Les voyageuses au XIXe siècle/Lady Brassey

Alfred Mame et fils (p. 213-240).


LADY BRASSEY


Les récits de navigation autour du monde sont nombreux et semblent devoir tous se ressembler : tempêtes, calmes et naufrages ; entrevues avec les sauvages, regardant stupéfaits ces voiles blanches qui viennent de l’autre côté du globe ; les récifs de corail, l’ombre verdoyante des palmiers sur les îles désertes, les algues étranges flottant sur la vague profonde, et les poissons volants poursuivis par des ennemis voraces ; les longs jours et les longues nuits passés sous des cieux resplendissants sans apercevoir la terre, les transports avec lesquels une côte inconnue est signalée : tous ces incidents nous sont familiers, et cependant nous ne nous lassons jamais de cette éternelle histoire ; elle garde toujours son attrait ; on dirait que, comme la mer, elle présente sans cesse un aspect nouveau et imprévu.

C’est certainement le cas pour le livre de lady Brassey[1], une des plus agréables et des plus intéressantes parmi les voyageuses contemporaines ; elle a su mettre dans son récit un mérite littéraire et une distinction qui ont charmé le public et donné une valeur durable à ses notes rapides. Il n’y a pas là d’affectation d’héroïsme ni d’exagération dans les peintures ; mais cette famille, parents et enfants, qui sur son propre navire entreprend le tour du monde comme s’il s’agissait d’une promenade, a bien son originalité tout anglaise. Lady Brassey ne décrit que ce qu’elle a vu ; seulement elle a vu beaucoup de choses. Elle n’invente et n’augmente rien ; sa narration est aussi simple et aussi exacte qu’un « journal de bord ».

Le yacht le Sunbeam (Rayon de soleil), sur lequel la famille Brassey accomplit son voyage autour du monde, était une goélette à hélice à trois mâts, et, appartenant à un riche Anglais, il avait été construit dans toutes ses parties avec un luxe et une perfection qui auraient excité l’envie et l’admiration des anciens circumnavigateurs. Quittant Chatham le 1er juillet 1876, le navire passa en vue de Beachy-Head le lendemain soir, jeta le surlendemain l’ancre devant Cowes, et le 6 franchit les roches des Aiguilles.

« Nous étions quarante-trois à bord, » dit lady (alors mistress) Brassey ; ce chiffre comprenait, avec elle-même, son mari et leurs quatre enfants, quelques amis, un second, un maître d’équipage, un charpentier, des matelots vigoureux, deux mécaniciens et deux chauffeurs, des domestiques, des cuisiniers, des femmes de chambre et une bonne d’enfant.

Le 8, ils avaient bien définitivement dit adieu à la « vieille Angleterre », et le lendemain ils dépassèrent Ouessant. « La mer était terrible ; les vagues se brisaient en colonnes d’écume contre les rochers qui forment la pointe de l’île. » Deux jours plus tard, lady Brassey devait faire connaissance avec les périls de la mer.

« Nous étions tous assis ou debout à l’arrière du bateau, admirant les magnifiques vagues bleu sombre qui nous suivaient, hautes comme des montagnes et couronnées de blanches crêtes. On eût dit que chacune, en approchant, allait nous engloutir ; mais, continuant sa course avec majesté, elles se contentaient de secouer le navire d’arrière en avant et de nous envoyer des paquets d’écume. Tom (M. Brassey) regardait la boussole ; Allnutt (leur fils) se tenait près de lui. M. Bingham et M. Freer fumaient à peu de distance de l’échelle d’arrière, où le capitaine Brown, le docteur Potter, Muriel et moi nous étions debout. Le capitaine Lecky, assis sur des cordages près du gouvernail, racontait une histoire à Mabelle. Un matelot novice gouvernait, et, au moment où une énorme vague nous atteignait, il donna malheureusement un faux coup de barre. En une seconde la vague balaya le pont, engloutissant Allnutt ; l’enfant fut presque entraîné ; mais il parvint, avec une grande présence d’esprit, à s’accrocher au bordage. Kindred, notre maître d’équipage, se précipita pour le sauver ; il fut renversé par le ressac de la vague, et se releva à moitié étouffé. Le paquet de cordages sur lequel le capitaine Lecky et Mabelle étaient assis fut emporté ; mais la Providence permit qu’il eût eu l’idée de rouler une corde autour de son poignet, et, jetant son autre bras autour de Mabelle, il resta ferme comme un roc ; autrement rien n’aurait pu les sauver. La petite était parfaitement tranquille, et disait avec sang-froid « Tenez bon, capitaine Lecky, tenez bon ! — All right ! » répondait-il. Je demandai ensuite à Mabelle si elle avait pensé qu’elle allait tomber à la mer. « Je n’ai pas pensé du tout, maman ; j’étais sûr que nous y étions. » Le capitaine Lecky, avec son habitude des grands navires, ne s’était pas rendu compte à quel point nous étions près de l’eau dans notre petit yacht, et avait été tout à fait saisi par surprise. Tous les autres furent trempés jusqu’aux os, à l’exception de Muriel, que le capitaine Brown enleva dans ses bras, et qui ne perdit pas un instant, au milieu de la confusion générale, pour nous répéter : « Moi, je ne suis pas mouillée du tout. » Heureusement les enfants ne savent pas ce que c’est que la peur. Les femmes de chambre mouraient de frayeur car, la mer ayant envahi la chambre des enfants, on avait été obligé de fermer hermétiquement les écoutilles.

« Peu de temps après cette aventure, nous allâmes tous nous coucher, fort reconnaissants qu’elle se fût terminée si heureusement ; mais pour ma part, du moins, je n’étais pas destinée à dormir en paix. Au bout de deux heures, je fus éveillée en sursaut par une énorme masse d’eau qui descendait sur moi et inondait mon lit. J’en sautai immédiatement pour me trouver les pieds dans une flaque d’eau. Il faisait noir comme dans un four, et je ne pouvais comprendre ce qui était arrivé. Je me précipitai sur le pont et je découvris que, le temps s’étant un peu calmé, un brave marin, connaissant mon goût pour l’air frais, avait ouvert un peu trop tôt l’écoutille, et les vagues furieuses, bondissant sur le pont, avaient inondé la cabine. Je me procurai une lumière et me mis à étancher l’eau de mon mieux ; puis je tâchai de trouver un endroit sec pour dormir, ce qui n’était pas facile, car mon lit était trempé et tous les autres occupés ; en outre, sur le pont on avait de l’eau jusqu’à la cheville, comme je m’en aperçus en m’efforçant de gagner le canapé, dans la cabine de la dunette. À la fin, je me couchai sur le plancher, enveloppée dans mon ulster, soutenue d’un côté par le pied du lit et de l’autre par l’armoire ; mais, comme le yacht roulait lourdement, j’avais à chaque instant les pieds plus hauts que la tête ; aussi mon sommeil ne fut qu’un long cauchemar… Lorsqu’il fit jour, le temps s’éclaircit beaucoup ; mais la brise continua. Tout l’équipage fut bientôt occupé à réparer les dégâts, et le pont et les gréements du Sunbeam étaient très pittoresques avec ces groupes d’hommes travaillant au milieu des cordages, des mâts et des voiles. Vers le soir, la brise faiblit, et nous dûmes marcher à la vapeur. Pour la première fois nous eûmes une nuit vraiment chaude ; les étoiles brillaient ; la mer, qui avait été tout le jour d’un bleu ravissant, se montrait légèrement phosphorescente. »

Le voyage qui commençait de cette manière inquiétante devait être non moins facile qu’agréable, et, s’il eut bon nombre d’incidents intéressants, on ne peut dire qu’il ait été marqué d’aucune aventure extraordinaire. Le Sunbeam, par la voie de Madère et des îles du Cap-Vert, descendit jusqu’à l’équateur et se dirigea vers la côte brésilienne pour aborder à Rio-de-Janeiro. De là il continua sa route vers le sud, longea les côtes de la Patagonie, et, franchissant le détroit de Magellan, remonta jusqu’au grand port du Chili, Valparaiso, d’où il atteignit, en traversant l’océan Pacifique, qui pour lui justifia son nom, le beau groupe des îles de la Société et Taïti, l’Éden des mers du Sud. Les îles Sandwich sont presque à la même distance de l’équateur au nord que les îles de la Société au midi ; lady Brassey y reçut l’accueil le plus hospitalier, et étudia avec intérêt la civilisation naissante d’Hawaï. Le yacht se dirigea ensuite vers le Japon, puis vers Hong-Kong et Penang, par le détroit de Malacca ; Ceylan est à l’autre extrémité du golfe du Bengale. De Ceylan ils remontèrent à Aden, à l’entrée de la mer Rouge, et, enfilant le canal de Suez, le Sunbeam entra dans la Méditerranée, toucha à Malte et à Gibraltar ; puis, se retrouvant dans les eaux connues de l’Atlantique, il aborda à Lisbonne, et enfin reprit la route de la patrie, signalant la première terre anglaise, le Start, le matin du 26 mai 1877. À minuit, les voyageurs arrivaient à Beachy-Head, et pouvaient apercevoir dans le lointain les lumières du port d’Hastings. Ils y débarquèrent le 27, à six heures du matin, et furent chaleureusement accueillis par une foule empressée à leur souhaiter la bienvenue. Battle, la splendide résidence de la famille Brassey, n’est qu’à quinze kilomètres d’Hastings.

Dans un cadre aussi restreint que le nôtre il serait impossible de faire entrer la relation complète d’un voyage qui a embrassé une si grande partie de la surface du globe, et c’est d’autant moins nécessaire, que le charmant livre de lady Brassey est maintenant presque aussi connu en France qu’en Angleterre ; mais nous pouvons nous donner le plaisir de contempler par les yeux de la voyageuse quelques-uns des tableaux variés et curieux qui passèrent devant elle, afin de pouvoir juger de l’impression qu’ils produisirent sur un esprit aussi intelligent que le sien. Lady Brassey n’appartient évidemment pas à l’école qui repousse et dédaigne l’admiration ; mais, au contraire, elle jouit vivement de tout ce qui lui semble nouveau ou curieux, que ce soit un détail pittoresque ou un paysage plein de couleur. C’est cette jouissance, communiquée au lecteur, qui rend son livre si agréable ; il n’a aucune affectation, aucun air de supériorité ; on se sent en compagnie d’une vraie femme dont les sympathies sont étendues et le caractère heureux.

Notre première promenade, avec lady Brassey pour guide, sera au marché de Rio-Janeiro.

« Il y régnait, dit-elle, une animation et un mouvement singuliers, et il y avait une infinie variété de choses à observer. Le marché au poisson était rempli de « monstres de l’abîme », tous nouveaux et étranges pour nous ; leurs singuliers noms brésiliens ne donneraient à un étranger aucune idée de l’animal lui-même. Il y avait un énorme goujon de mer, pesant environ trois cents livres, avec une tête hideuse, le dos et les nageoires d’un noir luisant ; de gigantesques raies, des seiches, la pieuvre des Travailleurs de la mer de Victor Hugo ; sans parler de grosses crevettes pour lesquelles cette côte est renommée, des crevettes de huit à dix pouces de longueur, avec des antennes de douze à quatorze elles conviennent à ceux qui préfèrent la quantité à la qualité, car elles sont d’un goût médiocre, tandis que les huîtres, très petites, sont délicieuses. On trouve aussi des maquereaux en abondance, beaucoup de tortues, et quelques requins à tête de marteau.

« Sur le marché aux fruits on retrouvait beaucoup d’espèces aux couleurs éclatantes, familières aux Européens ; de vigoureuses négresses d’un noir de jais, coiffées d’un turban, le cou et les bras ornés de perles de verre, et couvertes d’un long et unique vêtement blanc, qui semblait toujours glisser de leurs épaules, présidaient à ces riches monceaux d’oranges, d’ananas, de bananes, de tomates, de pommes et de poires, auxquelles se mêlaient les cannes à sucre, les choux palmistes, les piments, les fruits du poivrier et de l’arbre à pain.

« Dans une autre partie du marché on vendait toutes sortes d’oiseaux et quelques animaux vivants, tels que daims, singes, cochons ; des cochons d’Inde à profusion, des rats, des chats, des chiens, et un délicieux petit singe-lion diminutif et rouge de pelage, avec une jolie tête à crinière, et qui rugissait absolument comme un lion en miniature. Il y avait des cages pleines de flamants, des bécassines de plusieurs espèces, et beaucoup d’oiseaux plus petits, dont le plumage avait tous les reflets imaginables de bleu, de rouge et de vert, et des teintes métalliques du plus beau lustre, sans parler de perroquets, d’aras, de kakatoès innombrables, et de torchas sur des perchoirs. Le torcha est un bel oiseau noir et jaune, à peu près de la grosseur d’un étourneau, qui met sa tête de côté et prend les mouches qu’on lui présente de l’air le plus gracieux et le plus coquet. »

Pendant que le Sunbeam les attendait à l’embouchure de la Plata, lady Brassey et ses compagnons de voyage firent une excursion dans les Pampas, cet immense océan de verdure où la civilisation n’a pas encore pénétré bien loin. D’après lady Brassey, le premier aspect de cette prairie sans fin était surtout frappant par sa variété de couleur. La vraie teinte de l’herbe des Pampas, quand elle est longue, est un vert grisâtre ; quand elle est courte, une verdure, au contraire, très éclatante. Mais il arrive souvent que, par suite des nombreux incendies, accidentels ou volontaires, rien n’est visible qu’un grand espace noirci et calciné, montrant çà et là des taches d’un vert vif aux endroits où l’herbe renaît sous l’influence des pluies.

« La route, ou plutôt la piste, était en mauvais état, grâce aux pluies récentes, et de chaque côté des cinq canadas ou petites rivières que nous eûmes à passer à gué, s’étendaient des marécages profonds, à travers lesquels nous dûmes nous dépêtrer, la boue montant jusqu’aux essieux des voitures. Lorsque nous arrivions au passage, on fouettait vigoureusement les chevaux pour leur faire prendre le galop, qu’ils continuaient vaillamment jusqu’à la rive opposée. Là nous nous arrêtions pour les laisser respirer et examiner les dommages, découvrant presque toujours qu’un trait s’était cassé ou qu’un harnais avait donné des signes de faiblesse. Une fois, nous eûmes un retard considérable par suite de la rupture d’un timon, chose difficile à réparer ; je ne sais ce que nous aurions fait si nous n’avions rencontré un jeune garçon du pays qui nous vendit son lasso pour lier les débris ensemble. Cette rencontre fut pour nous une chance heureuse, car nous n’aperçûmes pas un seul être humain, excepté lui, pendant notre course de près de trente milles, si ce n’est le péon qui nous amena des chevaux de rechange à moitié chemin.

« Dans le cours de cette expédition, nous passâmes devant une vaste estancia dont la route était semée des cadavres et des squelettes des pauvres animaux tués par la sécheresse. On en voyait des centaines étendus çà et là, dans un état de putréfaction plus ou moins avancé, et ceux dont la mort était récente entourés de vautours et d’oiseaux de proie. La première rivière que nous eûmes à traverser était encombrée des cadavres de ces malheureuses créatures, qui s’y étaient traînées pour boire une dernière fois, et n’avaient pas eu la force de sortir du courant. Des troupeaux de bétail affamé, en misérable état, s’apercevaient aussi ; les vaches étaient à peine plus grosses que leurs veaux. Ces pâturages ne sont pas assez beaux pour nourrir les moutons, mais on y voit souvent des daims. »

Les voyageurs arrivèrent ainsi à l’estancia, où ils devaient se reposer : la maison n’avait qu’un étage, avec une véranda de chaque côté ; par devant, une cour d’entrée, et derrière un parterre rempli de fleurs ; les chambres à coucher sont dans des pavillons détachés. Le propriétaire de cette habitation s’occupait surtout de l’élevage des chevaux.

« Les gens de ce pays, dit Mme Brassey, passent leur vie à cheval. On se sert de chevaux pour toutes les choses imaginables, depuis la chasse et la pêche jusqu’à la fabrication des briques et le barattage du beurre. Les mendiants même mendient à cheval ; j’ai vu la photographie de l’un d’entre eux, portant au cou son autorisation de mendicité. Il va sans dire que tous les domestiques ont chacun leur cheval ; les femmes de chambre sont pourvues d’amazones, qu’elles mettent le dimanche pour aller faire des visites d’une estancia à l’autre. Pour la pêche, le cheval entre dans l’eau aussi loin que possible, et son cavalier se sert alors de la ligne ou du filet. À Buenos-Ayres, j’ai vu les pauvres bêtes gagner la côte presque à la nage, traînant des charrettes ou portant de lourds fardeaux pris à bord des navires à l’ancre dans la rade ; car l’eau est si basse, que de très petites barques peuvent seules approcher les navires, et la cargaison est placée immédiatement sur les charrettes pour éviter les frais de transport. Dans les pays perdus comme les Pampas, où l’on n’a pas de barattes, on fait le beurre en mettant le lait dans un sac de peau de chèvre attaché par un long lasso à la selle d’un péon, qui part au galop, traînant derrière lui, pendant un certain nombre de milles, le sac qui saute et bondit sur la route. »

Un peu avant d’arriver au détroit de Magellan, l’équipage du Sunbeam fut témoin d’un des plus épouvantables désastres en mer : l’incendie d’un vaisseau. Le bâtiment se trouva être le Monkshaven, venant de Swansea ; à destination de Valparaiso, avec un chargement de charbon pour la fonte du minerai ; sur trois navires chargés de cette dangereuse cargaison, il y en a presque toujours un qui prend feu. Le Sunbeam, en apercevant les signaux de détresse, s’arrêta et envoya un canot qui amena à son bord le capitaine et son équipage, ainsi que la plus grande partie de leurs effets, les chronomètres, les cartes et les papiers du navire.

« Le pauvre petit canot du Monkshaven avait été repoussé du pied par les matelots qui en débarquaient, et il y avait quelque chose de triste à voir ce frêle esquif s’en aller lentement à la dérive, suivi de ses avirons et d’autres objets abandonnés, comme pour aller rejoindre le beau navire qu’il venait de quitter. Ce dernier était resté en panne, toutes voiles dehors ; de temps à autre, une colonne de fumée trahissait seule la présence du démon destructeur qui se cachait dans ses flancs. Le ciel était sombre et chargé de nuages ; le soleil se couchait dans une splendeur livide ; les vagues, hautes et noires, se rayaient d’écume blanche. Il n’y avait pas un souffle de vent tout présageait une tempête. Pendant que nous roulions péniblement, il nous arrivait d’apercevoir le canot et le navire incendié, puis tout d’un coup de les voir disparaître, pendant un moment qui nous semblait un siècle, dans l’immense sillon de la grande houle de l’Atlantique. »

L’équipage recueilli se composait principalement de Danois et de Norvégiens ; ils racontèrent qu’un peu avant de rencontrer le Sunbeam, et quand déjà l’incendie grondait sous leurs pieds, ils avaient vu passer un steamer américain auquel ils avaient en vain fait leurs signaux de détresse, et qui avait tranquillement continué sa route. Un matelot dit à lady Brassey qu’alors le désespoir les avait pris, et qu’ils s’étaient couchés sur le pont pour y mourir. Les deux mousses pleuraient ; mais le capitaine, très religieux et très bon pour ses hommes, leur dit « Il y a là-haut quelqu’un qui veille sur nous. » Dix minutes après, ils aperçurent les voiles du yacht.

Lady Brassey parle incidemment des Patagons, dont les premiers voyageurs ont fait des descriptions si exagérées. Ils doivent leur nom à l’imagination de Magellan, qui consacra ainsi sa conviction qu’ils étaient de taille gigantesque ; et sir Thomas Cavendish leur donne une stature de sept à huit pieds. En réalité, c’est une belle race, robuste, bien membrée, très vigoureuse, et dépassant six pieds anglais. Ils vivent de la vraie vie nomade, presque toujours à cheval,


Rencontre de Fuégiens.

et se lançant avec une rapidité vertigineuse à travers leurs immenses plaines. Hommes et femmes portent un long manteau flottant fait en peaux, qui va de la ceinture à la cheville, muni d’un long pan qu’ils peuvent rabattre sur leur tête en l’attachant avec une large broche plate, faite d’un dollar ou d’un morceau d’argent brut aminci au marteau. Ils ne pratiquent guère la propreté, mais se couvrent le corps de peinture et de graisse, surtout les femmes. Leurs seules armes sont des couteaux et des bolas, lassos plombés qu’ils lancent avec une extrême dextérité. Il a été impossible de s’assurer s’ils possédaient la forme la plus élémentaire de culte ou de croyance. Leur nourriture se compose principalement de la chair de leurs juments dont ils emmènent des troupeaux avec eux dans toutes leurs expéditions ; ils mangent aussi de la chair d’autruche, mais c’est un régal exceptionnel, des œufs d’oiseaux et des poissons pris par les femmes.

Si bas soient-ils dans l’échelle de l’humanité, si on part de notre civilisation occidentale, les Fuégiens (ou Indiens-canots, comme on les appelle aussi, parce qu’ils vivent sans cesse sur l’eau et n’ont pas de demeures fixes à terre) leur sont de beaucoup inférieurs. Ils sont cannibales, et un vieil auteur prétend qu’ils sont « des pies pour le bavardage, des babouins pour la laideur, des démons pour la méchanceté ». Chaque fois qu’ils apprennent qu’un navire est en détresse ou qu’un équipage naufragé a été jeté sur leurs côtes, des feux s’allument sur toutes les hauteurs pour annoncer la bonne nouvelle à la population de l’île, qui se rassemble aussitôt. Mais si tout se passe sans accident, un vaisseau peut franchir le détroit de Magellan sans apercevoir rien qui trahisse la présence de la vie humaine. Les habitants de la partie orientale de la Terre-de-Feu sont vêtus, ou plutôt ils couvrent leur nudité d’un manteau de peau de daim descendant jusqu’à la taille ; ceux de la partie occidentale ont des manteaux de peau de loutre de mer. Mais le plus grand nombre vont absolument nus. Leur nourriture est des plus misérables ; elle consiste presque uniquement en coquillages, oursins de mer et poissons qu’ils prennent avec l’aide de leurs chiens, dressés à cette effet ; ces chiens sont lancés dans l’eau à l’entrée d’une crique, et par leurs plongeons et leurs aboiements effrayent le poisson, qui se réfugie dans l’endroit où l’eau est peu profonde, et se voit aussitôt capturé.

Lady Brassey eut l’occasion d’étudier les Fuégiens. Un peu après qu’ils eurent dépassé le cap Forward, le point le plus méridional de l’Amérique, un canot apparut tout d’un coup à bâbord, et comme il se dirigeait vers le yacht, sir Thomas donna ordre de ralentir la marche. Les rameurs du canot se mirent à pagayer énergiquement, à faire des gestes et à pousser des cris ; un homme tournait une peau de loutre autour de sa tête avec des mouvements si violents, qu’il faillit faire chavirer l’embarcation, bien fragile, car elle ne se composait que de planches grossières reliées avec des nerfs d’animaux. On leur jeta une corde, et ils grimpèrent à bord en criant : Tabaco, galleta (biscuit), dont ils reçurent une provision en échange des peaux de loutre très belles qu’ils offraient ; sur quoi les deux hommes se dépouillèrent de leurs manteaux, faits de huit à dix peaux cousues ensemble avec des nerfs plus fins que ceux qui avaient servi pour le bateau, et les tendirent en réclamant encore du tabac, qu’on leur donna, ainsi que des verroteries et des couteaux. La femme, entraînée par un si bel exemple, se sépara de son vêtement, recevant en retour une nouvelle provision de tabac, des perles de verre et des miroirs, qu’on leur jeta dans le canot.

« L’embarcation, dit lady Brassey, contenait un homme, une femme et un jeune garçon ; je n’ai jamais vu un ravissement plus vif que sur la figure des deux derniers quand, pour la première fois de leur vie sans doute, ils se virent possesseurs de colliers de perles bleues, rouges et vertes. Ils avaient dans leur canot deux pots grossiers en écorce, qu’ils nous vendirent également ; et enfin ils partirent à regret, tout à fait dépouillés, mais fort heureux, criant et jacassant dans leur langage, le moins articulé qui soit au monde. On eut beaucoup de peine à leur faire lâcher l’amarre, quand le navire se remit marche, et j’avais peur qu’ils ne fussent renversés. Ces Fuégiens étaient gras et vigoureux ; quoiqu’ils ne fussent pas beaux, leur aspect n’avait rien de repoussant, et la physionomie de la femme était agréable quand elle souriait à la vue des miroirs et des verroteries. Le fond de leurs pirogues était couvert de branchages, parmi lesquels on distinguait les restes d’un feu. Leurs avirons étaient fort grossiers de simples branches fendues, au bout desquelles on avait fixé un morceau de bois plus large au moyen de nerfs d’oiseaux ou d’animaux. »

Comme contraste se présente bientôt la description que donne lady Brassey d’une île de corail, un de ces innombrables joyaux qui ornent le large sein de l’océan Pacifique, comme des émeraudes enchâssées dans un bouclier d’azur et d’argent. C’était la première terre que le yacht rencontrait dans cette grande mer du Sud. Un récif de coraux enfermait une tranquille lagune, jusqu’à laquelle descendaient les pentes verdoyantes de l’îlot (l’île de l’Arc). La beauté de cette lagune était incomparable et défierait le pinceau. « Des forêts sous-marines de coraux de mille couleurs, parsemés d’anémones, d’échidnés, de toute une végétation animée, d’un éclat inimaginable ; des troupes de poissons étincelants qui se jouaient dans l’eau comme de vivants arcs-en-ciel, des coquilles merveilleuses, se mouvant lentement, entraînées par leurs habitants, le féerique feuillage d’algues fantastiques que les ondulations de la vague agitaient mollement : voilà ce que le regard ravi apercevait dans les profondeurs des eaux, tandis que la surface étincelait des nuances les plus exquises, depuis le vert suave de l’algue marine jusqu’au ton vif de l’émeraude, depuis le bleu pur des turquoises jusqu’au bleu sombre, profond du saphir, tandis que çà et là la nappe transparente était marbrée de taches rouges, brunes ou vertes, par le corail émergeant de la masse inférieure. L’opulente végétation des tropiques couvrait la côte, descendant jusqu’aux sables de la grève ; les cocotiers et les palmiers y dressaient leurs troncs élancés, sous lesquels s’agitaient les insulaires ; les femmes en vêtements rouges, bleus et verts, les hommes en costumes variés, tous chargés de poissons, de volailles et de bouquets de noix de coco. »

Le 2 décembre, le Sunbeam atteignait Taïti, la délicieuse reine du Pacifique. Ici lady Brassey se trouvait en pleine féerie, et l’éclat des couleurs, la variété des scènes l’éblouissaient, en décourageant toute description. « Les magnolias et les hibiscus jaunes et écarlates penchés sur l’eau, le gazon velouté sur lequel le pied se pose au sortir du bateau, la route blanche courant entre deux rangées de maisons de bois dont les petits jardins sont des masses de fleurs, les hommes et les femmes vêtus des couleurs les plus gaies et parés de fleurs, les piles de fruits inconnus amoncelés sur l’herbe, attendant qu’on les transporte sur les petits navires mouillés dans le port, le majestueux fond des collines couvertes de verdure jusqu’au sommet, tout cela n’est qu’une faible partie des beautés qui accueillent le nouveau venu dès qu’il débarque sur le rivage. »

Cette première impression fut encore accrue par tout ce que lady Brassey vit dans la suite. La mer et la côte, les forêts de l’île, tout était nouveau, frappant, merveilleux ; le ciel avait un éclat extraordinaire, la vague, des reflets qu’elle n’avait vus nulle part ; car c’est d’une main prodigue que la nature a versé ses trésors sur Taïti.

Elle fit une course à cheval ; le sentier la conduisit à travers d’épaisses plantations d’orangers, de goyaviers, de palmiers et d’autres arbres des tropiques, dont quelques-uns étaient chargés et presque étouffés par le poids des lianes luxuriante ; parmi ces dernières, on remarquait une splendide fleur de la passion, avec son fruit couleur orange, aussi gros qu’une citrouille, étendant partout ses vigoureux rameaux. Le sentier était étroit et parfois très raide ; le cavalier devait fréquemment se glisser sous le dôme serré des branches enlacées. Traversant plusieurs jolis ruisseaux, la route gravissait une éminence qui d’un côté dominait une cascade pittoresque, de l’autre un profond ravin. Un rivière, sortant d’une étroite fente du rocher, ne faisait qu’un bond du bord du précipice jusque dans la vallée, un bond de six cents pieds. « On voit d’abord la masse bleue de l’eau qui se transforme en nuage d’écume et finit par se perdre dans un brouillard irisé. Imaginez-vous qu’à l’ombre des palmiers et des bananiers aux larges feuilles, à travers un rideau de fougères et de lianes, vous contemplez le Staubach, en Suisse, mais bien plus élevé et se détachant sur un fond de montagnes vertes, et vous aurez quelque idée de la cascade de Fuatawah. »

Lady Brassey semble plus ravie de Taïti que de tout ce qu’elle a vu dans son long voyage au delà des mers. « Parfois je crois que tout ce que je contemple n’est qu’un rêve prolongé, et que je m’éveillerai trop tôt à la froide réalité : les fleurs, les fruits, les couleurs vives des étoffes, tout ce tableau et son cadre sont presque trop féeriques pour appartenir à notre monde. »

Malheureusement la nature humaine est la même partout ; le vice et la souffrance se trouvent à Taïti comme dans les ruelles malpropres et les recoins honteux de nos grandes villes ; mais lady Brassey ne vit que la surface des choses, et la beauté de Taïti est faite pour séduire un esprit et un goût raffinés.


De Taïti nous passons à Hawaï, la principale des îles Sandwich et le centre d’un royaume dont la civilisation grandissante influera peut être quelque jour sur les grands courants du commerce de l’océan Pacifique. Le Sunbeam y arriva le 22 décembre.

L’après-midi était clair, les montagnes Mauna-Kea et Mauna-Loa se détachaient nettement du haut en bas, leurs sommets géants s’élevant à près de 14,000 pieds au-dessus de nos têtes ; leurs pentes, revêtues d’arbres, étaient sillonnées de profonds ravins servant de lits à des cours d’eau fertilisateurs qui venaient se jeter dans la mer. À l’intérieur de sa ceinture de récifs, la côte blanche, formée de rocs de corail, sur laquelle les vagues nonchalantes viennent mourir sans se briser, est frangée d’une haie de palmiers parmi lesquels de petites maisons blanches sont semées gracieusement, comme sur le penchant des collines ; toutes sont entourées de jardins si pleins de fleurs, que du pont du yacht nous distinguions l’éclatante couleur des plates-bandes....................

Nous allâmes nous promener au milieu de ces gentilles maisons et de leurs jolis jardins jusqu’au pont suspendu sur la rivière, suivis d’une foule de jeunes filles parées de guirlandes et portant à peu près le costume que nous avions vu à Taïti : une longue robe flottante à manches très amples et descendant jusqu’aux pieds. Les naturels semblent préférer ici des couleurs plus foncées ; le lilas, le beige, le brun et d’autres teintes neutres sont les nuances à la mode. Chaque fois que je m’arrêtais pour contempler un point de vue, une des jeunes filles venait à moi et me jetait un lei de fleurs par-dessus la tête ; puis, me l’attachant autour du cou, elle s’enfuyait en riant pour juger de l’effet produit. Le résultat fut qu’au bout de la promenade j’avais une douzaine de guirlandes, de couleurs et de longueurs variées, tombant sur mes épaules et m’échauffant presque autant qu’une palatine de fourrures ; pourtant je ne voulais pas les ôter de peur d’affliger ces pauvres filles. »

Il semble que partout lady Brassey fut accueillie avec une sympathie toute spéciale, due sans doute à ses qualités personnelles, mais aussi probablement à cette circonstance qu’il est bien rare de voir une Anglaise dans les îles de la Polynésie, et surtout une grande dame, femme d’un membre du parlement, et faisant le tour du monde dans le yacht de son mari.

Il va sans dire qu’elle fit une excursion au grand volcan de Kilauea. Sa description, dans sa simplicité, a de l’intérêt. Suivons-la aux deux cratères, l’ancien et le nouveau. « Nous descendons d’abord dans le précipice de plus de trois cents pieds qui forme le mur de l’ancien cratère, et où maintenant s’épanouit une prodigue végétation. La pente est si raide en beaucoup d’endroits, qu’on a dû fixer dans le rocher des marches de bois pour faciliter la descente. Au fond on marche sur une surface de lave refroidie, et là encore, dans chaque fente où un peu de terre s’est amassé, la nature a affirmé sa robuste vitalité, et de délicates fougères allongent leurs frondes vertes pour chercher la lumière. Quelle extraordinaire promenade sur ce champ de lave contournée de mille façons bizarres, selon la température qu’elle avait atteinte et la rapidité avec laquelle elle s’était refroidie ! Certains endroits ressemblaient au contenu d’un chaudron pétrifié en pleine ébullition ; d’autres fois la lave s’était congelée en vagues ou en énormes cordages noués les uns dans les autres, ou bien on lui trouvait l’aspect d’énormes tuyaux d’orgue, ou encore de monticules et de cônes de toutes les dimensions. En avançant, la lave devenait plus chaude, et chaque fissure laissait échapper des gaz qui affectaient sérieusement le nez et la gorge ; enfin, en passant sous le vent du fleuve de lave descendant du lac, nous fûmes presque suffoqués par la vapeur, et nous ne poursuivîmes notre marche qu’avec difficulté. La lave était plus vitreuse et plus transparente, comme si la fusion s’était produite à une température plus élevée, et les cristaux de soufre, d’alun et d’autres minéraux dont elle abondait reflétaient toutes les couleurs du prisme. Par endroits, la transparence était complète, et on voyait au-dessous les longs filaments de cette lame fibreuse, à laquelle les insulaires attachent une superstition, et qu’on appelle cheveux de Pelé. »


Excursion au volcan de Kilauea.

Lady Brassey et ses compagnons arrivèrent enfin au pied du cratère actuel, d’où les matériaux bouillonnants dans l’intérieur du globe s’échappent sans cesse en flots enflammés. Ils en gagnèrent le sommet avec peine, pour rester stupéfaits en présence d’un spectacle qui fait plus que de réaliser les terreurs de l’antique Phlégéthon. « Du bord du précipice on surplombe un lac de feu d’une largeur d’un mille. Avec le fracas épouvantable de la mer furieuse sur des brisants, les vagues rouge sang de la lave liquide battaient les rochers, lançant leur écume dans les airs, et ces vagues n’étaient jamais immobiles, mais revenaient incessamment à la charge et se retiraient aussi incessamment, se bousculant avec rage, sifflant, bouillonnant comme l’onde en lutte avec les vents et les courants. Un rouge sombre, lie de vin, semblait la couleur générale de cette lave en fusion, recouverte cependant d’une légère écume grise qui s’entr’ouvrait pour laisser échapper des cascades et des jets de feu jaune et rouge, et qui se trouvait tout d’un coup repoussée par la force d’un fleuve d’or, traversant rapidement toute l’étendue du lac. Le centre du combat était un îlot aux rochers sombres, que les vagues de lave rongeaient avec une fureur indescriptible. À l’opposé elles allaient s’engloutir dans une vaste caverne, entraînant les stalactites géantes qui en barraient l’entrée, et la remplissant d’un bruit de tonnerre. » Il faudrait donner la page tout entière, quoique malgré tout il y ait dans notre univers des tableaux devant lesquels échouent l’écrivain et le peintre ; mais si dans le jour le volcan a cet aspect terrible, que doit-il être la nuit, quand les vagues de lave éclairent seules de leurs lueurs sinistres l’obscurité du ciel ? « À mesure que les ténèbres devenaient plus profondes, le lac embrasé prenait des tons fantastiques, le noir de jais se transformant soudain en gris pâle, le marron foncé passant par le cerise et l’écarlate pour arriver au rose, au bleu et au violet le plus exquis ; le brun le plus chaud pâlissant graduellement et devenant jaune paille, avec les intermédiaires ocre et orange. Il y avait encore une autre teinte qu’on ne peut exprimer que par le mot de « couleur lave fondue ». Tout était beau, jusqu’aux vapeurs et aux nuages de fumée que ces jeux de lumière transformaient en brillantes apparitions, magnifiquement encadrées par cet amphithéâtre de pics sombres et de rochers aigus. De temps à autre un énorme bloc s’écroulait avec bruit dans le lac enflammé, pour y être fondu de nouveau et rejeté à son tour. »

Le temps passé à Honolulu ne fut pas perdu par lady Brassey. Elle n’interrompit pas un instant ses observations, et ne laissa rien échapper de ce qui pouvait jeter quelque jour sur les mœurs de la population hawaïenne. Les Hawaïens, peuple qui a beaucoup de loisirs, et sur les épaules duquel la civilisation n’a pas encore fait peser ses lourds fardeaux, sont très enclins à se divertir et cultivent avec beaucoup d’assiduité et d’adresse leurs jeux nationaux. Parmi ceux-ci figure le passe-temps connu de nager avec la lame, dont l’origine est


Les sauteurs de Hilo.

aisée à comprendre. Hommes et femmes s’y livrent, et les chefs et les princesses y sont de première force. Les nageurs, armés d’une planchette spéciale de quatre pieds sur deux, amincie à chaque extrémité, et qu’ils poussent devant eux, gagnent le milieu de la superbe baie et plongent sous les larges vagues écumeuses. À une certaine distance de terre, distance calculée sur la force et l’adresse du nageur, celui-ci choisit sa vague, et, se mettant à cheval, à genoux ou debout sur la planche, il se laisse entraîner au rivage de toute la vitesse du flot ; quand on les voit rouler ainsi au milieu de l’écume blanche, on pourrait presque les croire montés sur les coursiers marins des mythes antiques et cramponnés à leur crinière, dirigeant vers le bord leur course furieuse. Les Hawaïens aiment infiniment ce rude exercice, auquel ils sont accoutumés depuis l’enfance, car ils vivent autant dans l’eau qu’à terre, et ne semblent jamais plus heureux que lorsqu’ils plongent, nagent, se baignent ou se jouent dans les belles eaux vertes qui caressent la côte souriante de leur île favorisée, ou dans la charmante rivière qui court entre les jardins fleuris de la ville de Hilo.

Par un bel après-midi, on peut voir la moitié de la population se livrant à des exploits, dans, sur et sous l’eau. Grimpant jusqu’au sommet des rochers perpendiculaires qui forment la rive opposée, ils exécutent des plongeons de toutes sortes d’une hauteur de six à huit mètres, plongeant et nageant dans mille attitudes, avec une grâce qui excite l’admiration des spectateurs. Deux insulaires entreprirent de sauter dans la rivière du haut d’un roc de cent pieds de haut, franchissant dans ce saut périlleux un rocher qui, à six mètres du sommet, faisait une saillie considérable. Les deux hommes, sveltes, grands et agiles, apparurent sur la hauteur, leurs longs cheveux rattachés par une guirlande de fleurs et de feuillage, tandis qu’une guirlande semblable s’enroulait autour de leur taille. D’un regard sûr et perçant ils mesurèrent la distance et reculèrent de quelques pas pour prendre l’élan nécessaire. Soudain l’un d’eux reparut au bord du rocher, bondit, tourna sur lui-même, tomba dans l’eau les pieds en avant, pour se relever presque immédiatement et gravir la berge avec une sereine indifférence. Son compagnon ayant accompli le même exploit, tous les deux remontèrent jusqu’à la saillie dont nous avons parlé et sautèrent de nouveau dans la rivière, tour de force moins extraordinaire, mais qui exigeait encore beaucoup d’adresse.

Parmi les jeux que mentionne lady Brassey, se trouve l’exercice de l’épieu ou du dard, qu’on lance sur un but quelconque ; le kona, sorte de jeu d’échecs compliqué, et le talu, qui consiste à cacher une pierre sous une des cinq pièces d’étoffe placées devant les joueurs ; ceux-ci doivent deviner où elle se trouve, et, si habile que soit celui qui la cache, les joueurs exercés reconnaissent au mouvement du bras le moment où la main lâche la pierre. Un autre jeu, parua, se joue sur le gazon ; ceux qui y prennent part sont debout sur une planche étroite, recourbée par devant, et qu’ils dirigent avec une longue pagaie ; ils montent au sommet d’une colline et se laissent glisser avec une vitesse effrayante, conservant leur équilibre d’une façon merveilleuse. Le maita ou uru maita se joue sur une sorte de plancher ; deux bâtons y sont fixés à quelques pouces de distance, et les joueurs, placés à une trentaine de mètres, cherchent à lancer entre eux un palet de pierre, l’uru, plus épais au centre qu’au bord, et ayant trois à quatre pouces de diamètre.

Nous passerons au Japon, et nous accompagnerons lady Brassey à un dîner japonais, dans une maison de thé. Le repas eut lieu dans un appartement qu’on peut décrire comme le type exact d’un intérieur japonais. Le plafond et les cloisons étaient en beau bois foncé et verni, ressemblant au noyer ; les murs extérieurs, sous la véranda, et les séparations des autres pièces consistaient simplement en treillages de bois recouverts de papier blanc, et glissant dans des rainures, de sorte qu’on peut sortir ou entrer à volonté en déplaçant la cloison, et cet arrangement dispense de portes et de fenêtres. Si on veut regarder au dehors, on pousse un peu le mur ; on le pousse encore si l’on veut sortir. Au lieu de tapis, le sol est couvert de plusieurs nattes très fines, superposées et très moelleuses au pied. Toutes les nattes japonaises ont six pieds de long sur trois de large, et elles servent même de mesure pour tout ce qui concerne la construction ou l’ameublement des maisons. Une fois les fondations et la charpente établies sur une dimension de tant de nattes, il suffit d’aller dans un magasin et d’y acheter une maison toute faite, qu’on peut monter en un couple de jours ; mais il est vrai qu’une telle maison n’est possible que sous le climat du Japon.

Dans la pièce où fut introduite lady Brassey s’élevait, d’un côté, une légère estrade, de quatre pouces de haut, qui marquait la place d’honneur. Un tabouret, un petit ornement de bronze et un vase de Chine, où étaient gracieusement disposées une branche de cerisier en fleur et quelques feuilles de glaïeuls, garnissaient l’estrade. Au mur étaient suspendus des tableaux qu’on change tous les mois, selon la saison. Quatre jolies Japonaises apportèrent d’épaisses couvertures de coton piquées, pour servir de sièges aux visiteurs, et des vases pleins de charbons enflammés pour les réchauffer. Au centre, elles placèrent un autre brasero protégé par une grille de bois, sur laquelle était posé un énorme édredon qui devait conserver la chaleur. C’est ainsi qu’au Japon on chauffe tous les appartements, même les chambres à coucher ; le résultat est que les incendies y sont fréquents. Une personne négligente ou maladroite renverse le brasero, et tout flambe aussitôt.

On enleva brasero et édredon pour apporter le dîner. Devant chaque convive fut placée une petite table de laque, d’environ six pouces de haut, sur laquelle étaient deux bâtonnets, un bol de soupe, un autre de riz, une tasse de saki et un bassin d’eau chaude ; au milieu du cercle siégeaient les quatre Hébés japonaises, avec du feu pour réchauffer le saki et allumer les longues pipes qu’elles présentaient aux convives entre chaque plat. Le saki est une sorte d’eau-de-vie de riz qu’on boit toujours chaude dans de petites tasses, et qui ainsi n’est pas trop désagréable, tandis que froide peu de gosiers, européens pourraient la supporter. La cuisine japonaise parut très bonne à lady Brassey, bien que certains plats fussent composés d’ingrédients inconnus aux cuisiniers de l’Occident. Le menu était celui-ci :


Soupe,
Crevettes et algues marines,
Grosses crevettes, omelettes, raisin conservé,
Poissons frits, épinards, jeunes roseaux et gingembre,
Poisson cru, moutarde et cresson, raifort et soy (sauce aux épices),
Soupe épaisse d’œufs, de poisson, de champignons et d’épinards ;
Poisson grillé,
Poulets frits et pousses de bambous,
Racines et têtes de navets confits au vinaigre,
Riz ad libitum dans un grand bol,
Saki chaud, pipes et thé.


Le dernier plat fut, en effet, une énorme boîte de laque pleine de riz, avec lequel on remplit tous les bols, et qu’il fallait manger au moyen des deux bâtonnets, ce qui exigeait une certaine habitude. Entre chaque plat il y avait un assez long intervalle rempli par les chants, la musique et la danse de jeunes artistes de profession. La musique était un peu dure et monotone, mais le chant et la danse méritaient quelques éloges ; cette danse consistait en une suite de poses, et ne ressemblait en rien à nos danses européennes. « Ces jeunes filles, fort jolies, portaient un costume spécial pour indiquer leur métier, et elles étaient fort différentes des modestes servantes, simplement mises, que nous trouvions si attentives à tous nos besoins ; pourtant elles avaient l’air de bonnes et joyeuses créatures, et s’amusaient infiniment des jeux enfantins auxquels elles se livraient entre elles dans les intervalles de repos. »


Un bazar japonais.

Ce tour du monde en famille, qu’il nous faut abandonner enfin, n’est pas le seul voyage de lady Brassey. En 1874, elle accompagna son mari dans une expédition aux régions arctiques mais elle n’en a pas donné la relation. À leur retour, les infatigables voyageurs partirent pour l’Orient et visitèrent Constantinople. En 1878, ils firent une seconde excursion dans la Méditerranée, et revirent dans la saison des orages ces beaux pays qu’ils avaient admirés sous le soleil ; ils explorèrent l’île de Chypre, qui venait de passer sous le protectorat britannique. Le livre où lady Brassey raconte ses promenades dans la Méditerranée et l’Archipel[2] a les mêmes qualités que son premier ouvrage : la même simplicité et clarté de style, sans aucune prétention, la même vivacité à saisir des aperçus qui ne dépassent pas la surface ; mais il n’a ni le même intérêt ni la même valeur. Les pays dont elle parle sont si connus et ont été si souvent décrits, que la comparaison s’impose avec des ouvrages très supérieurs au sien.

Voici une courte esquisse de la ville d’Athènes qui ne manque pas de nouveauté :

« Nous nous fîmes d’abord conduire au temple de Thésée, le mieux conservé des temples antiques. Sa situation l’a préservé des bombes et des boulets ; mais le moyen âge, en en faisant une église, a contribué aussi à le préserver de la destruction. C’est un bel édifice, avec sa double rangée de colonnes, ses bas-reliefs et son toit parfaitement intact ; il renferme actuellement une intéressante collection d’antiquités, recueillies dans son voisinage. De là nous montâmes à l’Acropole, en passant devant l’observatoire moderne bâti sur la colline des Nymphes. Celle du Pnyx s’élevait à notre droite, et à gauche l’Aréopage, où prêcha saint Paul. Nous franchîmes les portes, et après avoir passé au milieu de débris de toute espèce : statues, bas-reliefs, colonnes, chapiteaux et frises, nous approchâmes des Propylées. Puis nous visitâmes le petit temple de la Victoire, entouré de grilles de fer et rempli des statues et des bas-reliefs les plus admirables, surtout deux danseuses, pleines de vie et de grâce. Après ce coup d’œil préliminaire, nous gravîmes les nombreux degrés, et, passant devant la Pinarthèque, nous nous trouvâmes au sommet de l’Acropole, jouissant de la vue complète de toutes ses gloires.

« D’un côté, nous voyions le splendide Parthénon ; de l’autre, l’Erechtheum et le portique des Cariatides, qui mérite son nom de Beau portique. Six majestueuses colonnes sont encore debout. Nous errâmes longtemps, prenant quelques photographies, admirant le délicieux panorama qu’on a sous les yeux, et qui s’étend de la ville d’Athènes jusqu’à Éleusis, Salamine et Corinthe, et du Pentélique et du mont Hymette aux champs Élyséens. Nos regards s’égaraient vers les antiques ports de Phalisum et du Pirée, revenaient à Athènes, à la rue des Tombeaux, qui nous semblait plus grise et plus poussiéreuse en dominant ainsi ses toits aux tuiles grisâtres ; les jardins et les palmiers ne réussissaient pas à l’égayer. Il était près de trois heures quand nous parvînmes à nous arracher à ce spectacle. »

La description est d’une simplicité excessive, par trop dépourvue d’ornement. Un plus vif enthousiasme, une admiration plus expansive auraient dû être excités chez une femme instruite et intelligente par ce pays plein de souvenirs, cette mer bleue où Thémistocle vainquit la flotte persane, cette colline d’où saint Paul annonça le Dieu inconnu aux Athéniens surpris, et par les chefs-d’œuvre de Phidias et de Praxitèle. Mais ce qui attire l’attention de lady Brassey, ce qu’elle reproduit avec le plus de perfection, ce sont les scènes familières, les aspects pittoresques des contrées sauvages. Elle se sent plus dans son élément sur le marché d’Hawaï que parmi les ruines des temples d’Athènes.

Le lecteur trouvera cependant quelque intérêt à jeter un coup d’œil sur Nicosie, la ville principale de Chypre, cette île fameuse qui rappelle les souvenirs des croisades, et où Richard Cœur de Lion s’éprit de Bérengère, la fille du prince cypriote.

« L’intérieur de la ville fait éprouver un désappointement, quoiqu’il y reste encore quelques beaux édifices. La vieille cathédrale de Sainte Sophie, transformée en mosquée, est admirable par la richesse et la pureté de son architecture gothique. En face de la cathédrale s’élève l’église Saint-Nicolas, qui sert de grenier à blé, et dont les trois portails gothiques sont les plus beaux que j’aie jamais vus. Chacune des maisons de Nicosie possède un luxuriant jardin, et les bazars sont festonnés de vignes grimpantes ; mais, malgré cela, la ville a un air de malpropreté, de tristesse et de misère. La maison du gouvernement est une des dernières vieilles constructions turques qui y subsistent encore.

« De la prison nous passâmes par une rue étroite et sale, dont les maisons étaient délabrées et les jardins négligés, et nous nous trouvâmes en pleine campagne. Un temps de galop à travers la plaine


Vue d’Athènes (l’Acropole).

nous amena au lieu où l’on construit la nouvelle maison du gouvernement ; ce lieu s’appelle la colline des Serpents, parce que deux serpents y ont été tués ; et pour avoir conservé ce souvenir comme un fait

extraordinaire, il ne faut pas, ainsi qu’on l’a prétendu, que l’île soit infestée de reptiles venimeux. On en rencontre rarement, et je connais des collectionneurs qui désespèrent d’en trouver. Le site choisi domine la plaine, la ville, la montagne et ce qui était autrefois des forêts. Laissant derrière nous les murs de la cité, nous traversâmes une plaine de sable et de pierres. Pendant près de deux heures nous ne vîmes pas le moindre signe de fertilité ; mais alors nous commençâmes à rencontrer des vignes, des champs de cotonniers et des plantations de grenadiers, d’orangers et d’oliviers qui nous conduisirent à la maison d’un riche Arménien, dont le frère est un des interprètes du camp. Sa femme et ses filles sortirent pour nous recevoir et nous introduisirent par un corridor où des jeunes filles épluchaient le coton, et par deux étages pleins de grains d’espèces diverses, jusqu’à une enfilade de pièces spacieuses, ouvrant les unes dans les autres et donnant sur la vallée. Oh ! quelles délices de se reposer sur un divan turc, dans une maison de pierre, après cette longue course à cheval par la chaleur ! Le soleil de Chypre est vraiment dévorant, même au mois de novembre. Qu’est-ce que ce doit être au fort de l’été ! Les officiers s’accordent à dire qu’ils n’ont jamais rien éprouvé de pareil, même dans les parties les plus chaudes de l’Inde…

« Nous montâmes sur des mules fraîches et nous longeâmes le cours du fleuve, jusqu’à l’endroit où il s’échappe de la montagne en un torrent limpide, déjà très puissant. Personne ne sait où en est la source ; mais, de toute antiquité, ce cours d’eau a été célèbre, et quelques écrivains ont prétendu qu’il arrivait, en passant sous la mer, des montagnes de Caramanie en Asie Mineure. Il sort d’un terrain calcaire, au pied du Pentadactylon ; l’effet produit est magique. Sous sa bienfaisante influence prospèrent les arbres et les plantes de toutes sortes. Le village de Kythrea se blottit dans un nid d’arbres fruitiers et de buissons en fleur ; chaque mur est couvert de fougères aux frondes géantes. Le courant est employé à faire tourner de nombreux moulins d’une construction un peu primitive, mais qui n’en font pas moins bien leur besogne… Il était presque nuit quand nous repartîmes, et ce fut avec bien des heurts et des faux pas que nous traversâmes pour la seconde fois la plaine pierreuse. Cependant nous arrivâmes au camp vers sept heures, sans accident. Un marchand de soieries de la ville nous y attendait pour nous offrir ces moelleuses soies de Chypre, déjà célèbres au temps de Boccace. Elles ont l’apparence de la popeline, et les plus jolies sont, je crois, celles qui n’ont pas été teintes et gardent la couleur naturelle du coton depuis le blanc crème jusqu’à l’or le plus foncé. Certaines personnes préfèrent un gris ardoisé, que l’on fabrique en très grandes quantités, mais que je trouve fort laid. »

C’est en bavardant ainsi que lady Brassey nous emmène à sa suite, flânant en chemin, ne nous apprenant rien de très neuf, mais décrivant tout ce qui frappe ses yeux avec le naturel le plus parfait. On ne peut la juger comme on ferait d’un écrivain ; elle a de la facilité, de la précision, mais jamais elle ne s’élève à l’éloquence, et ses réflexions ont la même simplicité que son style. Comme voyageuse, elle mérite la célébrité qu’elle a obtenue. Ses nombreuses traversées réunies font un total de près de seize mille kilomètres, ce qui est assez beau pour une femme, même pour une Anglaise. Son mérite est d’autant plus grand, que loin, comme on pourrait le croire, de se sentir « chez elle » sur son navire, elle a toujours sérieusement souffert du mal de mer ; et voici ce qu’elle écrit en entrant dans le port de la Valette, au retour de son voyage d’Orient :

« Je crois avoir triomphé enfin au bout de dix-huit ans, et le mauvais temps que nous avons eu presque continuellement depuis Constantinople, cinq coups de vent en onze jours, a pourtant, j’espère, réussi à me donner le pied marin. Depuis deux jours, je sais enfin ce que c’est que se trouver tout à fait bien en mer, même par les gros temps, et de manger mes repas avec appétit, voire même de lire et d’écrire, sans qu’il me semble que ma tête appartienne à une autre personne qu’à moi. »

Lady Brassey est morte en mer, sur son yacht, dans le cours d’un nouveau voyage, à la fin de 1887.




  1. Lady Brassey, Le Tour du monde en famille. — Mame et fils.
  2. Lady Brassey, Sunshine and storm in the East (Soleil et orage d’Orient).