. Un ou deux, il est vrai, le dominaient de toute la tête, mais c’était l’exception. La plupart des femmes me parurent fort ordinaires, quoique j’en aie remarqué quelques-unes qui avaient bien six pieds, sinon plus. »

Lady Florence parle de l’extrême régularité de traits des Tchuelches ou Patagons aborigènes, de race pure, qui n’ont rien de désagréable, au contraire : « Le nez est généralement aquilin, la bouche bien dessinée et embellie par des dents éblouissantes, l’expression des yeux fort intelligente, et la forme de la tête dénote des capacités mentales vraiment au-dessus de la moyenne. Mais tel n’est pas le cas pour les Tchuelches dans les veines desquels il y a un mélange de sang fuégien ou araucanien. Chez ces derniers, le nez aplati, les yeux obliques, le corps mal proportionné, tout excite la répulsion, et ils diffèrent autant du Tchuelche pur qu’un cheval de charrette d’un cheval de course. Leurs longs cheveux, semblables à des crins, sont séparés au milieu du front et retenus par un mouchoir ou une sorte de filet ; ils ne laissent pas un poil pousser sur leur visage, et quelques-uns s’arrachent même les sourcils. Leur vêtement est fort simple ; il se compose d’un chiripa ou pièce de drap, qu’ils drapent autour des reins, et de l’indispensable guanaco, manteau qui est jeté sur leurs épaules et qu’ils retiennent d’une main, quand il serait beaucoup plus simple de l’attacher à la taille par une ceinture quelconque. Par des raisons d’économie, ils ne portent qu’à la chasse leurs bottes de cuir de cheval. Les femmes ont à peu près le même costume ; mais, au lieu du chiripa, elles portent sous le manteau une espèce de robe flottante qu’elles attachent au cou avec une broche ou une épingle d’argent. Les enfants restent complètement nus jusqu’à cinq à six ans, et sont alors habillés comme leurs parents. Moitié pour s’embellir, moitié pour se protéger contre les morsures du vent, beaucoup de ces indigènes se peignent le visage ; leur couleur favorite est le rouge, autant que j’en ai pu juger ; mais j’en ai remarqué un ou deux qui avaient donné la préférence à une combinaison de rouge et de noir, grâce à laquelle ils avaient l’aspect le plus diabolique. »

Nous ne pouvons suivre lady Florence Dixie dans sa promenade à travers la Patagonie, qui, par sa variété infinie d’impressions, a dû amplement satisfaire le besoin qu’elle éprouvait de voir du nouveau. Elle y a chassé des pumas, des autruches, des guanacos ; elle a assisté aux courses folles et fougueuses des chevaux sauvages dans ces pampas qui leur appartiennent depuis des siècles ; elle y a souffert de la chaleur et des moustiques, exploré les recoins des Cordillères, découvert un beau lac que, selon toute probabilité, nul œil humain n’avait encore contemplé. Enfin, fatiguée d’aventures, elle et ses compagnons sont revenus chercher avec plaisir dans la vieille Europe le banal bien-être qu’y offre la civilisation. Lady Florence raconte tout cela et bien d’autres choses avec beaucoup d’animation, et dans un style qui, s’il n’a pas de mérites littéraires hors ligne, est toujours clair et vigoureux. On peut agréablement passer une heure au coin du feu avec le livre de lady Florence Dixie, et en le refermant on se sentira convaincu que l’auteur est une femme courageuse, spirituelle et intelligente, qui n’est embarrassée d’aucune situation, même imprévue ou dangereuse.

Une de ses compatriotes ne lui cède ni en courage ni en fermeté, et lui est très supérieure sous le rapport littéraire miss Gordon Cumming, qui occupe, on peut le dire, le premier rang après Ida Pfeiffer parmi les grandes voyageuses. Avec une infatigable ardeur, elle a poursuivi son tour du monde et pénétré dans les régions inexplorées et presque inaccessibles du grand plateau asiatique. Son premier livre : Des Hébrides à l’Himalaya[2], attira l’attention par la fraîcheur des esquisses, la grâce du style, l’absence de toute banalité, et par les nombreuses pages que l’auteur avait consacrées aux superstitions populaires et aux antiques monuments de ces contrées. Ses tableaux de l’Himalaya, de la vie dans le Thibet, des mœurs des Indous ; ses descriptions de Bénarès, d’Hurdwar et d’Agra, étaient assez brillants et assez vifs pour révéler un talent plus qu’ordinaire. Miss Gordon Cumming se dirigea ensuite vers l’océan Pacifique et passa deux ans dans sa « maison de Fijii[3] », deux années qu’elle employa à rassembler une foule d’intéressants matériaux. Elle se préparait en 1880 à regagner l’Angleterre, quand l’occasion lui fut offerte d’effectuer une partie du voyage d’une manière tout imprévue, et qui devait charmer ses goûts aventureux. Un vaisseau français, le Seignelay, qui transportait un évêque catholique en visites pastorales dans son immense diocèse océanien, aborda à Fijii, et les officiers, ayant fait la connaissance de miss Cumming, l’invitèrent avec courtoisie à les accompagner pendant le reste de leur croisière. La proposition était aussi originale qu’agréable, et il n’était pas moins original de l’accepter. On arrangea une jolie petite cabine pour son usage, et elle s’installa à bord du Seignelay sous la protection du bon évêque[4].

De Figii le Seignelay la conduisit à Tonga, dans les îles des Amis, où miss Cumming trouva dans les usages de la population et les antiquités insulaires de nombreux sujets d’intérêt pour elle et ses lecteurs. Comme on pouvait s’y attendre, tout ce qu’il y avait jadis de pittoresque dans l’existence indigène disparaît rapidement devant l’invasion de la civilisation européenne ; aussi pouvons-nous être reconnaissants envers les voyageurs qui en saisissent les dernières traces et les conservent aussi fidèlement que possible dans leurs écrits. Les principales curiosités archéologiques sont les tombes des antiques rois de Tonga, monuments cyclopéens faits d’énormes blocs volcaniques, qui paraissent avoir été apportés des îles Wallis dans des canots et entassés à leur place actuelle avec une dépense inouïe de travail humain. Le grand dolmen solitaire, encore absolument intact, est à peine moins remarquable, quoique la tradition elle-même ne nous apprenne rien de son origine ; mais on peut supposer qu’il marque le lieu de repos d’un héros ou d’un grand chef, par ce fait qu’il y a peu d’années encore une vaste tente se dressait sur la pierre transversale du dolmen, et qu’on y célébrait des festins. De Tonga, miss Cumming visita Samoa, où elle trouva une parfaite hospitalité chez les indigènes, et elle aurait beaucoup joui de son séjour sans la guerre civile qui désole perpétuellement cet archipel. À l’honneur des habitants, on doit dire qu’ils se sont entendus pour s’abstenir de se battre au moins un jour par semaine. Leurs coutumes ont gardé plus de traces de la simplicité primitive que partout ailleurs dans les îles de la Polynésie.

Les descriptions que miss Cumming nous fait de Tahiti, l’Éden de
Indigènes des îles Tonga.
l’océan Pacifique, ne sont pas moins séduisantes que celles de tous les voyageurs qui l’y ont précédée ; à leurs vives et chaudes couleurs on reconnaît que l’écrivain est doublé d’un artiste, qui fait passer devant nous une succession de sites ravissants que nul autre coin de notre vaste univers ne peut égaler ; car à la majesté sévère des Alpes s’unit la profusion et la beauté des forêts tropicales, et des vallées aussi belles que celle de Tempé s’ouvrent sur un océan sans bornes, bleu comme le ciel qui s’y reflète. Ajoutez à cela une végétation d’une splendeur toute spéciale, à laquelle le palmier et l’arbre à pain donnent un cachet particulier. Citons un de ces tableaux, tracé d’après une des îles secondaires de l’archipel de la Société :

« … Je crains qu’aucune description ne puisse vous donner l’idée des forêts délicieuses où nous errons au gré de notre fantaisie, sachant qu’aucun être malfaisant ne se cache sous les rocs moussus ou dans la riche épaisseur des fougères. Çà et là nous trouvons des pelouses de moelleux gazons qui nous inspirent l’envie de nous reposer à l’ombre immense d’un arbre dont les énormes racines sortent de terre ; mais le plus souvent les rayons du soleil se brisent autour de nous en dix mille étincelles, dansant au milieu de feuilles de toutes formes et de toutes teintes, depuis les énormes feuilles satinées du plantain sauvage ou des arums géants jusqu’aux frondes légères des palmiers, si rarement en repos, mais lançant un éclair pareil à celui d’une épée d’acier chaque fois qu’un souffle vient les agiter. Un peu au-dessous de ces reines des îles de corail montent du sol des groupes de gracieuses fougères arborescentes, souvent festonnées de lianes légères, et il y a des endroits où non seulement ces fougères, mais les grands arbres sont littéralement enserrés dans un tissu de beaux convolvulus blancs à larges feuilles, ou encore du petit ipomea à fleurs lilas, qui s’enroule autour des hautes tiges des palmiers et retombe sur leurs frondes en cascades vertes. La plupart des arbres sont revêtus de fougères parasites, qui, avec une variété infinie d’orchidées, poussent à la jonction des branches, de sorte que ces troncs et ces branches paraissent aussi verts que tout le reste dans cette forêt magique. Mais la vie n’anime pas ce paradis ; j’y ai vu rarement un oiseau ou un papillon, tout au plus quelques lézards ou une libellule. La voix des oiseaux, qui nous réjouit le cœur dans nos modestes bois d’Angleterre, est inconnue ici ; c’est du moins un avantage qui peut compenser pour nous l’absence de cette luxuriante végétation, d’un charme si puissant. »

Il faut nous contenter d’une dernière citation : un marché tahitien à Papeete.

« Après avoir suivi des chemins traités de rues, mais qui sont, à proprement parler, des allées ombreuses d’hibiscus jaunes et d’arbres à pain, j’arrivai sur la place du marché couvert, où était rassemblée une foule de l’aspect le plus gai qu’on pût désirer ; la plupart de ceux qui la composaient portaient des robes de couleurs éclatantes, car il s’agissait de gens du peuple dont le deuil officiel pour la bonne vieille reine touchait à sa fin. Les longues tresses de cheveux noirs, jusque-là si soigneusement cachées sous les coquets chapeaux marins, se déroulaient à présent dans toute leur longueur, et tresses et chapeaux étaient enguirlandés de fleurs embaumées : jasmin du Cap, oranger, laurier-rose ou hibiscus écarlate. Beaucoup, à la place de boucles d’oreilles, portaient une délicate et blanche étoile de jasmin. Cette population n’est pas aussi sympathique que celle des districts plus éloignés. Un contact trop continuel avec les navires de commerce et les débiteurs de grogs a contribué largement à détériorer leur santé morale et physique ; mais, malgré tout, une foule composée d’indigènes des mers du Sud est toujours un spectacle agréable aux yeux, et ces groupes de jeunes filles, vêtues de longues tuniques d’un rose délicat, d’un blanc pur, parfois d’une nuance écarlate ou du vert pâle de la mer, paraissent toujours charmantes quand elles jasent ensemble, riant et roulant de minimes débris de tabac dans des bandes de pandanus ou de feuilles de bananier, pour faire l’inévitable cigarette.


En rade de Papeete.

« Les hommes portent des pavus en cotonnades de Manchester, fabriquées exprès pour ces îles, et dont les dessins sont indescriptibles. Les plus à la mode sont les fonds rouge éclatant avec des impressions blanches ; par excemple, des groupes de couronnes rouges au centre d’un cercle blanc, ou encore des rangées de couronnes blanches alternant avec des groupes d’étoiles. Les fonds bleu sombre avec des cercles et des croix jaune d’or, ou bien écarlate avec des ancres et des cercles oranges, ont aussi beaucoup de succès. À la description, cela paraît un peu tapageur, mais l’effet est vraiment pittoresque. La variété des dessins, dont pas un ne s’est jamais vu en Angleterre, est quelque chose d’étonnant. En outre, les hommes portent des chemises blanches et des chapeaux de marins, sur lesquels ils attachent des mouchoirs de soie aux vives couleurs, noués sur l’oreille ou qu’ils entourent d’une guirlande de fleurs…

« Chacun apporte au marché ce qu’il peut avoir à vendre ; un jour la marchandise abonde, le lendemain il n’y a presque rien. Mais que ce soit peu ou beaucoup, le Tahitien le divise en deux lots et attache ses paniers ou ses paquets à un léger bambou qu’il porte en travers de l’épaule, et qui, si léger soit-il, pèse parfois plus que le maigre butin qui y est suspendu : quelques crevettes dans une feuille verte pendent à un bout, un homard à l’autre ; ou peut-être un minime panier d’œufs frais, auquel une demi-douzaine de poissons argentés font contrepoids. Mais d’autres fois le fardeau est si lourd, que le bâton plie ; c’est, par exemple, deux énormes régimes de bananes sauvages, et vous vous dites que l’épaule du pauvre homme doit être meurtrie, à les avoir descendues par les rudes sentiers de la fente de roc où l’arbre qui les portait avait sans doute sa racine. On dirait des bouquets de gigantesques prunes dorées ; comme couleur elles sont merveilleuses ; mais, en qualité de comestibles, je ne puis arriver à les apprécier, ce qui est fort heureux, car un proverbe indigène dit que l’étranger qui aime les faces ne peut vivre ailleurs qu’à Tahiti. Quand vous entrez dans le marché frais et ombreux, vous voyez ces grappes d’or pendre par centaines à des cordons tendus d’un bout à l’autre, avec des bouquets de mangues et d’oranges. Ces dernières sont également amoncelées dans des corbeilles garnies de feuilles vertes. Parfois on a insoucieusement coupé une branche entière chargée de fruits. Ananas, noix de coco, fruits de l’arbre à pain abondent également, ainsi que des paniers de rouges tomates[5]. »

Miss Gordon Cumming vient tout récemment de publier un volume intitulé : Wanderings in China (Promenades en Chine).


Miss Gordon Cumming, A Lady’s cruise, in a French man-of-war.

Nous ne pouvons parler longuement du voyage de Mrs Mulhall, De l’Amazone aux Andes[6], quoiqu’il décrive une région peu familière même aux géographes, et qu’il ait une incontestable valeur. Le Pèlerinage au Nedjé, berceau de la race arabe, de lady Anne Blunt, a été traduit en français[7] ; lady Blunt et son mari ont fait au milieu des tribus arabes un séjour qui n’a pas été sans incidents émouvants, et dont le récit renferme de curieux détails de mœurs.


Vue de Sydney.

Ce que nous avons vu en Australie[8] est le journal de deux sœurs, Florence et Rosamund Hill, qui, sans domestiques et sans escorte, ont accompli la traversée du grand continent austral, ont visité Adélaïde, Melbourne, Sydney, et tous les endroits remarquables qui se trouvent dans le voisinage, ont fait une pointe en Tasmanie, et sont rentrées chez elles par Bombay, l’Égypte et l’Italie. « Nous n’avons, disent-elles, essuyé aucune tempête ; nous n’avons pas d’aventures dramatiques à raconter, et nous sommes rentrées en Europe après une absence de seize mois, convaincues par notre propre expérience que, pour toute personne en possession d’une force et d’une santé suffisantes, les difficultés d’un pareil voyage n’existent que dans l’imagination. » Les deux sœurs étaient insatiables de renseignements, et leur livre donne une notion assez étendue de la situation économique et sociale des colonies australiennes. C’est ainsi que nous apprenons que le nombre des bureaux de poste dans l’Australie méridionale est de trois cent quarante-huit, desservis par trois cent trente-six employés, sans parler de cinquante-six attachés au télégraphe. Chaque steamer emporte les lettres à Melbourne, et trois fois par semaine il y a un courrier par terre, trajet qui demande quatre-vingt-seize heures. Des omnibus spéciaux transportent les lettres partout où le permet l’état des routes, ce qui est le cas tout autour de la ville, à une distance assez grande. Pour les endroits plus éloignés, on emploie des diligences qui ressemblent fort à une boîte suspendue sur quatre roues ; elles sont extrêmement solides, et des rideaux de cuir remplacent avantageusement les glaces des portières, dont la présence est peu désirable quand il arrive de verser. L’intérieur est pourvu de lanières de cuir à portée de la main du malheureux voyageur, qui s’y cramponne pendant que le véhicule poursuit sa route au milieu des cahots. Orphelinats, instituts pénitenciers, fiacres, musées, hôpitaux, prisons, tout a attiré l’attention des deux voyageuses, dont on ne peut trop louer la scrupuleuse précision. Elles n’ont pu pénétrer dans l’intérieur, et le champ de leurs observations n’est ni très neuf ni très vaste ; mais ce qu’elles ont vu, elles le décrivent avec une fidélité méritoire. Telle est la description de la remarquable vallée de Govat’s Leap, une des curiosités de la Nouvelle-Galles du Sud, à cinq milles du mont Victoria.

« Nous suivîmes pendant un temps considérable la grande route de Bathurst, tracée à travers le Bush. De chaque côté, les masses de gommiers étaient charmantes à voir dans leur nouvelle parure d’été. Les jeunes pousses sont écarlates, et quand elles se détachent sur le ciel bleu et que le soleil luit au travers, l’arbre semble couvert de fleurs éclatantes. Nous quittâmes la route pour nous engager dans un sol sablonneux, au milieu de petits gommiers et de broussailles plus basses encore. Lorsque enfin nous eûmes abandonné la voiture, après avoir marché quelques instants à la suite de notre guide, nous arrivâmes tout à coup à ce qui nous parut un énorme précipice béant sous nos pieds. Tout au fond ondulaient des masses de feuillages, les têtes d’une forêt entière de gommiers qui couvrait toute la vallée. Nous la dominions d’une si grande hauteur, que les arbres nous paraissaient absolument immobiles, faisant sous ce splendide soleil un merveilleux tapis teinté de rouge et de rose, dont les ombres jetées en passant par les nuages variaient incessamment le coloris. À l’extrémité supérieure de la vallée, vers l’ouest, les murailles s’abaissaient un peu de chaque côté ; une cascade tombait sur les rochers d’une hauteur de quatre cents mètres ; mais cette cascade, que nous apercevions obliquement de très loin, nous paraissait suivre une pente si douce, qu’il nous semblait voir des plumes blanches et floconneuses flotter lentement dans l’air en descendant vers le sol. Arrivé là, le cours d’eau disparaissait à nos yeux parmi d’énormes pierres, et si, dans cette saison de sécheresse, il continuait néanmoins sa route, cette route nous était cachée par l’épaisseur de la forêt. Si nous nous tournions vers le midi, nous voyions s’élever perpendiculairement des rochers bruns, gris et jaunes, dont le soleil fondait les tons dans une délicieuse harmonie de couleurs ; et la vallée était si large, qu’une chute d’eau sur le mur du rocher en face de nous nous faisait l’effet d’un mince fil d’argent. Au delà, la vallée se prolongeait dans la direction du sud, jusqu’à ce qu’elle fût close par des rangées de collines d’un bleu ravissant, indigo ou cobalt, selon les rayons de soleil ou l’ombre des nuages. Sans le vague murmure de l’eau courante et du vent dans les arbres, ce lieu eût été absolument silencieux, comme il était presque dépourvu de toute vie animale. Un ou deux oiseaux et quelques inoffensifs lézards qui coururent sur nos robes, pendant qu’assises à terre nous essayions d’esquisser le paysage, en représentaient tous les habitants.»

Lady Barker possède un talent expérimenté, et ses livres de voyages en sont une preuve de plus : Une Femme du monde à la Nouvelle Zélande [9] et Une Femme du monde au pays des Zoulous, etc. Il est impossible de trouver une lecture plus agréable ; les esquisses sont vives, les observations judicieuses, le style facile et animé par une spirituelle gaieté. Lady Barker voit les choses en femme, et ce n’est pas un des moindres charmes de ses livres, car elle fait beaucoup de remarques auxquelles un homme n’aurait jamais songé, et considère les faits à un point de vue tout à fait différent de celui auquel il se serait placé. Il est incontestable que lady Barker a accru d’une façon intéressante les données répandues sur l’Afrique méridionale. Elle arriva au Cap en 1875, accompagnant son mari, qui avait été désigné pour un poste important à Natal. Après un bref repos ils se rembarquèrent et suivirent la côte jusqu’au petit port d’East-London, puis à Port-Durban, où ils descendirent et firent, péniblement secoués dans des chariots traînés par des mules, les cinquante-deux milles qui s’étendaient entre ce dernier endroit et leur destination, Maritzburg. Pendant son séjour, lady Barker mit le temps et les circonstances consciencieusement à profit pour étudier les mœurs et les habitudes des Zoulous et des Cafres, esquisser leurs portraits, interviewer des sorciers, explorer les sites de l’intérieur et accomplir une expédition dans le Bush. Le résultat est un livre de trois cents pages, dont l’intérêt ne se ralentit pas un instant. Nous n’en donnerons qu’un échantillon, le portrait d’une fiancée cafre.

« Elle était extrêmement gracieuse et avait une des plus charmantes figures imaginables. Les traits réguliers, le visage ovale, les dents éblouissantes et la délicieuse expression n’étaient nullement gâtés par sa peau d’un noir de jais. Les cheveux étaient relevés au-dessus de la tête comme une tiare, teints en rouge et ornés d’une profusion d’osselets ; un bouquet de plumes était planté coquettement sur une oreille, et une bande de broderie en perles semée de clous d’acier placée comme un filet à la naissance des cheveux, très bas sur le front. Elle avait une jupe ou plutôt une série de tabliers de peaux de lynx, une sorte de corset de peau de veau, et, drapé sur ses épaules avec une ineffable grâce, un tapis de table aux gaies couleurs ; des fils de verroteries entouraient son cou et ses bras délicatement modelés, et un beau ruban écarlate était noué très serré autour de ses chevilles. Tout le reste de la société semblait extraordinairement fier de cette jeune personne et fort désireux de la mettre en avant. Les autres femmes, pour la plupart assez laides et usées par le travail, ne jouèrent, en effet, d’autre rôle dans la visite que celui du chœur des tragédies grecques, toujours en exceptant le vieux luduna, ou ancien du village, qui les accompagnait et était responsable de la bande. C’était un bavard des plus divertissants, qui abondait en anecdotes et en réminiscences de sa jeunesse guerrière. Il avait plus de franchise que la majorité des héros en racontant leurs hauts faits, car la conclusion habituelle de ses histoires de batailles était cette confession naïve : « Alors je crus que j’allais être tué, et je me sauvai. » Lui et moi, nous mimes à contribution toute une série d’interprètes pendant le cours de sa visite ; il les fatiguait l’un après l’autre, et entrait en colère si l’un d’entre eux essayait d’abréger ses discours en me les traduisant. Mais il était fort amusant, poli comme il convient à un vieux soldat, fécond en compliments et répétant « qu’il avait vu le plus beau jour de sa vie, et que la mort pouvait maintenant venir le prendre ». Je


Cafres.

donnai mon audience sous la véranda ; j’apportai une grande boite à musique et la posai par terre ; on n’a pas idée d’un pareil succès. En un clin d’œil tous furent à genoux autour de l’instrument, écoutant d’un air ravi. Le vieux leur expliquait qu’il y avait à l’intérieur de la boîte de tout petits hommes obligés à m’obéir, et que c’étaient eux qui faisaient cette musique. Leurs transports durèrent fort longtemps ; mais chaque fois que je remontais la clef, ils prenaient soin de se retirer à bonne distance. Le vieux luduna prisait copieusement et me tenait des discours sentis qui finirent de mon côté par le cadeau d’une vieille redingote ; mais il m’assura qu’il ne vivrait pas assez pour l’user ; car il était trop pressé de mourir et de s’en aller dans le pays des hommes blancs, maintenant qu’il m’avait vue. »

En 1883, lady Barker a de nouveau suivi son mari dans l’Australie occidentale, dont il était nommé gouverneur. Nous devons à cette circonstance les Lettres à Guy[10], adressées à leur fils aîné, qu’ils avaient laissé en Angleterre pour son éducation. Ces lettres sont charmantes, quoique fort simples et telles qu’une mère peut les écrire à un enfant de treize ans. Il est facile d’en détacher une ou deux pages.

« Nous ne tardâmes pas à pénétrer dans les grandes « plaines de sable », comme on les appelle ; en réalité, c’est un coin du vaste désert qui s’étend au centre de l’Australie ; il s’allonge comme un bras étroit entre l’excellent pays de Dongara et les bons pâturages à moutons qui lui font face. Il n’y a pas moyen de l’éviter ; tout ce que le gouvernement a pu faire a été de creuser des puits et de mettre des troncs d’arbres creux pour désaltérer les animaux, quand on peut trouver de l’eau… Nous fîmes toutes sortes de suppositions sur le changement qu’un chemin de fer y opérera d’un jour à l’autre. Je ne sais si je pourrai vous donner une idée de ce désert, qui paraissait plus étrange encore en le voyant, comme nous, pour la première fois, au moment où l’aurore l’éclairait peu à peu et où le soleil, pareil à une grosse boule rouge, se montrait tout au bord, à l’orient. Si vous pouvez vous figurer un océan de sable au lieu d’un océan d’eau, vous aurez une faible image de ce que nous avons vu autour de nous pendant des lieues et des lieues. Et ce n’était pas un océan paisible, mais avec d’énormes vagues comme immobilisées par une baguette magique. Nous montions et nous descendions ces vagues, prenant soin de suivre les poteaux télégraphiques et ne voyant d’autres traces que celles laissées par notre propre chariot trois ou quatre jours avant. Il était impossible d’aller autrement qu’au pas ; lorsque nous gravissions une des vagues, nous marchions très, très lentement. Le sable fin coulait comme de l’eau des hautes roues de la voiture, et l’on n’entendait d’autre bruit que les craquements de l’équipage et quelques paroles d’encouragement du conducteur à ses bons chevaux, qui baissaient la tête et tiraient avec patience. D’abord nous ne vîmes que de maigres buissons ; mais, une fois dans la plaine de sable, les fleurs se montrèrent. N’est-ce pas étrange ? Je me rappelai le verset de la Bible qui dit que le désert fleurira comme un rosier, et je le compris pour la première fois. Durant la plus grande partie de l’année, ces solitudes sont absolument nues et désolées ; mais le hasard de notre voyage nous les faisait traverser au moment où toutes les plantes sauvages étaient en fleur. Cela faisait la chose la plus merveilleuse que vous puissiez vous imaginer, et leur existence même est une première merveille, car les tiges sur lesquelles elles poussent semblent simplement posées sur le sable, et elles fleurissent là sans une goutte d’eau, sous le soleil brûlant. Cela ne dure que trois mois ; mais c’est aussi ravissant que singulier. Avant notre départ on me disait « Vous verrez nos fleurs sauvages ! » Je répondais : Oui, sans y attacher grande importance. Mais à présent, il me semble que je n’avais jamais vu de fleurs de ma vie. À toutes minutes je voulais arrêter le chariot, faire mettre l’échelle et cueillir ou arracher quelque plante ravissante. Mais nous y serions encore ! Et puis quelle quantité ! On arrivait à un vaste espace bleu, le bleu le plus frais et le plus vif que jamais on ait vu à une fleur, et ce bleu s’étendait autour de nous aussi loin que nos yeux pouvaient atteindre, interrompu seulement par des touffes de grandes fleurs rouges, ou une large plate-bande d’immortelles roses, ou les plumets grisâtres de la « fleur de fumée ». Mais vous autres collégiens, vous n’appréciez pas beaucoup les fleurs, je le crains, de sorte que je ne veux pas vous en dire davantage sur mes extases. »

Des lecteurs catholiques ne liront pas non plus sans intérêt cette description d’un village de missionnaires et l’hommage qui leur est rendu par l’écrivain protestant :

« Pour en revenir à New-Norcia, dès que nous arrivâmes au territoire de la mission, nous remarquâmes de loin en loin une grande croix marquée sur les troncs d’arbres pour en tracer les frontières, et après avoir gravi lentement une côte un peu longue, nous eûmes en face de nous la plus jolie vue imaginable. En bas, une large et fertile vallée avec un grand village ou plutôt une ville très prospère, coupée par des rues et des routes excellentes, de chaque côté desquelles étaient bâties de gentilles maisonnettes. Au centre s’élevaient une vaste chapelle et de belles écoles, tandis que le grand monastère, de l’autre côté de la route, paraissait avoir derrière un superbe jardin descendant jusqu’à la rivière. Cependant, entre notre cavalcade et lui, nous voyions une foule d’arcs de triomphe couronnés de drapeaux et une grande foule, composée principalement de sauvages et de métis, dans leurs plus beaux habits. Une procession de religieux et de frères lais s’en détacha pour venir au-devant de votre père, en chantant un hymne de bienvenue. C’était très beau, et la splendeur de l’après midi ajoutait encore à ce tableau.

« Nous descendîmes de voiture en apercevant les Pères, et nous allâmes avec eux jusqu’à la grande arcade qui est à l’entrée du monastère. Là on fit un discours, puis nous fûmes introduits dans la grande cour, dont le couvent forme trois côtés. À gauche, devant une large véranda, étaient rangés tous les enfants des écoles, et derrière eux l’orchestre, oui, un véritable orchestre de dix-huit à vingt musiciens indigènes, l’un jouant d’une énorme contrebasse, les autres du violon, du violoncelle, etc. Ces jeunes artistes étaient très gentils, noirs comme le jais, mais intelligents, ayant une bonne apparence, d’une politesse parfaite, et se donnant de tout cœur à leur besogne. Il sont admirablement dirigés par un frère qui est bon musicien.

« Après l’inévitable God save the Queen, les enfants chantèrent des hymnes et quelques chansonnettes d’école de la façon la plus gracieuse ; alors on permit à tous les hommes de la mission de décharger leurs fusils en notre honneur, ce qui est leur suprême plaisir. Comme nous étions sur nos pieds, je ne m’inquiétai pas ; autrement je ne sais ce que nos chevaux auraient pensé de toutes ces décharges. Nous eûmes un souper délicieux, des lits excellents, et nous ne nous éveillâmes que le lendemain, en entendant une superbe cloche qui date du temps de Charles-Quint sonner les matines. Il est impossible de rien concevoir de plus admirable que la vie d’abnégation que mènent ces bons Pères, ni rien de plus encourageant que les résultats de leur mission depuis trente-cinq ans. Vous imaginez-vous à quel point il a dû être difficile au début d’attirer ces sauvages et de leur apprendre quelque chose ? Cette pensée fait trouver plus étonnante encore la vue de cette population industrieuse et civilisée dont les parents n’étaient par leurs habitudes guère au-dessus des animaux. Mais la persévérance, la bonté et une patience infinie ont accompli ce vrai miracle. Nous pûmes en juger pendant la longue et agréable journée que nous passâmes à visiter les écoles et les ateliers, les cottages propres et confortables, et enfin à assister à une grande partie de cricket jouée par les indigènes et les frères lais, dont la plupart sont Espagnols ou d’origine espagnole. Cela vous aurait amusé, et la rapidité avec laquelle les indigènes couraient vous aurait fait ouvrir de grands yeux… Auparavant, ces messieurs avaient fait une longue course pour visiter les champs et les vignes à l’autre extrémité de la mission, et ils revinrent, eux aussi, charmés de ce qu’ils avaient vu. Et ces bons Pères sont si simples, si désireux de faire le bien, si hospitaliers ! Tout le monde fait leur éloge, celui de la mission et de leurs œuvres. Je crois que des collégiens comme vous n’auraient que trop apprécié les excellentes friandises que nous servit le frère cuisinier, des gâteaux, des sucreries sans pareilles. Leur frugalité et leur sévérité pour eux-mêmes ne les empêche pas d’être prodigues envers leurs visiteurs.

« Le soir après notre souper, entre sept et huit heures, nous portâmes nos chaises dans la cour pour jouir d’un beau clair d’étoiles, et, à ma demande, les enfants jouèrent et chantèrent de nouveau, moins longtemps que je n’aurais voulu, de peur de faire coucher trop tard ces petits personnages. Mais c’était charmant, et nous eûmes pour conclusion une belle pluie de dragées. Ils partirent en troupe au moment où la lune se levait ; longtemps après, nous entendions encore leurs voix fraîches et vibrantes s’envoyer des bonsoirs.

« Savez-vous ce que c’est que les bénédictins ? Nos bons Pères appartiennent à cet ordre, sur lequel je ne puis vous donner de bien savantes explications. Mais je sais qu’il n’y a pas un ordre, une croyance, un pays, qui ne puisse être fier d’hommes aussi excellents et aussi dévoués, comme de l’œuvre à laquelle ils consacrent leurs vies. »

Lady Barker fermera cette galerie de voyageuses, à laquelle pourraient s’ajouter encore bien d’autres noms contemporains, entre autres celui de Mme Dieulafoy, qui vient d’accompagner son mari envoyé en Perse par le gouvernement français, avec la mission d’y étudier les antiques monuments de ce pays.


FIN
  1. Miss Isab. Bird., A Lady’s life in the Rocky mountains.
  2. From the Hebrides to the Himalaya, by Miss Gordon Cumming.
  3. At home in Fijii, by Miss Gordon Cumming.
  4. A Lady’s cruise, in a French man-of-war, id.
  5. A Lady’s cruise, in a French man-of-war.
  6. Between the Amazon and the Andes, by Mrs Mulhall.
  7. Hachette.
  8. What we have seen in Australia, by Florence and Rosamund Hill.
  9. Chez Firmin-Didot. (Bibl. des mères de famille.)
  10. Letters to Guy.