Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/01
J’aime à lire les récits des voyageurs qui ont visité l’Orient, depuis quelques années surtout. Comme je suis persuadé que les populations orientales sont destinées à rentrer de nos jours dans le cercle de la civilisation chrétienne, d’où elles sont sorties depuis l’invasion du mahométisme et surtout depuis l’invasion des Turcs, je recherche avec une grande curiosité dans les récits des voyageurs les signes de cet avenir. Ces signes sont pour moi de plusieurs sortes : ceux qui annoncent le dépérissement progressif de la population et de l’administration turques ; ceux au contraire qui indiquent la régénération progressive des populations chrétiennes, leur activité, leur industrie, leur science, leur courage, leurs espérances ; les signes enfin qui se rapportent à la politique compliquée et contradictoire de l’Europe en Orient.
C’est sur ces divers points que je veux chercher parmi les voyageurs les plus récens et les plus accrédités les renseignemens que peuvent fournir leurs récits. Je prends d’abord l’ouvrage de Mgr Mislin intitulé les Saints-Lieux, Pèlerinage à Jérusalem, en passant par l’Autriche, la Hongrie, la Slavonie, les provinces danubiennes, etc. ; j’y joindrai le savant Voyage dans la Turquie d’Europe, de M. Viquesnel, l’ouvrage de M. Henri Mathieu, la Turquie et ses différens peuples, et en mêlant ainsi dans mon examen les divers ouvrages et les divers auteurs que je viens d’indiquer, je fais preuve de mon impartialité. Mgr Mislin, un des principaux dignitaires de l’église catholique en Autriche, n’aime pas les Turcs et dit librement la vérité sur leur compte ; il ne croit pas que la régénération de la Turquie soit possible, et il ne la souhaite pas, car cette régénération serait celle du Coran et du mahométisme. Or Mgr Mislin est un chrétien et un ecclésiastique de l’ancien régime ; il n’a pas découvert les affinités merveilleuses qui existent, dit-on, entre le christianisme et le mahométisme, qui n’est qu’une secte chrétienne méconnue ; il ne comprend rien à ce qu’on appelle la nouvelle croisade de 1854 et 1855, fort nouvelle assurément, puisqu’il s’agissait en 1854 et en 1855 pour les chrétiens d’Europe d’aller soutenir les mahométans contre les chrétiens. Je ne veux pas dire que la guerre de Crimée, qui avait pour but de détruire la prépondérance de la Russie en Orient, ne fût pas légitime. C’était une guerre de bonne politique ; je persiste à le croire : je n’ai pas souhaité cette guerre pendant vingt ans pour la réprouver au moment où elle a été faite ; mais pourquoi appeler cette guerre une croisade ? Pourquoi vouloir, dans les mandemens de beaucoup de nos évêques, lui donner une apparence religieuse ? Mgr Mislin n’aime assurément pas l’église schismatique, il est même souvent très dur pour les Grecs ; seulement sa répugnance pour le schisme ne va pas jusqu’à la tendresse pour le mahométisme, et il n’hésite pas à préférer le Christ incarné, ressuscité et transsubstantié de l’église grecque au Mahomet fanatique des mosquées de Constantinople et de Damas. Il est catholique avant tout, mais après cela il est chrétien. J’ai lu tant d’auteurs qui en Orient sont catholiques, mais qui après cela sont mahométans, Turcs, Sarrasins ou Arabes, que le zèle tout chrétien de Mgr Mislin m’a profondément touché.
M. Viquesnel est aussi favorable aux Turcs que Mgr Mislin l’est peu. Il est très savant, très instruit, il aime beaucoup la civilisation occidentale ; mais il croit que les Turcs sont capables de comprendre et d’adopter cette civilisation. Il croit à la régénération possible de la Turquie ; il a foi à la charte de Gulhané et au hatt-humayoun de ces derniers temps ; il se laisse éblouir par tous les trompe-l’œil que la Turquie sait si bien employer avec l’Europe, et je ne fais pas de cela un grand reproche à M. Viquesnel. J’ai beaucoup de mes amis qui ont donné dans ces chimères de la régénération turque. De plus, il faut avouer que la Turquie a de ce côté une grande habileté. Il est curieux de voir avec quelle promptitude d’esprit les Turcs ont compris ce qu’il y avait à gagner pour eux à l’imitation de la civilisation occidentale. Ils ne se sont pas inquiétés du fond de cette civilisation, car ce fond est la morale humaine et libérale que le christianisme nous a donnée, et qui est antipathique au mahométisme ; mais ils ont pris les formes et les dehors avec un empressement dont nous avons été dupes. Les prosélytes ont attrapé les apôtres. Comment en effet ne pas croire à une conversion qui contient un aveu de la supériorité du propagandiste sur le converti, et un aveu fait d’un ton si sincère ? « Enseignez-nous à administrer et à gouverner, » disaient humblement les Turcs, et, à chaque leçon que leur donnait l’Europe, ils s’inclinaient d’un air de reconnaissance et d’admiration.
Ce n’est que peu à peu que nous avons vu comment ils entendaient appliquer les maximes de la civilisation occidentale. « Il ne doit pas y avoir d’état dans l’état, disent les juristes administratifs de l’Occident, point de privilége contre la loi, qui doit être égale pour tous. » Les Turcs en ont conclu que les capitulations des Européens en Turquie devaient être abolies, et que les Francs ne devaient plus avoir de priviléges ni d’immunités. Ils en ont conclu que, le sultan étant le pouvoir central, il ne devait pas y avoir non plus d’états tributaires et quasi indépendans en Turquie, et au nom de la centralisation, là où le sultan n’était que suzerain, ils l’ont voulu faire souverain. De même que, dans cette Europe qu’ils prenaient si volontiers pour modèle, il n’y avait plus en France de ducs de Bourgogne et de ducs de Bretagne, il ne devait plus y avoir en Turquie de Valachie, de Moldavie, de Serbie et de Montenegro. Ils se sont montrés pleins de zèle pour appliquer les principes de 89, en tant que 89 avait établi l’unité du pouvoir central ; mais ils ne se sont pas occupés de faire ce que voulait faire 89, c’est-à-dire de mettre la justice, l’humanité, dans la loi commune. Toute la question est là : je ne demande pas mieux que d’être traité et jugé selon la loi commune, quand cette loi respecte la vie, la liberté, la propriété de tout le monde ; mais quand il n’y a pour loi commune que le caprice et la cupidité des pachas, je tâche alors d’être dans l’exception. Si surtout je suis Européen, si je viens d’un pays où la justice et l’humanité sont respectées, où les biens que je tiens de mes pères ou de mon travail me sont assurés d’une manière inviolable, où je ne suis pas obligé de cacher ma richesse pour la conserver, comment voulez-vous que je ne m’applaudisse pas qu’il y ait pour me défendre des immunités particulières et des capitulations diplomatiques ? Si même, sans que je sois Français ou Anglais, je suis Serbe, Valaque, Moldave ou Monténégrin, et que d’anciens traités et des stipulations récentes et solennelles assurent l’indépendance de mon pays et me protègent contre l’arbitraire des pachas turcs, comment voulez-vous que je ne tienne pas à cette indépendance qui fait la sécurité des individus ? Au temps de la féodalité, si la Bretagne ou la Bourgogne était mieux gouvernée ou moins opprimée que le reste de la France, j’aurais mieux aimé être sujet du duc de Bretagne ou de Bourgogne que d’être sujet du roi de France, leur suzerain. « Mais avec cet esprit de morcellement, disent les administrateurs turcs de la nouvelle école, que devient l’unité de l’état ? que devient le principe de la centralisation ? » À quoi je réponds fort simplement qu’on peut vivre sans la centralisation, mais qu’on ne peut pas vivre sans justice, sans sécurité et sans propriété. C’est une conduite dérisoire que celle des Turcs, prenant les formes de la civilisation occidentale, et n’en prenant pas le fond, ou ne le mettant que dans les décrets, qui sont une lettre morte.
Nous avons en ce moment un triste et curieux exemple de l’habileté des Turcs à se servir des maximes de la civilisation européenne pour aggraver l’oppression des rayas. Je veux parler de la réforme du clergé grec que la Porte a entreprise, et qui, si l’Europe n’étend pas de ce côté aussi sa surveillance protectrice, aboutira encore à un redoublement de servitude pour les Grecs sujets de l’empire ottoman.
Je ne veux pas nier les abus déplorables qui se sont introduits dans le clergé grec : ils frappent tous les yeux ; mais ils tiennent en grande partie à la misérable condition des Grecs sous la tyrannie des Turcs. M. Henri Mathieu, dans ses deux volumes fort intéressans intitulés la Turquie et ses différens peuples, dit quelque part, exposant l’organisation et les vices du clergé grec, « que les confesseurs transigent avec leurs pénitens et vivent du produit des absolutions. » Il ajoute en note : « Un prêtre à qui nous disions un jour que ce trafic des choses saintes était scandaleux nous répondit : Mais nous y sommes bien obligés pour nous rédimer du prix qu’on exige de nous ! Sa sainteté[1], qui paie sa charge à la Porte, nous vend en gros ce que nous sommes forcés de négocier en détail ; que voulez-vous faire à cela ? » La vénalité du clergé grec tient, comme on le voit, aux exactions des Turcs. Toutefois l’organisation du clergé grec a ses avantages à côté de ses inconvéniens, et parmi ses avantages il faut compter au premier rang l’indépendance qu’avait l’église grecque, et qui a été le principal soutien de la nationalité hellénique depuis 1453 jusqu’à nos jours. Si les Grecs sont restés un peuple et une nation en dépit de leur soumission à la domination des Turcs, ils le doivent à l’indépendance de leur église : la religion a conservé la patrie.
L’indépendance de l’église et de la nationalité grecques remonte à Mahomet II et à la conquête de Constantinople. C’est lui qui, par un hatti-chérif « que les Grecs regardent aujourd’hui comme leur charte et dont les Turcs se plaignent avec plus de dépit que de raison, institua le patriarche chef de la nation grecque, président du saint-synode et juge suprême de toutes les affaires civiles. Il l’exempta de l’impôt du karadj, aussi bien que les membres du saint-synode, lequel, composé de douze métropolitains, fut destiné à former le grand conseil de la nation. Le patriarche et les métropolitains furent autorisés à exiger une contribution annuelle de chaque prêtre et de chaque famille. Les officiers et les magistrats de l’empire reçurent l’ordre de faire exécuter les sentences du clergé et de l’assister dans le recouvrement de ses revenus. Tous les avantages de cette charte sont évidemment pour le clergé. Ses droits et ses priviléges y sont déterminés et garantis ; le peuple n’y est mentionné que pour servir et payer, et cependant il s’y est attaché parce qu’elle lui donne une sorte de gouvernement national et le dispense, dans beaucoup de cas, de tout contact avec l’administration turque[2]. »
En donnant à l’église grecque une sorte d’indépendance, Mahomet II agissait-il par esprit de bienveillance et d’équité ? On peut le croire ; on peut croire aussi qu’il agissait par politique. Il connaissait les sentimens des Grecs et l’attachement qu’ils avaient pour leur église ; il savait qu’ils avaient mieux aimé renoncer aux secours qu’ils attendaient de l’Occident que d’accepter l’union des deux églises proclamée dans le concile de Florence ; il savait enfin que les moines de Constantinople avaient prêché tout haut qu’il valait mieux obéir au turban qu’à la tiare. En favorisant l’église grecque, Mahomet II se conciliait la faveur de ses nouveaux sujets ; il les confirmait dans leur répugnance contre l’Occident ; il assurait sa conquête non-seulement à Constantinople, mais dans toute la péninsule grecque. Il savait bien qu’il n’avait rien à craindre de l’indépendance qu’il laissait à l’église grecque, car cette indépendance n’avait de garantie que sa parole et le respect que ses successeurs auraient pour cette parole. Aussi l’église grecque, quoique ayant servi à conserver la nationalité grecque, a vu peu à peu diminuer son indépendance. Ses dignitaires, ruinés par les exactions des Turcs, déposés au moindre soupçon, livrés à toutes les misères de la servitude, opprimés par en haut, oppresseurs forcés par en bas et faisant retomber sur leurs coreligionnaires toutes les avanies qu’ils enduraient, ses dignitaires avaient gardé peu de puissance et peu de liberté. Cependant cette organisation pouvait redevenir indépendante ; elle pouvait offrir aux Grecs sujets du sultan quelques garanties ; la protection de l’Europe pouvait la relever et la fortifier. Cet état dans l’état était un souvenir et une espérance.
La réforme que le gouvernement turc a entreprise de l’église grecque a pour but de supprimer cet état dans l’état et l’espoir qui s’y rattachait, et cela au nom des principes de la civilisation occidentale. Nous voyons en effet dans le firman que la Porte-Ottomane a adressé au patriarche grec dans le courant du mois de novembre 1857, et que nous avons sous les yeux, qu’il s’agit « de mettre en harmonie les privilèges et immunités accordés aux Grecs par différens sultans avec les progrès et les lumières du siècle. » Cette phrase nous a fait trembler.
dit le fils de Thyeste, parlant d’Atrée dans la tragédie de Crébillon. L’expérience nous a aussi appris que les chrétiens sujets du sultan sont menacés de quelque nouveau malheur, quand le gouvernement turc invoque les progrès et les lumières du siècle. Donnez à lire le firman de réforme de l’église grecque aux partisans du droit administratif en Europe : tout est conforme aux règles de ce droit, tout est correct ; les jurisconsultes n’ont rien à y dire. Appliquez ce firman en Orient ; cette merveilleuse régularité devient un instrument et un moyen d’oppression par cette grande raison que la régularité fondée sur la justice et sur l’humanité, comme elle l’est en Europe, est chose excellente, mais que, fondée sur l’iniquité, comme elle l’est en Orient, elle est détestable. Substituer des maximes justes à des garanties incomplètes, cela semble une réforme, et cela n’est souvent qu’une aggravation dans la tyrannie ; dum consulitur veritati, corrumpitur libertas, a dit Tacite, décrivant d’avance ces réformes fallacieuses qui commencent par le bien pour arriver plus aisément au mal.
Prenons çà et là dans le firman adressé au patriarche grec quelques articles, et comparons-les aux règles du droit européen : nous croirons lire une ordonnance libellée par nos jurisconsultes. « L’autorité temporelle et judiciaire du patriarcat grec sera à jamais abolie. » Quoi de plus simple dans nos états européens que de refuser aux dignitaires ecclésiastiques tout droit sur les biens et sur les intérêts de leurs diocésains ? Mais en Orient le patriarche de Constantinople n’était pas seulement le représentant de l’église grecque, il était aussi le représentant de la nationalité grecque. Grâce à la juridiction du patriarche, les Grecs restaient en dehors de l’administration et de la justice turques : grand avantage, et qu’ils appréciaient tellement que je vois dans le livre de M. Mathieu que, quoique le jugement des crimes ne soit pas du ressort du patriarche, cependant « il est rare que les Grecs remettent à la justice turque les voleurs et les assassins de leur religion. Ceux-ci, jugés par le patriarche, sont ordinairement condamnés aux galères, et vont, sur la simple demande du pontife, grossir la foule des criminels enchaînés qui travaillent dans les arsenaux[3]. »
Le firman dit que « les redevances établies par les usages ou les canons au profit du clergé seront supprimées sans distinction. Elles seront remplacées par un revenu fixe pour le patriarche et par l’allocation de traitemens proportionnés à l’importance du rang et des fonctions des autres membres du clergé. » Qu’est-ce que les partisans du concordat français peuvent blâmer dans cet article ? Rien assurément. Voudrions-nous par hasard un clergé propriétaire, et qui n’eût pas ses traitemens inscrits au budget ? Non certes ; mais en Turquie il n’y a pas de budget également payé par tous les sujets de l’empire ottoman : qui donc paiera les traitemens du clergé grec ? Les Grecs évidemment, non plus par redevances, mais à l’aide d’impôts que le firman annonce, et qui seront, soyez-en sûr, plus lourds que les redevances. La fixation des traitemens ecclésiastiques est chose fort bonne, de même que l’admissibilité des chrétiens dans les rangs de l’armée turque semblait aussi aux Européens une grande amélioration. On sait à quoi cette amélioration est venue aboutir : à un impôt nouveau. On avait d’abord déclaré les chrétiens recrutables ; puis des recrutables on a fait des rachetables, et des rachetables enfin on a fait des contribuables. Le droit d’être soldat s’est changé en l’obligation de se racheter du service militaire. Il en sera de même du traitement fixe des prêtres de l’église grecque. Le peuple grec payait ses prêtres par des redevances ; il les paiera par des impôts, c’est-à-dire plus chèrement, sans que pour cela les prêtres soient mieux rétribués. Ils recevront moins, et le peuple donnera plus ; mais le gouvernement turc se vantera et se fera vanter en Europe d’avoir appliqué une des grandes règles du droit administratif européen. Trouver dans les procédés de l’administration européenne le moyen de créer de nouveaux impôts, satisfaire la cupidité des vieux Turcs en affectant le rôle de réformateur, faire payer les abus et les horreurs de l’ancien régime ottoman au prix qu’on paie en Europe la justice, la sécurité et le bien-être, tel est en ce moment le système du gouvernement turc, tel est le trompe-l’œil avec lequel l’Europe se laisse volontairement faire illusion. Elle n’est pas dupe, mais elle veut l’être pour avoir le droit d’être indifférente.
S’il ne s’agissait pas du sort de populations que l’Occident a promis solennellement de protéger, il y aurait plaisir à voir quelle habileté montre la Porte dans la mise en scène de la comédie de civilisation qu’elle joue en ce moment devant l’Europe. Elle ne fait pas seulement des coquetteries aux principes administratifs ; elle en fait aussi au principe électif. Ainsi le firman sur l’église convoque une assemblée nationale extraordinaire qui délibérera sur les règlemens à faire pour l’exécution des nouvelles réformes. Cette assemblée sera élective : quoi de plus libéral ? Seulement cette assemblée sera choisie parmi les notables. Or les notables grecs à Constantinople sont tous attachés plus ou moins à la Porte par leurs fonctions. C’est parmi ces notables que les Grecs en choisiront vingt, et parmi ces vingt la Porte en désignera dix. De plus, tout ce qu’aura délibéré et décidé l’assemblée nationale et extraordinaire du peuple grec sera soumis au conseil du tonzimat, c’est-à-dire au conseil turc, qui prononcera souverainement. Il y a aussi dans le nouveau firman, outre cette grande assemblée, un conseil permanent préposé à l’administration des intérêts matériels de la nation grecque ; mais ce conseil permanent est organisé, comme l’assemblée nationale, pour paraître quelque chose et pour n’être rien. Comment s’étonner qu’en présence de pareilles réformes les Grecs en soient réduits à regretter la vieille organisation de leur église et de leur clergé, malgré ses abus ? Comment s’étonner que la politique occidentale, qui semble patroner et introduire toutes ces innovations oppressives, perde crédit chaque jour davantage en Orient, et que chaque jour davantage la Russie recouvre son ascendant ?
J’ai voulu d’abord expliquer le mystère de ce qu’on appelle la restauration de la Turquie, comment la Porte entend et pratique cette restauration, et comment l’Europe s’y prête, avant de rechercher dans les écrits des plus récens voyageurs en Orient des renseignemens et des détails. Les écrivains en effet qui visitent l’Orient jugent différemment cette restauration. Les uns n’en tiennent aucun compte, ne considèrent que la vieille Turquie, et signalent les abus et les maux intolérables de son gouvernement : tel est Mgr Mislin. Les autres croient à la régénération possible de la Turquie, ils font bon marché de la vieille Turquie et la maudissent ; mais ils espèrent en la nouvelle : tel est M. Viquesnel. Quelques-uns enfin décrivent l’impuissance ou l’hypocrisie des nouvelles réformes, et n’attendent pas plus de la nouvelle Turquie que de l’ancienne : tel est M. Henri Mathieu.
Voyons d’abord Mgr Mislin, et suivons-le çà et là dans son voyage.
C’est un grand plaisir de lire un voyageur qui a parcouru quelques-uns des lieux qu’on a vus soi-même et de refaire route avec lui. Il faut cependant quelques conditions pour se remettre en voyage avec plaisir, d’abord que le nouveau compagnon de route que nous prenons nous inspire confiance ; de plus, il faut que nous ayons avec lui quelques ressemblances d’opinion, et, ce qui est encore plus important, quelques différences. Je ne veux en voyage ni quelqu’un qui pense en tout comme moi, ce me serait un écho, ni quelqu’un qui ne pense en rien comme moi, ce serait une dispute ambulante. Mgr Mislin a de ces deux côtés les qualités que je recherche. Il est catholique, chrétien, anti-turc et anti-musulman : voilà les ressemblances. Il n’est guère libéral, il est un peu intolérant, et il est souvent sévère contre la France de 1830 : voilà les différences. Avant tout cependant il est sincère ; il aime la vérité, et il aime à la dire : voilà ce qui m’inspire pour Mgr Mislin une grande confiance, et pour son livre une véritable estime.
C’est le 24 juin 1848 que Mgr Mislin quitta Vienne et descendit le Danube pour aller à Constantinople. Il avait vu à Vienne la révolution qui s’y fit le 13 mars, et il la détestait ; il avait vu aussi, quelques jours auparavant, quel effet avait produit à Vienne la nouvelle de la révolution du 24 février à Paris. « La proclamation de la république en France fut saluée par des cris de joie en Autriche, non-seulement par les anarchistes, mais par les hommes du pouvoir. Ceux-ci craignaient beaucoup plus les idées constitutionnelles que les idées républicaines, et ils croyaient que le renversement des trônes constitutionnels consoliderait les monarchies absolues[4]. » Curieux témoignage, et qui nous donne dès les premières pages une idée de la sincérité de Mgr Mislin ! Voilà quelques-unes de ces joies malveillantes et si tôt punies qu’excita en Europe et en France la chute de la monarchie de 1830. Grand aveuglement que de ne pas comprendre que dans l’état social de l’Europe moderne la question de la forme des gouvernemens a moins d’importance que le fond de tout gouvernement, c’est-à-dire une administration, une justice, une police, une armée, des finances, l’ordre enfin ! Mais, dites-vous, je n’aime pas le gouvernement constitutionnel, c’est un instrument dont il est très difficile de bien jouer. Assurément ; tous les gouvernemens par malheur en sont là : ce sont tous des instrumens de genre différent, dont il est très difficile de bien jouer de nos jours. Ne dites donc pas que le violon vaut mieux que le piano ou la harpe. Ne critiquez pas l’instrument du voisin, fût-il un peu bruyant, et ne vous réjouissez pas quand il est brisé. La chute du gouvernement constitutionnel à Paris a ébranlé toutes les vieilles monarchies de l’Allemagne : elles ont expié leur joie ; cette joie en effet était coupable, non pas seulement d’éclater, mais d’exister avant d’éclater. L’Europe monarchique a eu sa part dans les mille et une causes qui ont amené la chute de la monarchie de 1830. Ces mille et une causes n’auraient rien fait sans le mouvement accidentel du 24 février, j’en suis convaincu ; mais les monarchies ont toutes péché par malveillance contre la monarchie de 1830, et elles ne s’en sont repenties qu’en se trouvant, sans le savoir, enveloppées dans sa chute.
dit un personnage de comédie à qui on explique après coup les causes de sa chute. Les monarchies européennes n’ont compris aussi qu’après coup et étant par terre que la monarchie de 1830 était une digue au lieu d’être un danger. J’ajoute que ce qui me fait croire que l’Europe monarchique s’est repentie de la malveillance qu’elle avait contre la monarchie de 1830, c’est qu’elle a témoigné une extrême bonne volonté aux premiers essais de gouvernement qui ont eu lieu en France après 1848. L’Europe avait senti que, quel que soit le gouvernement qu’il y ait en France, il faut le favoriser et le soutenir, laissant de côté les préférences et les répugnances, parce qu’il est nécessaire au salut de l’Europe non pas que la France soit une république présidentielle, ou une monarchie parlementaire, ou un empire représentatif, mais que la France soit un gouvernement. L’illustre M. de Humboldt exprimait cette vérité d’une manière profonde et plaisante à la fois quand il disait à un Français qui prenait congé de lui, après le mois de février 1848, pour retourner à Paris : « Faites en sorte que votre patrie se porte bien, parce que, quand la France a le rhume de cerveau, toute l’Europe est obligée d’éternuer. »
Mgr Mislin n’est guère favorable à la nouvelle Turquie, et c’est, je crois, un peu la faute du Turc philosophe qu’il rencontre sur le bateau à vapeur du Danube. Sami-Effendi, c’est le nom que Mgr Mislin donne à son interlocuteur, est venu apprendre la civilisation en Europe, et ce qu’il en a appris l’a perverti sans l’éclairer. Il est sceptique, moqueur, à peine déiste, le tout sans être ni très savant ni très lettré. Ce voltairianisme musulman choque fort Mgr Mislin, et il a raison. Il y a cependant deux parts à faire dans la conversation de Sami-Effendi. Quand il défend la société orientale et les vieilles institutions de son pays, Sami a beaucoup de bon sens, et le parallèle satirique qu’il fait entre l’Orient et l’Occident est piquant ; mais quand Sami-Effendi parle pour son compte, quand il explique ses principes religieux et moraux, le dernier commis-voyageur de la philosophie irréligieuse a plus d’esprit et de jugement que lui. Citons quelques passages de cette conversation, et voyons d’abord comment Sami défend la société orientale ; je parle de la société orientale, et non pas de la société turque : je dirai plus tard la différence qu’il faut faire, selon moi, entre ces deux sociétés.
« Les Européens, dit Sami-Effendi, sont injustes envers nous. Ils nous méprisent et ils ne valent pas mieux que nous. Ils sont fiers de leur civilisation, de leur liberté ; ils nous appellent des barbares, et ils nous traitent comme tels. Cependant, quand je suis arrivé à Berlin, voulant avoir un domestique qui sût le français, j’ai fait mettre une annonce dans les journaux : le lendemain trois cents domestiques se sont présentés chez moi. Quand vous serez à Constantinople, faites annoncer dans les journaux que vous désirez un domestique musulman, il ne vous en viendra pas une demi-douzaine. Qu’est-ce que cela prouve ? Que chez nous tout le monde est employé, qu’il n’y a pas, comme dans vos grandes villes, des millions d’individus qui n’ont ni feu ni lieu, et qui sont prêts à tout moment à vendre au premier venu la liberté dont ils sont fiers[5]. » Sami-Effendi a raison : le prolétariat est un des dangers de l’ordre social européen. En Orient, l’esclavage supprime le prolétariat. Il en est de même aux États-Unis. Le remède vaut-il mieux que le mal ?
Sami ne se borne pas à reprocher à l’Europe son prolétariat ; il lui reproche son luxe et sa vanité. « Nous n’avons pas de belles rues larges et bien pavées,… pas de palais somptueux comme à Paris ou à Londres. Chaque famille a sa petite maison qui lui appartient… Comme nous trouvons la lumière du soleil plus belle que celle des réverbères, nous en profitons : nos rues n’ont pas besoin d’être éclairées, parce que nous dormons pendant la nuit. En général, nous cherchons notre bonheur paisiblement chez nous, dans notre famille, et non dans le bruit, le mouvement et l’ostentation. » En parlant ainsi, Sami parle en vieux Turc ou plutôt en vieil Oriental. Nous verrons comment la société turque, en combinant de la manière la plus étrange l’imitation de la civilisation occidentale avec l’ancienne barbarie ottomane, s’éloigne chaque jour davantage de cet idéal de la vie patriarcale, qui est le véritable ordre social de l’Orient.
Comme Sami parlait de la famille, Mgr Mislin crut qu’il lui donnait barre sur lui, et il ne manqua pas de lui opposer la polygamie et l’esclavage des femmes. « Nous achetons nos femmes, c’est vrai, répondit Sami. Ma femme était une Circassienne que j’aimais beaucoup, et je n’en ai jamais eu qu’une. Nous, nous disons franchement : J’ai acheté ma femme ; vous, vous faites comme nous, mais vous vous gardez bien de le dire. Mettez la question religieuse de côté, dans laquelle je n’entre pas et qui est mise de côté par bien des chrétiens ; que reste-t-il ? Un trafic comme chez nous, avec cette différence que nous, nous donnons de l’argent pour avoir nos femmes, et que vous, vous prenez vos femmes pour avoir de l’argent ; à ce compte, nous les estimons plus que vous[6]. » Je soupçonne Mgr Mislin d’avoir rapporté sans grande mauvaise humeur la satire que Sami-Effendi faisait de nos mariages de convenance.
Dans cette conversation, Sami a donc souvent l’avantage quand il défend le vieil Orient. Il le perd aussitôt qu’il se met à faire le philosophe et l’esprit fort. Il ne croit pas à la mission de Mahomet. « Y a-t-il beaucoup de philosophes comme vous en Turquie ? dit Mgr Mislin. — Chez nous, le peuple est encore fanatique ; mais tous les hommes éclairés sont philosophes : c’est comme chez vous… — Vous n’avez jamais songé à une autre vie ? — Rarement. — Vous croyez pourtant que votre âme ne mourra pas ? — Je n’en sais rien. — Et si elle ne mourait pas et qu’il y eût une autre vie ? — Eh bien ! j’irai voir quand le moment sera venu. Si j’y pensais maintenant, cela m’inquiéterait et ne me mènerait à rien. Quand je me mets à réfléchir, je finis presque toujours par douter même de l’existence de Dieu. — Malgré l’argument que vous me faisiez tout à l’heure ? — Oui, malgré cela. — Ainsi en définitive il ne vous reste rien ? — Rien… J’avais prévu ce dénoûment philosophique, dit Mgr Mislin. Voilà où en viennent la plupart des musulmans qu’on envoie en Europe pour s’éclairer au flambeau de notre civilisation… Pendant mon second voyage en Orient, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de m’entretenir de religion avec des personnages plus haut placés que Sami-Effendi : j’ai toujours trouvé dans leur langage un tel dénûment de sentimens religieux et une telle hypocrisie dans leur conduite officielle, que mes prévisions sur la chute inévitable et prochaine de l’empire ottoman se sont singulièrement fortifiées. Cet empire n’a été fondé que par le sabre et le Coran, et aujourd’hui ces deux armes sont aussi débiles l’une que l’autre[7]. »
J’aurais bien des réflexions à faire sur la conversation de Sami-Effendi et de Mgr Mislin, et sur les conclusions qu’en tire le pieux voyageur. Je ne dirai qu’un mot en passant sur les diverses idées que fait naître cette conversation.
D’abord il y a, je le sais bien, un assez grand nombre de personnes qui diront que Sami-Effendi ne leur semble pas avoir moins de bon sens dans la seconde partie de l’entretien que dans la première, et que parmi les gens éclairés il n’y a pas plus de chrétiens en Europe qu’il n’y a de mahométans en Asie. Quand même je consentirais à croire pour un instant à la commune décadence de la foi chrétienne et de la foi mahométane, je dois faire remarquer l’immense différence qu’il y aurait toujours entre ces deux décadences. Comme le mahométisme manque essentiellement de spiritualisme, il arrive que, quand la foi s’en retire, il ne reste plus rien que le doute universel et l’insouciance brutale que nous trouvons dans les paroles de Sami-Effendi, une incrédulité courte et bornée qui a pour doctrine de bien vivre et de mourir le plus tard possible, tandis que, le christianisme au contraire étant une religion profondément spiritualiste, ceux mêmes qui s’en séparent gardent des choses spirituelles une habitude et une préoccupation qui les empêchent de tomber dans la matérialité pure. Je ne nie assurément pas les progrès que le matérialisme a faits de nos jours ; mais il a fait plus de progrès dans nos mœurs que dans nos idées. Quiconque en Europe raisonne contre le christianisme raisonne plus ou moins en spiritualiste. Quiconque est incrédule l’est en spiritualiste, et personne, s’il a tant soit peu d’orgueil d’esprit et de force de pensée, ne veut se réduire à une impiété mesquine qui met sa sagesse à vivre au hasard et à jouir le plus possible. Nos mœurs font cela, nos pensées y répugnent ; il y aura donc toujours, quoi qu’on fasse, une grande différence entre ce qui restera du christianisme dans les âmes qui l’auront abjuré et ce qui restera du mahométisme dans celles qui n’y croiront plus : les flacons vides gardent un parfum différent, selon la liqueur qu’ils ont renfermée.
À côté de cette réflexion toute philosophique, j’en mets une toute littéraire. Le portrait du jeune Turc esprit fort qui ne croit plus à rien qu’au plaisir et qui retourne dans son pays pour le civiliser est peint avec beaucoup de vérité et de finesse. C’est un Turc ; mais combien d’Européens ont posé pour ce portrait du Turc ! ou plutôt, et c’est là le malheur de Sami-Effendi et de ses compagnons d’Europe, au lieu de puiser aux bonnes sources de la science et de la sagesse européennes, ils ont puisé aux plus faciles et aux plus vulgaires. Ils ont pris l’eau des ruisseaux des rues au lieu de l’eau des fontaines pures. Triste observation à faire : l’Orient et l’Occident se touchent et se rapprochent plus par leurs vices que par leurs qualités, et dans la civilisation il semble que la maladie s’inocule plus aisément que la santé. Les hommes ont un contact plus naturel dans le mal que dans le bien, et de même que dans les maximes de l’administration européenne les Turcs se sont surtout approprié celles qui pouvaient justifier leur tyrannie, de même dans les usages de la civilisation occidentale ils ont pris le plus promptement ceux qui servaient le mieux leurs plaisirs.
Dernière réflexion enfin que je veux faire sur l’entretien du Danube. Nous y trouvons une des causes de l’arrêt sévère, mais juste, que Mgr Mislin porte sur l’avenir de la Turquie. Vieux chrétien et se souvenant des guerres que l’Europe chrétienne a soutenues contre l’islamisme pendant tout le moyen âge, se souvenant aussi des dangers que les Turcs ont fait courir à l’Autriche jusqu’à la fin du XVIIe siècle, Mgr Mislin déteste la vieille Turquie ; mais, comme chrétien aussi, il déteste la Turquie nouvelle, qui s’est faite irréligieuse pour se civiliser. Dans le passé, une religion brutale et sanguinaire, dans l’avenir une indifférence corruptrice ; l’énergie ancienne, digne de la haine ; la douceur nouvelle, digne du mépris : voilà la Turquie pour Mgr Mislin. Quand même d’ailleurs il aurait été disposé à juger plus favorablement la Turquie, aurait-il jamais pu ne pas voir ce que tout le monde en Orient, les plus simples voyageurs comme les plus élevés, voient à chaque pas et à chaque instant, le dépérissement de la population, la stérilité des campagnes, la solitude des villes, et cela dans les plus beaux pays du monde ? Ceux qui ne visitent pas l’Orient peuvent se laisser tromper par les apologies que la Porte-Ottomane envoie de temps en temps en Europe ; mais en Orient la vérité frappe tous les yeux. Mgr Mislin est à Chypre ; il raconte par quelle suite d’événemens cette belle île est tombée entre les mains des Turcs. « Après que Sélim II se fut emparé du royaume de Chypre, il y exerça des cruautés inouies. Depuis lors, les Turcs ont répandu sur cette belle contrée ce souffle destructeur sous lequel tout s’énerve et tout s’éteint[8]. » Décrit-il l’état de la ville de Famagouste, dans cette ville on ne dirait pas qu’il y ait une seule maison entière : « De grands espaces sont vides ; d’autres sont occupés par des jardins mal tenus… Deux cent cinquante individus livides et fiévreux, tous musulmans, accroupis au milieu de ces décombres, jouissent de cette ville désolée, comme une bête fauve, en dormant sur des ossemens, jouit du carnage qu’elle a fait. Cette ville est le véritable emblème de l’empire ottoman : c’est un volcan qui se meurt en corrompant l’air qui l’environne[9]. »
Je passe je ne sais combien de citations que je pourrais faire. Mais tout cela, dira-t-on, c’est la vieille Turquie ; celle-là, on peut la maudire à son aise : les Turcs eux-mêmes ne la défendent plus. Il y a une Turquie nouvelle, une Turquie réformée, qui se civilise et qui s’améliore. J’ai déjà dit que Mgr Mislin ne croit pas à la régénération de la Turquie, et il s’explique sur ce point avec une franchise que je ne saurais trop louer ; mais même lorsque Mgr Mislin aurait voulu croire à la régénération de la Turquie, comment y croire encore et ne pas comprendre que la civilisation de la Turquie est une pure simagrée, et que le fond des cœurs n’a pas changé, quand par exemple « les croix placées sur les tombes des soldats français, au cimetière de Gallipoli, ont été profanées, et que les réclamations adressées à Constantinople ont eu pour résultat des profanations nouvelles[10] ? » En 1799, après la retraite de Saint-Jean-d’Acre, les Turcs massacrèrent tous les soldats français blessés ou malades qui étaient au couvent du Mont-Carmel, « et laissèrent leurs ossemens épars sur la montagne. Lorsque les carmes furent rétablis dans leur couvent, ils les recueillirent pieusement et les portèrent avec respect dans le tombeau qu’ils leur avaient préparé[11]. » Mais enfin en 1799 nous étions en guerre avec la Porte-Ottomane : en 1855 au contraire, nous étions les alliés et les défenseurs de la Turquie ; les tombes de nos soldats méritaient d’être respectées. Et voyez la différence d’avoir affaire à des alliés barbares ou à des ennemis civilisés : les tombes françaises et anglaises de Sébastopol sont respectées par les Russes, nos anciens ennemis ; les tombes des Français morts à Gallipoli sont profanées par les alliés que nous avons sauvés.
Voilà pour la tolérance de la Turquie prétendue réformée. Ailleurs encore Mgr Mislin raconte que « tandis que les armées chrétiennes se battaient en Crimée, on emprisonnait à Candie et on laissait mourir de faim d’anciens chrétiens qui avaient été forcés en 1821 d’embrasser l’islamisme, et qui, croyant le moment favorable de professer publiquement la religion qu’ils n’avaient jamais reniée dans leur cœur, étaient retournés dans les églises. Je me suis trouvé dans le cas de faire des représentations si pressantes au gouverneur général de l’île, que, dans la crainte d’être désavoué ou puni à Constantinople, ou d’être maltraité, dénoncé par les musulmans de Candie, qui ne manquaient pas d’exciter des troubles, il prenait l’attitude d’un suppliant, me priait d’avoir pitié de lui et promettait d’user de tous les ménagemens possibles envers ses prisonniers[12]. » Ce gouverneur-général de Candie est un symbole du gouvernement turc placé entre les réclamations de la civilisation européenne et les menaces de la vieille barbarie musulmane.
Vous êtes des ingrats, dit-on aux chrétiens occidentaux ; voyez combien le gouvernement turc est tolérant ! À Jérusalem, par exemple, a-t-il détruit le saint sépulcre ? Ne laisse-t-il pas les chrétiens y venir en pèlerinage ? Écoutons un instant Mgr Mislin : « Chacun sait pourquoi et comment les Turcs gardent les saints lieux. Ils pourraient, il est vrai, dévaster l’église du Saint-Sépulcre comme ils ont dévasté mille autres églises de la Palestine : celle-ci leur rapporte immensément ; ils la laissent intacte. Ils n’insultent pas le pèlerin qui vient y faire sa prière, mais ils le rançonnent… Si quelques temples sont encore debout, c’est que leur cupidité est plus grande que leur fanatisme[13]. »
Je sais qu’il y a des gens qui, tout en avouant qu’il y a peu de chances de civiliser la Turquie et de la régénérer, acceptent cet état de choses sans trop de déplaisir. Ils croient que, si on ne peut pas civiliser les Turcs, au moins on peut gagner de l’argent avec eux, et exploiter commodément et sans concurrence les immenses ressources de leur territoire. J’ai lu des journaux allemands qui prétendaient que tel était le plan des Anglais en Turquie, et que c’est pour cela qu’ils soutenaient si ardemment l’empire ottoman. Nous ne croyons pas à ce machiavélisme industriel et commercial. On ne fait même pas de bonnes affaires en Orient. Tout ce qu’on a essayé en ce genre, mines, fonderies, usines, a échoué, parce que le fond du caractère des Turcs est de ne rien faire et de ne pas vouloir qu’on fasse rien auprès d’eux. Lisez dans Mgr Mislin l’histoire des mines de charbon de terre à Korneil, dans le Liban, qu’un Anglais, M. Brattel, avait voulu exploiter. « Pendant que M. Brattel était au Caire et que son compagnon, dégoûté des nombreuses chicanes qu’on lui avait suscitées, était retourné en Angleterre, un caïmacan turc fut chargé de l’exploitation de la houille. On conçoit sans peine quel fut le résultat de son administration. Ibrahim-Pacha fit venir le caïmacan et lui reprocha durement sa négligence, puis il lui ordonna de livrer autant de charbon qu’avaient fait les Anglais. Le caïmacan descendit pour la première fois dans les souterrains, et, trouvant tout à l’entrée de grands blocs de houille qu’il jugea avoir été oubliés, il commanda aux ouvriers de les enlever aussitôt. C’étaient des piliers de soutènement qu’on avait laissés pour la sûreté des galeries. Ils furent enlevés ; toutes les galeries s’éboulèrent, et le feu prit aux mines. Ainsi furent perdus des travaux de plusieurs années et des sommes considérables[14]. »
Que faire donc des Turcs, si on ne peut pas même, avec eux ou devant eux, exploiter leur pays ? Ici, qu’il me soit permis de présenter une réflexion. Je ne m’adresse plus aux sentimens chrétiens de l’Europe. Je sais gré à Mgr Mislin de faire appel à ces sentimens, et de croire qu’il sera entendu. Je laisse de côté la pitié que devraient nous inspirer les intolérables souffrances des chrétiens de l’Orient. Je veux raisonner comme un homme de mon temps. Quoi ! il y a là, de l’autre côté de la Méditerranée, les plus beaux et autrefois les plus riches pays du monde ; partout des plaines qui appellent la culture, partout des ports qui appellent le commerce. Ces admirables pays voient depuis plus de quatre cents ans dépérir leur sol, leurs eaux, et j’allais presque dire leur soleil, tout cela à cause de l’ignorante barbarie de leurs maîtres ! Et l’Europe ne dit rien, ne fait rien ; elle se croise les bras et elle ferme les yeux ! Elle va peupler au-delà de l’Atlantique les solitudes de l’Amérique septentrionale, et elle oublie ou elle laisse mourir peu à peu l’Asie-Mineure, la Thrace, la Macédoine, l’Épire, la Thessalie, les îles de l’Archipel. Non pas que je reproche aux colons européens leur préférence pour l’Amérique : ils y trouvent la liberté et la propriété, cela vaut tous les soleils du monde. Les solitudes américaines, pleines de la fécondité de la nature sauvage, l’emportent de beaucoup sur les déserts épuisés et dépeuplés de l’Asie-Mineure. Ah ! qu’il aurait mieux valu pour l’Asie-Mineure, pour la Thrace, pour la Macédoine, pour la Thessalie, pour l’Épire, pour toutes ces vieilles et belles patries de la civilisation, de retomber sous l’empire de la solitude et sous la domination de la nature sauvage ! Peu à peu l’eau, le ciel et la végétation se seraient accordés pour rendre à la terre sa fécondité, et pour préparer un sol aux laboureurs futurs. Ils auraient travaillé sans être contrariés par ce qu’il y reste d’hommes et de gouvernement. Point de troupeaux qui vinssent paître les bois et changer les futaies en broussailles ; point de pâtres qui, pour procurer un peu d’herbe à leur bétail, brûlassent les forêts et dépouillassent les montagnes de leur parure et les vallées de leur défense ; point de pachas ou de cadis qui enlevassent à l’homme le peu qu’il a arraché à la terre par son travail. Ce malheureux pays n’a ni les avantages de la nature sauvage, parce que les hommes contrarient l’œuvre de cette nature, ni les avantages de la nature cultivée, parce que la rapacité des gouverneurs ne permet pas aux habitans de jouir des fruits de leur travail et d’avoir le goût du labeur. Est-ce que l’Europe n’est pas effrayée de cette effroyable déperdition des forces naturelles et des forces humaines ? Est-ce que ces populations qui meurent sous l’oppression, est-ce que cette terre stérile malgré elle, n’accusent pas notre indifférence ? En Europe, nous soumettons la nature à l’industrie, et là, à côté de nous, en Orient, la nature nous appelle, et nous la négligeons ! Quel scrupule ou quelle crainte peut nous arrêter ? Nous avons revendiqué le droit, dans le traité de Paris, de protéger les populations chrétiennes, et nous les laissons périr ! Si nous avions des colons européens en Thessalie et dans l’Asie-Mineure, est-ce que nous permettrions qu’ils fussent persécutés et opprimés ? Nous avons là des colons de notre religion, sinon de notre race : n’est-ce pas assez pour que nous les défendions ? En protégeant leurs vies et leurs biens, nous rappelons du même coup la terre à sa vieille fertilité, la mer à son vieux commerce ; nous faisons une bonne action et une bonne affaire. Comment cela ne tente-t-il pas notre siècle ?
Ces dernières paroles m’amènent naturellement à dire quelques mots du rôle que, selon Mgr Mislin, les diverses puissances européennes jouent en Orient.
Nous savons déjà ce que Mgr Mislin pense de la direction toute musulmane que quelques personnes voulaient donner à la guerre d’Orient. Cette direction s’est effacée ou dissimulée dans le traité de Paris. Elle reparaît depuis le traité dans l’allure de quelques puissances, de telle sorte que le traité de Paris est exécuté moins chrétiennement qu’il n’a été fait. J’expliquerai tout à l’heure ce que j’entends par ces mots ; mais je veux d’abord montrer quelle juste et honnête répugnance Mgr Mislin a contre l’esprit de restauration musulmane qui a inspiré quelques personnes pendant la guerre de 1855. Comme cet esprit a, selon moi, gâté la guerre en quelques parties, et qu’il l’aurait chaque jour gâtée davantage, si la paix n’était pas arrivée à propos ; comme enfin, depuis qu’il ne gâte plus la guerre, ce funeste esprit gâte chaque jour la paix, comme c’est la véritable plaie de la question d’Orient, il est bon de voir ce que les chrétiens sincères, comme Mgr Mislin, pensent sur ce point. Je me réserve ensuite de montrer que, quoi qu’en disent les politiques et les hommes d’état, la bonne politique en Orient, c’est d’être chrétien avant tout.
À Saint-Jean d’Acre, Mgr Mislin rappelle le traité du 15 juillet 1840 et la prise de cette ville par les flottes de l’Angleterre et de l’Autriche, qui l’ôtèrent « aux musulmans de l’Égypte soutenus par M. Thiers pour la rendre aux musulmans de Constantinople, incapables de s’en emparer eux-mêmes sans le secours des chrétiens. Voilà quels sont les croisés du xixe siècle !… On voit combien nous sommes loin des croisades de saint Louis. De nos jours,… l’étendard de la croix ou plutôt les drapeaux d’où la croix a disparu flottent à côté des bannières de Mahomet, sur lesquelles le croissant se voit encore, et sont levés contre d’autres armées chrétiennes : tels sont les miracles de la politique et de l’incrédulité[15]. »
J’aurais bien quelque chose à dire sur la question d’Égypte de 1840, et sur l’appui que la France prêtait alors à Méhémet-Ali ; mais je laisse de côté ces controverses de détail, ne voulant m’attacher qu’au principal et à cet esprit de restauration musulmane qui eut aussi sa part dans le traité de 1840. Je dirai seulement en passant que la Russie, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, en s’unissant en 1840 contre la France, voulaient l’empêcher de faire prévaloir sa politique en Orient, de même qu’en 1855 la France, l’Angleterre et presque l’Autriche se sont unies contre la Russie pour empêcher la Russie de faire prévaloir sa politique en Orient, et d’y avoir la part du lion. Mgr Mislin dit quelque part que tous les médecins du monde s’empressent de venir au secours des Turcs, « mais que cet empressement n’a pour but que de les empêcher de mourir… dans les bras des autres. » Le mot est juste et piquant. Le traité du 15 juillet 1840 n’a été fait que pour empêcher la Turquie de mourir, sous les coups de l’Égypte, entre les bras de la France. La guerre de 1855 a de même été faite pour empêcher la Turquie de mourir entre les bras de la Russie, avec cette différence pourtant que la France, en 1840, si le malade mourait entre ses bras, ne voulait ni ne pouvait être son héritière, que la politique de la France en Orient est nécessairement désintéressée, tandis que la Russie en 1855, si le malade mourait entre ses bras et par ses coups, voulait et pouvait être son héritière. Quoi qu’il en soit, le traité de 1840 a fait échouer en Orient la solution française, qui eût été au profit de la civilisation chrétienne, qui eût donné à la Grèce l’étendue qu’elle doit avoir, à la Valachie et à la Moldavie l’organisation qu’elles demandent, qui eût fortifié et agrandi la Serbie, qui eût partout créé des obstacles à l’esprit de conquête russe et autrichien, qui eût enfin préparé la régénération de l’Orient par l’Orient lui-même, car c’était là ce que contenait la solution française de 1840. La guerre de 1855 a fait échouer la solution russe, qui eût été l’incorporation de la Turquie à la Russie. Que reste-t-il alors ? Ce que je ne puis pas appeler la solution turque, car comment appeler solution le maintien de la difficulté sous sa forme la plus embarrassante ? Il faut même remarquer que la solution ou la difficulté turque (pour moi, les deux mots se valent) devient chaque jour plus grave avec l’esprit de restauration musulmane que l’Europe encourage ou tolère en Turquie. Pour la Turquie en effet, ce n’est pas assez de vivre ; elle veut se restaurer et se relever ; elle sait que les états stationnaires dépérissent, elle ne veut donc pas rester ce qu’elle est : elle veut redevenir ce qu’elle était, et plus même qu’elle n’était. De là les conquêtes diplomatiques qu’elle entreprend dans les principautés, en Serbie et dans le Monténégro. En même temps qu’elle cherche à s’étendre au dehors, elle cherche à s’accroître aussi au dedans, en soumettant à ce qu’on appelle son administration les rayas chrétiens ; elle anéantit les effets du traité de 1856, qui avait promis aux populations chrétiennes de l’Orient que leur sort serait amélioré, tandis qu’il se trouve empiré, de telle sorte qu’elles n’ont plus, comme en Bosnie et dans l’Herzégovine, que la fatale ressource de l’insurrection. Voilà ce que j’appelle l’esprit de la restauration musulmane, que je trouve fort naturel chez les Turcs, mais qui m’étonne et me choque chez les chrétiens.
On croit que cet esprit est une bonne politique, et on se moque des publicistes qui portent les préjugés de la sacristie dans la question d’Orient. Les sacristies, si elles sont chrétiennes, jugent mieux la question d’Orient que les cabinets qui se font musulmans ; car cette politique musulmane est punie en Orient par ses effets mêmes, puisque chaque pas que fait l’Europe ou qu’elle laisse faire vers la restauration musulmane est, ne nous y trompons point, un pas fait vers le rétablissement de la prépondérance de la Russie en Orient, si bien que d’ici à quelques années il faudra refaire la guerre de Crimée ou prendre son parti de laisser l’Orient aux mains de la Russie. Écoutez sur ce point ce que dit Mgr Mislin dans sa préface. Ses paroles sont curieuses et graves. « Une illusion plus grande encore dans laquelle nous sommes, c’est que nous nous imaginons que la Russie a perdu son influence en Orient par la dernière guerre. Ses armées avaient pris trop brusquement le chemin de Constantinople ; une coalition crue impossible, et qui effectivement n’a pas duré longtemps, les a repoussées, il est vrai, en faisant d’immenses sacrifices qu’on ne sera pas disposé souvent à renouveler. Jamais la Russie ne se désistera de ses prétentions sur l’Orient. La religion est l’instrument de son ambition, et elle s’en sert habilement… en se posant comme la protectrice de la croix contre le croissant… Les Grecs, disséminés, perdus, oubliés dans ce vaste Orient, habitués pendant des siècles à regarder les Turcs comme leurs oppresseurs, ne voyant arriver de secours réel de nulle part, sont naturellement disposés à prêter l’oreille à ces émissaires chargés de dons et de promesses qui leur montrent le tsar comme le vengeur de tous leurs griefs, et leur disent de compter en toute chose sur la sainte Russie. »
C’est ici que je veux expliquer rapidement ce que je disais plus haut, que le traité de Paris est exécuté moins chrétiennement qu’il n’a été fait.
Il y a dans le traité de Paris une partie toute chrétienne que le congrès y avait placée, non pas seulement dans une pensée de charité, mais dans une pensée fort politique : c’est tout ce qui concerne les chrétiens d’Orient. Le traité de Paris a promis d’améliorer le sort des populations chrétiennes soumises à la Porte-Ottomane. La charité obligeait le congrès à prendre cet engagement ; la politique l’avertissait aussi que c’était le seul moyen de séparer les Grecs d’Orient de la Russie. À mesure qu’ils espéreraient plus en l’Europe, ils s’éloigneraient plus de la Russie. Aussi l’amélioration du sort des chrétiens d’Orient était dans la guerre de Crimée une des questions que les documens diplomatiques mettaient au premier rang. Réprimer la prépondérance de la Russie et aider à la régénération des chrétiens d’Orient, tels étaient les deux buts qu’avait la guerre de 1855, et le second ne semblait pas alors moins nécessaire à atteindre que le premier ; on n’en parlait pas avec moins d’ardeur et moins de solennité. Sans cela, la guerre de 1855 aurait été toute musulmane, et tout le monde voulait éviter qu’elle eût ce caractère. Le traité de Paris s’attacha aussi soigneusement à constater l’échec de la Russie en Orient et la borne mise à son ambition qu’à proclamer avec netteté l’engagement pris par l’Europe occidentale et par la Porte-Ottomane de venir en aide aux chrétiens d’Orient. Cette amélioration devait se faire par la Porte sous la surveillance de l’Europe. C’est donc en ce point surtout que le traité de Paris devait être exécuté chrétiennement. L’a-t-il été ? Non, mille fois non, malgré tous les décrets de la Porte-Ottomane, qui ne sont qu’une lettre morte, et dont l’inefficacité dérisoire commence aux portes mêmes de Constantinople pour aller en augmentant jusqu’aux limites de l’empire. Cet esprit de restauration musulmane dont quelques personnes auraient voulu faire l’esprit de la guerre de Crimée est devenu, malgré les résistances bien avisées du gouvernement français, l’esprit qui chaque jour davantage a présidé à l’exécution du traité, si bien que le traité a été exécuté dans un sens contraire à ses principes et contraire aux intentions de la guerre. L’exécution chrétienne du traité voulait dire que les chrétiens d’Orient seraient protégés, défendus, assistés, par conséquent séparés du patronage de la Russie et rattachés au patronage européen. L’exécution chrétienne du traité voulait dire que les principautés danubiennes deviendraient chaque jour plus européennes, et que leur autonomie, consacrée par les anciens traités et par les nouveaux, serait chaque jour plus respectée. L’exécution chrétienne du traité voulait dire enfin qu’en Serbie la présence d’une garnison turque dans la forteresse de Belgrade ne deviendrait pas pour la Porte-Ottomane le prétexte d’une ingérence quelconque dans les affaires de la principauté indépendante de Serbie, sans qu’une réclamation des puissances européennes réprimât à l’instant même cette prétention. L’exécution musulmane du traité veut dire au contraire que, prenant au sérieux l’ambition sénile de la Turquie, on lui laisse croire qu’il importe au salut du monde européen qu’elle redevienne puissante et forte, qu’elle a sur les rayas chrétiens une souveraineté absolue, qu’elle peut, dans les principautés, substituer la souveraineté à la suzeraineté, et changer en sujets des tributaires indépendans, qu’en Serbie elle peut essayer de contrôler et de subordonner l’indépendance du prince et du pays. Voilà quelle est l’exécution musulmane du traité de Paris ; mais en revanche aussi, et comme je l’ai dit plus haut, chaque acte de cette exécution musulmane est un progrès de la Russie vers le rétablissement de son ascendant en Orient. À mesure que le traité s’exécute contre les principes et contre une des intentions principales de la guerre de 1855, c’est-à-dire contre la régénération des chrétiens en Orient, la Russie redevient, aux yeux des populations orientales, ce qu’elle était avant la guerre, leur plus sérieuse et leur plus sincère protectrice contre les Turcs. Les populations de l’Orient ne demandaient pas mieux que d’avoir contre les Turcs des patrons aussi puissans et plus désintéressés que les Russes : elles ont donc accueilli avec un empressement reconnaissant les promesses que l’Occident leur faisait durant la guerre de 1855 et dans le traité de 1856. À mesure cependant qu’elles voient que les promesses sont vaines, que la guerre, entreprise, disait-on, pour réprimer l’ambition de la Russie, aboutit à la reconstitution violente et oppressive de la Turquie, elles reviennent à penser que, leur danger le plus sérieux et le plus prochain étant la Turquie, leur appui le plus sûr et le plus prochain est la Russie. Il est une vérité que nous venons d’établir, et qui frappera peu à peu tous les yeux, mais qui ne les frappera que trop tard : c’est qu’en Orient tout ce qu’on fait pour rendre à la Turquie un semblant de force rend à la Russie son ascendant, et qu’à mesure qu’on donne à la Turquie une apparence, on donne à la Russie une réalité.
Nous avons entendu le témoignage de Mgr Mislin dans la question d’Orient telle qu’elle est en 1858. Ce témoignage est important, parce que l’auteur du pèlerinage des Saints-Lieux est dans une situation à la fois impartiale et élevée, qu’il aime la vérité, et qu’il a tout ce qu’il faut pour la voir et pour la dire. Il nous reste à entendre dans l’enquête le témoignage d’autres voyageurs et d’autres écrivains qui aient, depuis la paix de Paris, visité et étudié l’Orient.
- ↑ Le patriarche.
- ↑ Henri Mathieu, la Turquie et ses différens peuples, t. II, p. 104.
- ↑ Henri Mathieu, la Turquie et ses différens peuples, t. II, p. 106.
- ↑ Tome Ier, page 2.
- ↑ Tome Ier, p. 76.
- ↑ Tome Ier, p. 79.
- ↑ Ibid., p. 81.
- ↑ Tome Ier, p. 235.
- ↑ Ibid., p. 237.
- ↑ Tome Ier, préface.
- ↑ Tome II, p. 57.
- ↑ Tome Ier, Préface.
- ↑ Tome II, p. 307.
- ↑ Tome Ier, p. 306.
- ↑ Tome II, p. 31.