Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/02

Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 14 (p. 950-975).
◄  I
III  ►
LES
VOYAGEURS EN ORIENT

I. Les Saints-Lieux, ou Pèlerinage à Jérusalem, en passant par la Hongrie, les provinces danubienne, Constantinople, l’Archipel, le Liban, la Syrie, Alexandrie et Halle, par Mgr Mislin. — II. Voyage dans la Turquie d’Europe, par M. Visquesnel. — III. La Turquie et ses différens peuples, par M. Henri Mathieu. — IV. Les Réformes en Turquie, par M. Stralimirovics (en allemand.)




II

Si j’avais à indiquer l’ouvrage qui donne sur la Turquie d’Europe les renseignemens les plus exacts et les plus précis, qui présente le tableau le plus complet de la population de cet empire, de son commerce, de son agriculture, de son industrie, et des diverses nations qu’il renferme dans son sein, qui classe le mieux, selon l’ethnographie et selon la religion, les nombreux sujets de la Porte-Ottomane, qui fait la description la plus exacte de la Turquie d’Europe, et qui, en Thrace particulièrement, nous fait connaître je ne sais combien de localités retombées dans l’obscurité depuis les anciens, toute une contrée enfin rendue à la science géographique en attendant qu’elle soit rendue à la civilisation, j’indiquerais sans hésiter l’ouvrage de M. Viquesnel. Un homme qui connaît si bien la Turquie peut-il la mal juger, et s’il espère en sa régénération, pourquoi ne pas le croire ? Pourquoi ne pas s’associer aux espérances d’un observateur si attentif et si éclairé ? Comment se fait-il qu’un lecteur impartial, à mesure qu’il étudie mieux l’ouvrage de M. Viquesnel, à mesure qu’il entre avec lui dans le détail du gouvernement turc, se sente atteint d’un incurable scepticisme à l’endroit de la régénération ottomane, et qu’il prenne dans les observations et dans les récits même de M. Viquesnel de quoi douter de ses conclusions ? Telle est en effet l’impression que je recevais à mesure que je lisais le Voyage dans la Turquie d’Europe. Ce que M. Viquesnel expose avec tant de clarté lutte contre ce qu’il propose avec tant de zèle. Le statisticien combat le publiciste.

À quoi cela tient-il ? Cela tient, selon moi, à l’impartialité même de M. Viquesnel. Personne n’aime plus que lui la vérité, et personne ne la dit avec plus de sincérité. Or il y a pour lui deux Turquies, celle du passé et celle de l’avenir, celle des faits et celle des décrets et des règlemens qui se proclament en attendant qu’ils s’exécutent. M. Viquesnel, loin d’aimer et d’admirer la vieille Turquie, la Turquie des faits et des usages, révèle fort clairement les abus et les maux de son gouvernement ; mais il aime et il défend vivement la nouvelle Turquie, la Turquie de droit et de théorie, celle qui sera, celle qu’annoncent tous les matins les décrets de la Porte-Ottomane. Celle-là malheureusement n’est jusqu’ici qu’un pompeux roman. M. Viquesnel y croit cependant ; il est persuadé que cette Turquie imaginaire, qui est déjà née deux ou trois fois et qui ne vit pas encore, finira par prendre le dessus. Heureux de pouvoir admirer à son aise un gouvernement qui n’a point de défauts, puisqu’il n’a pas vécu, il s’étonne que tout le monde ne rende pas justice et hommage à la réforme turque. Que dirions-nous d’un lecteur du Télémaque qui, prenant au sérieux la Salente de Mentor, dirait qu’on est bien plus heureux à Salente qu’à Londres ou à Paris ? Eh ! oui, certes, le roman est toujours plus beau que la vie, seulement il ne vit pas. Eh ! oui, certes, la Turquie réformée, la Turquie de Gulhané et du hatti-humayoun de 1856 est plus belle que la France et que l’Angleterre. Elle est conforme à tous les principes de la civilisation moderne, seulement elle ne vit pas ; c’est son seul défaut.

Plein d’une merveilleuse confiance en l’avenir de la civilisation en Turquie, M. Viquesnel ne semble pas tenir un compte suffisant de la différence entre les réformes décrétées et les réformes accomplies. Il prend la Turquie qui serait pour la Turquie qui est, et le conditionnel pour lui équivaut au présent. « Les possessions ottomanes, dit M. Viquesnel dans son résumé général, renferment d’immenses contrées qui n’attendent qu’une population laborieuse pour créer à l’Europe comme à la Turquie de nouvelles sources de richesses. Vivifiées par l’émigration, ces contrées changeraient subitement d’aspect : l’agriculture y prendrait un immense développement, et pourrait couvrir les marchés de l’Europe de l’excédant de ses récoltes, l’industrie, pourvue désormais des procédés mécaniques les plus perfectionnés, serait promptement en état de lutter avec l’Occident pour les produits similaires. Sous cette double impulsion, le commerce s’élèverait au plus haut degré de prospérité et répandrait l’aisance dans toutes les classes de la société. Désormais le trône du sultan, entouré de trente-six millions de sujets, tous également intéressés à sa conservation, défierait les projets ambitieux des puissances de l’Europe[1]. » N’êtes-vous pas touché de ces nombreux et magnifiques conditionnels qui peignent la grandeur et la prospérité possibles de la Turquie ? Eh bien ! prenez le contre-pied de tout cela, et vous aurez l’état réel et présent de la Turquie, tel que M. Viquesnel l’expose lui-même. Mais avant d’en venir aux observations et aux récits de M. Viquesnel, si contraires à ses espérances, je veux ajouter un dernier trait au tableau éventuel de la Turquie réformée, parce que ce dernier trait montre quelle foi sincère M ; Viquesnel a dans l’avenir des réformes de la Porte-Ottomane. « Lorsque la mise à exécution des réformes projetées aura donné au gouvernement du sultan la sympathie de toutes les populations chrétiennes de l’empire, la Porte pourra à son tour devenir agressive et faire une propagande redoutable, dirigée à son gré contre la Russie ou contre l’Autriche. Et dans cette hypothèse il est assez probable que cette propagande, habilement conduite, aurait pour résultat la réunion sous le sceptre ottoman de plusieurs des races dont les membres, aujourd’hui séparés, vivent sous les lois des trois puissances voisines[2]. » Quel avenir s’il était vrai, quel avenir pour la chrétienté ! Heureusement ici encore, pour avoir la vérité du présent, prenez le contre-pied de l’avenir décrit par M. Viquesnel. La Russie, l’Autriche et la Grèce (car c’est la Grèce, toute faible qu’elle est, qui est la troisième voisine menacée de la Turquie), la Russie, l’Autriche et la Grèce peuvent se rassurer.

Cherchons maintenant dans le Voyage dans la Turquie d’Europe quelques preuves de l’état actuel du pays. Cherchons par exemple si l’agriculture fleurit ou dépérit, si l’industrie et le commerce font des progrès ou s’ils déclinent, si la population turque augmente ou décroît. « Tous les voyageurs qui parcourent les diverses provinces de la Turquie d’Europe s’accordent à tracer un tableau pénible du délaissement d’une partie du sol, qui contraste avec sa fertilité naturelle. Les pierres et les mauvaises herbes encombrent souvent de grandes étendues de terrain… Si de l’Europe on passe dans les provinces asiatiques de l’empire, on ne trouve guère de traces de culture que dans les plaines les plus riches et les vallées les plus fertiles. Un abandon si général dans toutes les provinces de l’empire est d’autant plus déplorable que le territoire ottoman possède, dans son immense étendue, les climats les plus divers, les produits les plus variés,… et de plus un grand nombre de lacs et de fleuves navigables ou qu’il serait bien facile de rendre navigables, des baies et des golfes nombreux sur les six mers qui baignent ses rivages. Les Ottomans n’ont pas su jusqu’à présent tirer parti de cette position géographique incomparable[3]. » Comment l’agriculture ne languirait-elle pas ? Pour labourer, il faut des bras : or le Turc ne veut pas travailler ; comme il est de race maîtresse et dominante, le travail lui semble indigne de lui et bon pour les esclaves. Le raya grec, de son côté, n’a aucun intérêt à travailler, car il ne travaille pas pour lui ; il ne recueille pas les fruits de son travail, et surtout il n’en peut pas jouir. S’il devient riche par grand hasard, il est forcé de cacher sa richesse ; s’il la montre, il est dépouillé et miné par le pacha ou par le cadi. « Un aubergiste raya, dit M. Viquesnel, qui n’avait à disposer en faveur des voyageurs que d’une seule pièce au rez-de-chaussée, très étroite, sale et humide, voulut bien en 1847 nous loger dans son salon de famille. Les tapis et l’ameublement de ce salon annonçaient l’aisance, et formaient un singulier contraste avec les châssis garnis de papier huilé qui servaient de clôture aux fenêtres. Nous lui demandâmes pourquoi il ne faisait pas les frais de croisées vitrées. — Si je substituais le verre au papier, répondit-il, on me croirait très riche, et on doublerait mes impôts[4]. »

« Dans l’Asie-Mineure, dit M. de Tchihatchef, cité par M. Viquesnel, sur la plupart des plateaux, le désert commence presque à la sortie des villes : on rencontre de loin en loin, échelonnés parfois à des distances de neuf ou dix heures de marche, des villages dont l’aspect misérable contraste péniblement avec la richesse de la végétation qui les entoure. Dans la contrée montagneuse, les plus fertiles vallées offrent également des étendues considérables de terrains incultes[5]. » Dans le district d’Andrinople, en Thrace, « l’agriculture s’étend rarement à deux lieues de distance d’un village. Cette observation locale de M. Vernazza, un des plus anciens consuls européens d’Andrinople, peut être généralisée, dit M. Viquesnel, et s’applique à toutes les provinces de la Turquie d’Europe[6]. »

J’aurais mauvaise grâce à vouloir confirmer par le témoignage d’un simple touriste les savantes observations de M. de Tchihatchef et de M. Viquesnel, Ce désert cependant qui commence à la sortie des villes m’a rappelé une promenade que j’ai faite, il y a vingt ans, hors de Constantinople avec un de mes meilleurs amis, qui est un de nos agens consulaires les plus distingués, excellent statisticien au besoin, mais qui aime encore mieux les arts et les lettres que la statistique. Nous avions formé, lui et moi, le projet d’aller visiter près de Constantinople l’aqueduc de Justinien, admirable monument qui vaut, s’il ne surpasse pas, le pont du Gard, ayant comme le pont du Gard trois rangs d’arcades superposées. Seulement les arches sont d’inégale largeur, et celles du milieu sont aussi larges que celles de nos grands ponts de Paris. J’ajoute que ce monument, qui montre avec Sainte-Sophie quelles étaient la grandeur et la hardiesse de l’art sous Justinien, et qui proteste contre la prétendue décadence byzantine, est inconnu à Constantinople. Je ne le connaissais que par la description de Constantinople ancienne et moderne publiée à Venise en 1824, en grec moderne, et écrite, m’a-t-on dit, par un patriarche de Constantinople. J’avais grande envie de voir ce monument, et j’avais inspiré la même curiosité à mon ami. Nous partîmes à cheval un matin, et nous remontâmes la vallée des Eaux-Douces d’Europe. C’était le seul renseignement que nous eussions pour trouver notre aqueduc. Ce fut alors que nous vîmes ce désert qui commence presque à la sortie des villes, et dont la capitale de l’empire ottoman donne un triste et significatif exemple. Comme nous nous éloignions des rives du Bosphore, qui est la grande route ou la grande rue de Constantinople, nous ne trouvions plus ni villages, ni cultures, ni cabanes, rien que des broussailles, une végétation abondante et sauvage qui ne demanderait que des bras pour être utile et nourricière. — Vous souvenez-vous de la campagne de Rome ? dis-je à mon compagnon de route. — Oui, mais quelle différence ! Le désert à Rome commence aussi à la sortie de la ville ; mais c’est un désert qui a une grandeur qu’il tient à la fois des souvenirs de Rome et de la majesté de son horizon. La campagne romaine est le cadre naturel de la cité des ruines et de la religion. Tout statisticien que je suis par état, il me déplairait de voir cette campagne cultivée comme la Flandre ou comme la Lombardie : la beauté y remplace la richesse. À Constantinople, hors du Bosphore, il n’y a rien qui soit grave et beau : pas de grandes ruines, peu de grands souvenirs, pas de grande autorité morale comme le pape à Rome, rien qui nous dise que nous sommes dans un sanctuaire. Le sanctuaire en Orient est à Jérusalem ou à la Mecque. Constantinople n’est pas faite pour être triste et désolée avec majesté comme Jérusalem ; elle est faite pour être riche et magnifique, pour être la reine du monde européen par le commerce du Bosphore. Le rôle d’Hécube ne lui va pas ; il lui faut celui de Sémiramis. Cette Sémiramis pauvre et négligée fait peine à voir. Qui pourrait penser que nous sommes à peine à une lieue d’une grande capitale ? A Paris, à Londres, à Vienne, à dix lieues à la ronde, on sent qu’on approche d’une capitale ; les villages sont plus nombreux, les maisons sont plus soignées ; nous voyons partout de riches villas : ici rien qu’une fertilité sauvage qui témoigne contre les maîtres de cette terre, à qui le ciel a tout donné et à qui les hommes ont tout ôté. Cette vallée est belle et riante : qu’y manque-t-il pour valoir Montmorency ou Viroflay, la vallée de Bièvre ou Richmond, ou Twickenham ? Des hommes qui sachent en jouir et en profiter. À voir la solitude qui nous entoure, rien ne nous défend de croire que nous sommes les premiers qui ayons visité cette vallée et que nous sommes en Amérique ou en Australie : encore en Amérique et en Australie nous aurions déjà rencontré des pionniers et des défricheurs. — Tenez, mon cher ami, lui dis-je en lui montrant l’aqueduc, qui nous apparaissait tout à coup dans un coude de la vallée, voilà qui nous avertit que nous ne sommes pas en Amérique ou en Australie… Nous restâmes plus d’une heure à admirer ce bel aqueduc, seul et magnifique habitant de cette vallée, et qui la peuplait de souvenirs. Nous revînmes à Constantinople par notre désert du matin avec un préjugé de moins contre le vieil empire byzantin et un doute de plus sur la durée possible de cet empire turc, qui stérilise tout ce qu’il possède.

Il serait long d’énumérer toutes les causes qui nuisent en Turquie au développement de l’agriculture. Une des principales est le défaut de routes et de moyens de transport, non qu’il fût difficile d’avoir de bonnes routes : « sur un grand nombre de points, les routes sont pour ainsi dire construites à l’avance par la nature et n’exigent que le travail nécessaire pour égaliser les roches qui sont à fleur de terre[7]. » Les fleuves qui sillonnent la surface de l’empire ottoman offriraient aussi d’excellens moyens de communication ; mais il y faudrait quelques travaux qu’on projette toujours et qu’on ne fait jamais. M. Viquesnel raconte à ce sujet comment le sultan Abdul-Medjid, sur la plainte des négocians d’Andrinople, fit mettre à l’étude les divers projets proposés pour rendre la Maritza navigable dans toute son étendue et le port d’Enos accessible aux navires d’un fort tonnage. Un de nos ingénieurs français, M. Poirel, fit un rapport sur ces divers projets. Les choses en sont restées là. « Les négocians d’Andrinople s’étaient volontairement imposé des sacrifices annuels pour contribuer au succès de l’entreprise. L’argent fut donné en pure perte, » et M. Viquesnel ajoute en note : « La déclaration faite par le sultan que rien ne devrait dorénavant gêner la libre navigation de la Maritza fut singulièrement comprise par le pacha qui gouvernait alors l’eyalet d’Andrinople. Ce fonctionnaire fit enlever tous les moulins établis sur des bateaux et qui étaient mis en mouvement par le courant du fleuve. Une telle ineptie est à peine croyable, et cependant la vérité du fait nous a été attestée par les négocians les plus respectables[8]. »

L’industrie n’est pas en meilleur état que l’agriculture, et par les mêmes causes. « L’industrie dans l’empire ottoman est bien déchue de ce qu’elle était autrefois. Les manufactures si nombreuses et si variées qui non-seulement fournissaient les produits nécessaires à la consommation locale, mais encore approvisionnaient les marchés de toutes les parties de l’Orient et de plusieurs contrées de l’Europe, ou n’existent plus, ou sont en complète décadence[9]. » Il n’y a de manufactures qui fleurissent que celles qui sont fondées et dirigées par des étrangers, quand en même temps ces étrangers se sont arrangés pour se faire respecter. Ainsi dans le Liban les filatures de soie sont dirigées par des Anglais ou par des Français. Nous avons vu plus haut comment, dans le tableau de la prospérité éventuelle de la Turquie, M. Viquesnel compte sur l’émigration européenne qui viendra fertiliser par le travail l’admirable sol et l’admirable climat que les Turcs laissent inculte et rendent inutile. Il a raison. L’activité étrangère est la seule et unique ressource de la Turquie. J’ai souvent entendu parler de chemins de fer en Turquie, et j’ai même lu à ce sujet de beaux prospectus qui créaient des actions et sollicitaient des souscriptions. Je ne sais pas quand il y aura des chemins de fer en Turquie. Ce que je sais d’avance, c’est que ce ne seront pas les Turcs qui les feront, ni surtout qui les administreront. Ils pourront fournir des terrassiers pour remuer la terre, encore sera-t-il difficile de les faire obéir à des ingénieurs ou à des conducteurs chrétiens ; mais il n’y aura assurément ni chefs de stations, ni chefs de gare, ni mécaniciens, ni constructeurs qui soient Turcs : je plaindrais les voyageurs qui auraient à confier leur vie à la science, à l’attention ou même à l’exactitude des Turcs. Tout ce qui touchera à la construction scientifique des chemins de fer, à l’administration, à la direction, à l’établissement et à l’entretien des machines, à la surveillance des convois, à la conduite des locomotives, ne pourra être fait et dirigé que par des étrangers. Que l’industrie européenne, qui veut appliquer ses forces à l’exploitation de la Turquie, sache donc bien de quoi il s’agit : il s’agit d’une véritable occupation industrielle de la Turquie ; sans cela, rien n’est faisable, et cette occupation industrielle, pour qu’elle ait quelque sécurité, doit s’appuyer sur une occupation quasi-militaire. Les stations doivent être des postes fortifiés, et la marche des convois doit sans cesse être protégée. Ce n’est pas seulement l’école polytechnique sous la forme des ponts et chaussées qu’il faut envoyer en Turquie pour y avoir des chemins de fer, c’est l’école polytechnique sous la forme de l’artillerie. Une industrie en Turquie qui ne sera pas toujours prête à faire le coup de fusil est une industrie impuissante et précaire. Ce n’est pas là le rôle que doit prendre l’industrie européenne.

Ce n’est pas seulement l’industrie qui en Turquie n’est et ne peut être pratiquée que par des étrangers. À Constantinople, toutes les institutions de charité et d’instruction sont fondées et entretenues par les Francs. Les manufacturiers du Liban, les lazaristes et les sœurs de charité travaillent plus efficacement à la régénération de l’Orient que les administrateurs de la Turquie réformée. Maintenant peut-on demander, quand tout se fait et ne peut se faire que par les chrétiens, peut-on demander que tout se fasse au profit des musulmans ? Peut-on créer à la Turquie un avenir sans elle et presque malgré elle ? Ces manufactures qui florissaient autrefois dans l’empire ottoman étaient les restes et les souvenirs de l’ancienne civilisation du pays ; tout cela venait de l’empire grec, héritier dégénéré, héritier cependant de la société grecque et romaine. Le gouvernement turc a mis quatre cents ans à dévorer ces restes d’activité et de prospérité. Tout est consommé aujourd’hui. Quant aux manufactures dirigées par des étrangers, elles font partie d’un avenir qui n’appartient pas à la Turquie, de sorte qu’à considérer l’industrie du pays soit dans le passé, soit dans l’avenir, la Turquie n’y est pour rien. Ce qui restait du passé, elle l’a fait dépérir peu à peu ; ce qui se prépare de l’avenir, elle le retarde et l’empêche.

Les détails que donne M. Viquesnel sur la perception des impôts et sur l’administration des finances expliquent la misère du gouvernement turc, de même que l’état de l’agriculture et de l’industrie explique la misère des individus. Les impôts sont affermés aux enchères, mais les enchères n’empêchent pas les marchés que fait la corruption. M. Viquesnel cite un remarquable travail de feu M. Cor, inséré dans cette Revue sur la réforme en Turquie au point de vue financier et administratif, et il tire de ce travail les faits suivans : « Un fonctionnaire du gouvernement s’est fait adjuger au prix de 1,700,000 piastres la ferme de la douane de la ville de B…, qu’il revendit sans bourse délier 2,500,000 piastres à une compagnie de banquiers, à laquelle il laisse courir toutes les chances de l’exploitation… Le nommé N…, concessionnaire depuis cinq ou six ans de la ferme des dîmes dans la même province,… quelques jours avant les enchères, a dit bien haut et fait répandre par ses nombreux agens le nom des villages dont il voulait affermer les dîmes. Les acheteurs présens à l’adjudication n’ont pas osé mettre aux enchères. N… a donc été proclamé acquéreur. Le pacha peut écrire à Constantinople que tout s’est passé dans les règles, mais il se garde bien d’ajouter que le soir même N… a revendu chez lui en détail près de 4 millions ce qu’il avait acheté en gros le matin 2 millions[10]. » Voilà ce que M. Cor, un de nos plus anciens et de nos plus estimés drogmans, marié dans le pays et allié par son mariage à une famille très considérable et très honnête de Péra, voilà ce que M. Cor racontait en 1850. Ces abus sont toujours les mêmes ; le hatti-kumayoun de 1856 ne les a pas supprimés, et ne les supprimera pas, non plus que la charte de Gulhané ne les avait supprimés en 1841. M. Viquesnel cite à ce sujet un passage curieux des lettrés de M. Blanqui en 1841 sur la Bulgarie. « Le hatti-chérif de Gulhané, en centralisant les recettes qui devaient être faites désormais par les agens spéciaux du fisc, semblait devoir soustraire les populations aux anciennes avanies : ce fut précisément le contraire qui arriva. Les divers genres d’impôts auxquels les rayas sont soumis furent totalisés et représentés par un chiffre qui les comprenait tous sans les augmenter ; mais, au lieu de payer une fois, les malheureux chrétiens se virent obligés de payer deux ou trois fois. Les percepteurs prétendaient n’avoir pas reçu ce que les contribuables soutenaient avoir payé et ce qu’ils avaient payé réellement… En définitive, c’était encore l’ancien système d’extorsions et de violences avec l’hypocrisie de plus et une apparence de légalité : voilà ce que l’esprit turc avait fait du hatli-chérif en matière de finances, une atroce déception[11]. » Cette citation de M. Blanqui, un de nos économistes les plus distingués, prouve qu’il y a longtemps déjà que la Turquie se sert de l’imitation de nos formes administratives pour augmenter l’oppression des rayas chrétiens, et pour faire du même coup illusion à l’Europe. Après tout, ne nous étonnons pas que les Turcs, qui ne sont ni laboureurs, ni manufacturiers, ni commerçans, soient exacteurs. De quoi vivraient-ils, sinon de ce qu’ils ravissent, puisqu’ils ne vivent pas de ce qu’ils sèment et de ce qu’ils récoltent ?

Avec une mauvaise agriculture, une mauvaise industrie et une mauvaise administration, il n’est pas extraordinaire que la population décroisse en Turquie. Cependant M. Viquesnel ne paraît pas admettre complètement cette diminution progressive de la race turque, et surtout, si elle existe, il ne l’attribue pas à l’effet de la polygamie, comme le prétend Montesquieu. « S’il est vrai, dit-il, que la population musulmane de la Turquie subit une diminution progressive, tandis que la population chrétienne tend à s’accroître chaque année, il faut chercher les causes de cette diminution ailleurs que dans la polygamie. Parmi ces causes, on peut citer, avec M. Boué le célibat forcé d’une partie de la population, et, avec M. le docteur Verollot, les avortemens volontaires. » Les renseignemens que M. Viquesnel tire des tableaux statistiques de M. le docteur Verollot sur cette affreuse question de l’avortement sont vraiment désolans ; « Pourquoi, dit-il, ne compte-t-on que dix naissances par vingt-huit femmes mariées musulmanes, tandis que vingt-quatre femmes chrétiennes donnent le jour à un nombre égal d’enfans ? Nous avons vu précédemment que la polygamie reste étrangère à la singularité de ce résultat[12]. M. le docteur Verollot, que sa profession introduit depuis tant d’années au sein des familles de toute religion, attribue les causes de cette différence à la coupable légèreté avec laquelle les femmes musulmanes ne craignent pas de provoquer l’avortement. D’après ses calculs, on doit compter un avortement volontaire par seize femmes mariées de quatorze ans à quarante ans. En d’autres termes, la population musulmane de Constantinople seulement éprouverait, selon l’auteur, dans l’espace de vingt-six ans, le déficit énorme de 35,000 naissances, lesquelles représentent près de 13,500 individus des deux sexes parvenus à l’âge de vingt-six ans… Nous voudrions pouvoir affirmer que cette pratique n’exerce de ravages qu’à Constantinople seulement : notre ami, M. Verollot, à qui nous avions posé la question, nous a répondu qu’elle a lieu également dans les provinces, mais sur des proportions beaucoup moindres que dans la capitale, où les mœurs sont plus dissolues[13]. »

Nous avons pris ça et là dans le Voyage dans la Turquie d’Europe de M. Viquesnel quelques citations qui montrent quel est l’état réel du pays. Ces témoignages s’accordent avec ceux de Mgr Mislin, et nous ne voyons pas en quoi sur ce point le partisan de la Turquie diffère de son censeur. Les conclusions sont opposées, les observations sont les mêmes. Maintenant que nous connaissons d’après M. Viquesnel lui-même les maux du pays, voyons quels remèdes M. Viquesnel croit qu’on peut employer et quels effets il en attend.

Selon M. Viquesnel, la réforme doit guérir tous les maux de la Turquie. — Oui, si la réforme est exécutée ; oui, si la réforme est exécutable ; oui, si les sultans et les grands la veulent ; oui, si le peuple la veut. Il ne faut pas moins en effet que toutes ces conditions pour la guérison de la Turquie, et si une seule manque, tout devient impossible. Peut-être remarquera-t-on que parmi les obstacles à la guérison de la Turquie, je ne compte ni le Coran ni les ulémas, Voici pourquoi : sur le Coran, M. Viquesnel m’a presque converti. Le Coran, dit-il, s’accorde avec la réforme ; il l’avait, pour ainsi dire, prévue et préparée. Sur les ulémas, M. Henri Mathieu les défend si bien contre M. Viquesnel, qui les attaque, que je suis disposé à les croire innocens des maux de la Turquie.

Un mot pourtant sur ces deux points, le Coran et les ulémas, avant d’en venir aux obstacles qui font que la réforme n’est ni exécutée ni exécutable en Turquie.

Selon M. Viquesnel, « les principes religieux du Coran, qui aboutissent à la connaissance d’un Dieu unique et repoussent tout symbole, conduisent, en morale et en politique, aux doctrines les plus libérales et les plus progressives. Tous les principes essentiels des démocraties modernes y sont non pas seulement contenus en germe, mais exprimés de la manière la plus formelle. » En parlant ainsi, M. Viquesnel croit faire l’éloge du Coran ; mais fait-il l’éloge des démocraties ? C’est une autre question. Point de liberté politique en Turquie, M. Viquesnel l’avoue ; « mais quelle égalité dans les institutions et surtout dans les mœurs ! » C’est-à-dire que l’esclave devient vizir si le sultan le veut, et que le vizir aussi redevient esclave, à moins qu’il ne soit étranglé. Égalité de servitude, comme dans les troupeaux, où il n’y a pas un mouton qui soit destiné plus que l’autre à être tondu et à être mangé : ils le sont tous également. M. Viquesnel, qui ne tarit point sur les mérites du Coran, dit « que l’islamisme aboutit en religion à un spiritualisme comparable au spiritualisme chrétien, moins les symboles et moins l’église, en politique à l’égalité républicaine (il devrait dire moins la liberté), en morale à la pratique des vertus les plus pures. Le Coran n’est donc pas l’ennemi de la civilisation et du progrès. Le véritable ennemi des réformes, c’est la société religieuse telle qu’elle est parvenue à se constituer en Turquie, au mépris de ce même Coran, avec ses ulémas et ses derviches, la mosquée et le teke, l’église et le cloître[14]. »

« Non, dit à son tour M. Henri Mathieu dans la Turquie et ses différens peuples, c’est à tort qu’on a prétendu que le corps des ulémas paralysait le gouvernement et empêchait les réformes. Si le gouvernement et la loi ne sont pas complètement atrophiés à l’heure qu’il est, la Turquie en est redevable à ce corps si peu connu, qui fait ce qu’il peut pour accélérer le progrès, et personnifie ce qui reste de mouvement dans la société musulmane… L’influence de l’uléma tient à ce que dans la nuit et le silence qui règnent sur l’islam, l’unique point lumineux qui rayonne et l’unique voix qui se fasse entendre viennent de ses collèges[15]. »

Si le mal de la Turquie n’est ni dans le Coran, qui est la source de toute perfection, ni dans les ulémas, « qui sont l’unique point lumineux qui rayonne en Turquie, » où donc est-il, et d’où vient l’incontestable décadence du pays ? Il faut en revenir ici aux maximes des historiens et des publicistes de l’antiquité. Quand un peuple était en décadence, ils ne s’en prenaient ni à ses institutions, ni à ses lois, ni à ses prêtres, ni à ses magistrats ; ils s’en prenaient à tout le monde, c’est-à-dire aux mœurs de la société. Sparte a été fondée pour être guerrière et pauvre. Sparte s’est enrichie et amollie ; elle est en décadence : quoi de plus simple ? La république romaine périt, non à cause de ses tribuns et de ses consuls, mais parce que les mœurs se sont corrompues. Toutes les lois sont bonnes avec de bonnes mœurs, et toutes sont mauvaises avec de mauvaises mœurs. Les lois sont ce que les font ceux qui les pratiquent. Je veux bien croire avec M. Viquesnel que le Coran est essentiellement libéral et progressif : les Turcs alors n’en sont que plus coupables d’être si mal avec de si bonnes lois. Pourquoi ne pratiquent-ils pas le Coran ? — Tous les chrétiens, me dira-t-on, pratiquent-ils l’Évangile ? Les musulmans ont encore plus de foi que les chrétiens. — Soit ! Qu’on m’explique alors comment la chrétienté, avec une si médiocre pratique de l’Évangile, est encore si forte et si puissante, et pourquoi la Turquie, avec une si grande foi dans le Coran, est si faible et si languissante ? La question ne tient ni au Coran ni à la foi qu’on y a ou qu’on n’y a pas. La question tient aux mœurs. Si la société turque avait de meilleures mœurs, si elle revenait aux habitudes patriarcales de la société orientale, si les pachas pillaient moins, leurs administrés, si les juges vendaient moins la justice, si le Turc consentait à travailler la terre ou à faire le commerce au lieu de compter pour vivre sur le rançonneraient perpétuel du chrétien, s’il était moins adonné à la mollesse et à l’oisiveté, s’il cherchait à s’instruire sincèrement, la société turque se relèverait. Alors elle pratiquerait le Coran, et alors aussi elle pratiquerait la réforme, l’un ou l’autre ou tous les deux, et cela sans hatli-humayoun sans cesse renouvelés. Ne nous y trompons point en effet. Ce qui la rend incapable de pratiquer la réforme la rend aussi incapable de pratiquer le Coran, et réciproquement. Elle succombe, non point parce qu’elle n’a plus assez de ferveur musulmane, ou parce qu’elle n’a pas assez de persévérance dans la réforme ; elle succombe parce que les vices ont pris le dessus sur les vertus, parce que le mal l’emporte sur le bien, parce qu’enfin l’équilibre moral, qui fait vivre les nations comme les individus, est rompu. Les jeunes gens qui commencent à étudier l’histoire attachent une extrême importance aux lois et aux institutions. Peu à peu on s’aperçoit que les mœurs des hommes ont plus de poids dans la destinée des peuples que les lois et les institutions publiques. On revient de l’état à l’individu, et de la question politique à la question du plus ou moins de péchés capitaux. C’est ce plus ou moins qui décide de tout pour les peuples comme pour les individus.

Pourquoi, par exemple, en Turquie la réforme tant de fois proclamée n’est-elle pas pratiquée ? Écoutons M. Viquesnel ou M. Henri Mathieu et nous verrons que chaque inexécution des maximes de la réforme est causée par quelque péché capital qui est en possession, de quelque abus social, et qui ne veut pas se laisser exproprier.

Les mesures législatives adoptées par le gouvernement d’Abdul-Medjid sont, dit M. Viquesnel, « le code pénal de 1840, — le code administratif de 1846, — le code de commerce de 1850[16]. » Le code pénal de 1840 « cherche à détruire les causes les plus apparentes de la décadence, c’est-à-dire l’absence complète de garanties légales, les confiscations, les emprisonnemens et les condamnations arbitraires » le vol organisé et la corruption dans toutes les branches de l’administration. » Ce code pénal a-t-il produit son effet ? M. Viquesnel fait suivre ordinairement l’analyse qu’il fait des codes et des ordonnances de réforme par cette phrase qui devient une sorte de refrain : « Ces dispositions sont très bonnes en elles-mêmes, mais malheureusement elles sont inexécutées. » Nous trouvons dans M, Henri Mathieu de tristes et curieux détails sur cette inexécution du code pénal de 1840 ; « Ces institutions hâtives, dit M. Henri Mathieu, n’avaient pas plus de sens chez les Turcs que n’en aurait une académie des inscriptions et belles-lettres chez les Peaux-Rouges, et le hatti-hwnayoun de 1856 a suffisamment démontré qu’elles n’avaient rien produit[17]. » Suit alors ce que M. Henri Mathieu appelle des exemples de la justice turque. Ici, c’est un Turc qui tue un chrétien d’un coup de bâton sur la tête ; le juge, après avoir examiné l’instrument, prononce que « le bâton est trop léger pour que le raya soit mort du coup sans une volonté directe de la Providence à laquelle il n’appartient pas aux hommes de s’apposer[18]. » Ce jugement, qui fait intervenir si à propos la Providence, a pour but évidemment de ne pas exproprier le péché capital qui s’appelle la colère du droit de frapper jusqu’à la mort, pourvu, bien entendu, que le frappant soit musulman, et que le frappé soit chrétien. Là, ce sont soixante-dix jeunes filles bulgares qui allaient moissonner, et qui sont entourées par des musulmans du pays. Ils en prennent vingt-sept qu’ils emmènent. Les autres s’enfuient. « Les autorités turques ne purent ou ne voulurent rien découvrir Par contre, une jeune fille ayant tué d’un coup de hachette un musulman qui voulait abuser d’elle, et s’étant cachée ensuite, les vingt-deux notables de son village furent arrêtés et envoyés à Constantinople, où quinze d’entre eux moururent en prison dans un seul hiver. Les sept autres furent renvoyés sans jugement, mais non sans rançon, en 1854[19]. » On voit ici quel est le péché capital, pourvu toujours qu’il soit musulman, que les autorités turques ne veulent point déposséder de son droit de possession.

Ailleurs, en 1848, les habitans du district de Vrania députent au conseil suprême onze de leurs notables et le doyen de leurs pasteurs pour se plaindre des exactions et des déprédations de Soliman-Bey, fils du trop célèbre Hussein-Pacha. Celui-là avait amassé une fortune de plus de 100 millions de piastres. Le fils, venu dans des temps moins favorables, n’avait encore que 10 millions de piastrés. « Les plaignans, munis de toutes leurs preuves, arrivent à Constantinople et déposent leur plainte ; mais des distributions d’argent avaient déjà gagné à la cause du déprédateur les principaux membres du conseil suprême. Le président, pour sa part, avait reçu 100,000 piastres ; X.., à cause de sa parenté avec un célèbre réformateur, en avait touché 200,000 ; d’autres avaient été rétribués au prorata de leur importance. Les délégués attendirent pendant quatre ans, et trois d’entre eux moururent à la peine. » Ils furent même jetés en prison sans vivres et sans couvertures, sans effets d’aucune sorte, et ils y seraient morts de froid ; mais l’ambassadeur d’Angleterre intervint. Lord Redclifle à Constantinople, quand il ne trouvait pas d’influence rivale, protégeait efficacement les chrétiens, afin de sauver l’empire turc par le seul moyen qui puisse le sauver ; mais en face d’une rivalité quelconque il redevenait purement et simplement le protecteur des Turcs, parce qu’en lui l’Anglais non contrarié avait toutes les grandes qualités de son pays, tandis que l’Anglais contrôlé et rivalisé avait aussi toutes les orgueilleuses impatiences et toutes les duretés de son pays. L’intervention de l’ambassadeur d’Angleterre fit sortir de prison les gens de Vrania, « et on les conduisit devant un des membres du conseil qui les engagea à transiger avec Soliman et à sacrifier les intérêts de leurs cliens moyennant une indemnité de 500,000 piastres qu’ils pourraient se partager entre eux, les menaçant en outre des dernières rigueurs, s’ils n’acceptaient sur-le-champ la proposition qu’on leur faisait par amitié pour eux. Ils répondirent qu’ils voulaient être jugés en vertu du tanzimat, et qu’ils préféraient la mort à la trahison… Peu de jours après, ils furent admis à comparaître à genoux devant le conseil de justice, tandis que le coupable s’étalait complaisamment sur le divan à côté des juges. La plainte ayant été renouvelée, le président fit décider qu’une commission serait envoyée à Vrania pour examiner de nouveau toute l’affaire, et depuis il n’en a plus été question. On a dit seulement que Soliman-Bey avait dû abandonner plus de 3 millions de piastres (750,000 fr.) à la commission chargée d’apurer ses comptes[20]. » Ici, le péché capital que le conseil suprême tâche de maintenir en possession, c’est l’avarice, et il le protège en s’y associant.

Sous le titre de quatrième exemple de justice turque, M. Henri Mathieu raconte l’histoire du matelot grec tué en 1856 par deux officiers tunisiens. Les deux officiers furent absous, mais un Algérien, qui avait déposé contre eux, fut traîné deux fois en prison, et délivré deux fois par l’intervention de l’ambassade française, qui réclama une indemnité pour l’Algérien victime de ces violences arbitraires. L’Algérien, qui, à titre de musulman, connaissait d’instinct la Turquie, se hâtait de liquider ses affaires pour retourner en Algérie, quand il fut assassiné « dans des circonstances, dit M. Mathieu, qui prouvent simplement que les moteurs du crime n’ont pas osé en affronter la responsabilité devant l’Europe[21]. »

Les formes du code pénal sont parfois pratiquées contre un Turc accusé d’un délit quelconque, mais elles ne sont pratiquées que pour sauver le coupable ; malheur aux rayas qui prendraient ces formes au sérieux et qui viendraient déposer contre un Turc ! M. Mathieu raconte que « des musulmans accusés d’assassinat sur des militaires français furent traduits en jugement, qu’un raya grec qui osa déposer contre eux fut arrêté en sortant du tribunal, et que l’intervention de l’ambassadeur de France fut nécessaire pour empêcher qu’il ne disparût au fond du Bosphore ou dans l’oubli d’une éternelle captivité[22]. » Voilà la justice turque, voilà l’exécution du code pénal de 1840 !

Le code administratif de 1846 est-il mieux exécuté ? La manière dont la Porte et les fonctionnaires de l’empire pratiquent les règles du code administratif est dans le récit, toujours bienveillant cependant, de M. Viquesnel une véritable scène de comédie. « Le luxe affiché par les grands de l’empire est la source de ces scandales inouis… dont la capitale et les provinces offrent chaque jour l’affligeant spectacle. Le fonctionnaire, pour réparer les brèches faites à ses revenus ou quand il se voit harcelé par son sarraf[23] pressure ses administrés, ou trafique honteusement des emplois et des faveurs dont il peut disposer. Lorsque les malversations sont devenues pour ainsi dire générales, la Porte s’en émeut ; mais, au lieu de déférer les coupables aux tribunaux, elle se contente ordinairement de lancer une ordonnance qui rappelle et remet en vigueur les anciennes ordonnances, ou bien de convoquer à Constantinople les gouverneurs et defterdars de province ; là, réunis en présence du sultan, ils prêtent l’un après l’autre sur le Coran et les reliques sacrées le serment vingt fois prêté et vingt fois violé d’en observer fidèlement les prescriptions et d’exécuter les nouvelles ordonnances. La peur des fonctionnaires se dissipe bientôt, la surveillance du gouvernement se relâche, et tout rentre dans les anciens désordres[24]. »

Le code de commerce de 1850 est-il plus heureux que le code administratif et que le code pénal ? est-il exécuté ? et comment l’est-il ? On a fait grand bruit de l’établissement des tribunaux mixtes. C’était, disait-on, une garantie accordée aux commerçans étrangers. « Ces tribunaux mixtes, dit M. Viquesnel, semblaient devoir mettre fin à des abus nombreux et invétérés. On doit reconnaître que jusqu’à présent leur institution est loin d’avoir rempli l’attente des puissances étrangères qui en ont réclamé la mise en pratique. Parmi les causes qui ont jeté de la défaveur sur les jugemens rendus par les tribunaux mixtes de commerce, on peut citer, d’après M. le docteur Beyran[25], l’insuffisance du code spécial de 1850, et surtout le choix, malheureusement trop fréquent, de notables indigènes accessibles à la corruption, et nommés par les ministres qui se sont succédé au département du commerce[26]. »

M. Viquesnel ne reconnaît jusqu’ici aux tribunaux mixtes qu’un seul avantage, celui de familiariser les Ottomans avec l’idée que le témoignage des chrétiens est recevable en justice, même contre un musulman. « Ce dernier pas, dit M. Viquesnel, était le plus dangereux que la réforme eût à franchir, parce qu’il modifie profondément l’idée fondamentale de l’organisation de la société musulmane[27]. » Ce dernier pas est-il fait ? Voilà en effet toute la question de la réforme, et par conséquent de l’avenir de la Turquie. Le pas est fait où il était facile de le faire, c’est-à-dire dans les décrets et dans les ordonnances. Il n’est fait ni dans les mœurs de la société, ni dans les usages et la pratique de l’administration. Ne nous en étonnons pas, puisque, selon M. Viquesnel, ce pas serait une révolution accomplie dans l’organisation de la société musulmane. On a beau dire que le Coran est favorable à l’égalité républicaine, on a beau même faire remarquer que Mahomet n’a proscrit ni les juifs, ni les chrétiens, et qu’il n’a de haine que contre les idolâtres[28] : il n’en est pas moins vrai que la société musulmane est fondée sur l’idée de la supériorité du musulman sur tous les autres peuples. Entre musulmans, l’égalité existe, comme elle existait à Athènes entre tous les citoyens, si bien que le peuple pouvait faire général le premier venu, un corroyeur ou un charcutier, si nous en croyons Aristophane, de même que les sultans ont souvent pris pour vizirs des portefaix ou des fendeurs de bois. Le despotisme oriental ou populaire aime et établit volontiers ce genre d’égalité qui fait qu’on n’a à compter avec personne, ni avec la capacité, ni avec les services rendus, et que l’homme qui plaît devient à l’instant même le plus digne ; mais cette égalité s’arrêtait à Athènes en-deçà des esclaves, et à Constantinople elle s’arrête en-deçà des chrétiens. Le peuple n’aurait pas pu à Athènes prendre un esclave pour en faire un stratège, et le sultan à Constantinople ne pourra pas, malgré la réforme, prendre un chrétien pour en faire un vizir. Le sultan Mahmoud a dit qu’il ne devait y avoir de musulmans qu’à la mosquée, de même qu’en Europe il n’y a de chrétiens qu’à l’église. Le sultan Mahmoud pouvait dire cela, il ne pouvait pas le faire. Son successeur ne le peut pas davantage. On ne pourrait pas plus à la Nouvelle-Orléans faire un nègre maire de la ville qu’on ne peut à Constantinople faire d’un chrétien un vizir ou un pacha. Le préjugé de la religion vaut à Constantinople ce que vaut aux États-Unis le préjugé de la couleur.

La Turquie essaie de se régler sur la civilisation de l’Europe, mais voyez comme en Europe, en France et en Angleterre particulièrement, toutes les classes diverses se sont peu à peu fondues et unies pour faire le même peuple. Il n’y a plus de Saxons ni de Normands en Angleterre ; il n’y a plus de Bretons ni de Provençaux en France. Et qu’on ne dise pas qu’en France c’est la révolution de 89 qui a fait cette grande union : 89 a proclamé la communauté de tous les Français, il ne l’a pas faite. Tous les siècles et tous les rois de notre histoire ont travaillé au merveilleux amalgame des races qui habitent entre le Rhin, la mer, les Pyrénées, les Alpes et le Jura. En Angleterre, le même amalgame s’est fait par des moyens différens, mais il s’est fait aussi heureusement, plus heureusement encore peut-être, parce qu’il s’est fait dans l’ordre politique, au lieu de se faire seulement, comme chez nous, dans l’ordre civil. Après un pareil travail, l’égalité devant la loi est chose facile à proclamer et à pratiquer ; mais en Turquie, quand ce travail s’est-il fait ? Voilà quatre cents ans passés que les Turcs sont en Europe en face de populations diverses de race, de langage et de religion. Qu’ont-ils fait pour s’assimiler ces races ? qu’ont-ils fait pour effacer les différences de race ou de langage ? Ont-ils proclamé et pratiqué l’égalité de tous les sujets turcs devant la loi, devant l’administration ? Ont-ils dit aux Grecs, aux Bulgares, aux Arméniens, aux Serbes, aux Albanais, aux Bosniaques : Vous n’avez pas la même religion, mais vous avez le même sultan que nous, et vous aurez les mêmes droits dans l’armée, dans la justice, dans l’administration ? Non. Ils ont fait de toutes les populations qui n’étaient point musulmanes des populations esclaves, taillables et corvéables à merci : ils ont donné l’égalité aux apostats, ils l’ont refusée à ceux qui ont gardé leur foi. Ils ont fait, étant un grand gouvernement, ce que font les partis qui ne reconnaissent de droits et de mérites qu’à leurs partisans ; mais les partis changent sans cesse et durent peu : leur mobilité corrige leur injustice. En Turquie, voilà quatre cents ans que dure cette injustice ; aussi a-t-elle été punie par où elle avait péché. Il est venu un jour, nous le voyons maintenant, où la Turquie a voulu être un empire fondé sur l’égalité des droits et des devoirs, un jour où elle n’a plus voulu ni pu être une race conquérante qui domine sur les autres races par la force des armes, un jour où le sultan a voulu être le souverain équitable de ses nombreux sujets et non plus le chef d’oppresseurs insolens. Ce jour-là, la Turquie a cherché cette unité à laquelle elle aspirait, mais elle ne l’a pas trouvée. Elle a bien pu la décréter, ses décrets n’ont pas pu faire en quelques années l’œuvre difficile et laborieuse que les peuples européens ont mis des siècles à faire. Au lieu de l’unité qui seule peut la sauver, elle n’a rencontré que la dislocation et le morcellement qu’elle avait faits. Chose merveilleuse et où il est permis de voir l’action de la Providence, l’oppression que les Turcs ont exercée sur les diverses populations de leur immense empire a conservé la nationalité de ces populations. Il y a des Grecs, des Bulgares, des Juifs, des Arméniens, des Albanais, des Serbes, des Bosniaques, des Épirotes, parce que les Turcs n’ont voulu de ces divers peuples faire que des esclaves. Ils auraient pu en faire des sujets de la Porte-Ottomane, ils auraient pu en faire des Turcs, moins la religion. Il les ont gardés esclaves et par conséquent ennemis.

Croire qu’avec des hatti-humayoun la Turquie pourra faire en quelques années ce qu’elle a travaillé pendant quatre cents ans à ne pas faire, c’est, selon moi, ressembler à ceux qui croient avancer la marche du temps en avançant avec le doigt la marche de l’aiguille sur le cadran d’une pendule. La pendule avance dans le Cabinet, elle retarde partout au dehors. La Turquie n’est pas à l’heure de l’Europe. En Europe, le moyen âge est partout fini ; il commence à peine à s’ébranler en Turquie. La Turquie en est à ce qu’était la France en 1400, quand il y avait encore je ne sais combien de diversités dans son sein, et qu’elles luttaient les unes contre les autres. Comment en Turquie détruire toutes ces diversités, entretenues par de longs siècles de persécution ? Comment détruire le moyen âge qui est partout dans le gouvernement et dans la société ? Et, en détruisant ce moyen âge, comment du même coup ne pas détruire la Turquie elle-même ? Voyez ce qu’a produit la destruction des janissaires, cette milice qui représentait la moitié au moins de l’ancienne Turquie ; les ulémas représentent l’autre moitié. Qu’est-ce que la Turquie a gagné à la destruction de cette soldatesque tumultueuse et violente ? Le sultan s’est trouvé plus sûr ; la Turquie s’est-elle trouvée plus forte ? Proclamer et pratiquer l’égalité de toutes les races qui habitent le sol de la Turquie, c’est faire plus que de détruire les janissaires : c’est changer la base fondamentale de la société musulmane. M. Viquesnel dit que la Turquie ne peut vivre qu’à ce prix. Je crois, comme lui, l’opération nécessaire ; mais le malade peut périr dans l’opération.

L’abolition des diverses nationalités que contient l’empire ottoman sera, selon M. Viquesnel, un bien pour tout le monde : pour la Porte-Ottomane, à qui elle donnera le caractère qu’elle n’a pas encore, le caractère d’un état ; elle n’est jusqu’ici qu’une armée campée sur le sol, et qui lève des contributions de guerre. Cette abolition sera un bien aussi pour ces nationalités diverses qui se détestent les unes les autres. « Plutôt que de s’unir en vue d’assurer la prédominance de l’élément chrétien sur l’élément musulman, ces populations aimeraient mieux encore aujourd’hui, comme à toutes les époques de l’histoire, se condamner à une éternelle servitude, et n’hésiteraient pas, s’il le fallait, à se joindre aux Turcs pour empêcher le triomphe d’une église ou d’une race sur les églises ou les races rivales[29]. » L’impossibilité de faire vivre ensemble les diverses populations de la Turquie et d’établir un grand empire chrétien en Orient est le grand argument qu’on oppose à tous ceux qui souhaitent à l’Orient un avenir meilleur que le statu quo musulman. Que voulez-vous faire de votre Orient chrétien ? nous dit-on. Les Bulgares détestent les Grecs, les Grecs détestent les Roumains, les Roumains veulent être indépendans. Il n’y a pas une seule de ces populations qui consente à se subordonner à une autre. Otez les Turcs, et vous aurez partout la guerre et l’anarchie. Les Turcs ne sont pas un obstacle, ils sont un frein. Ce ne sont pas des tyrans, ce sont des modérateurs, un peu rudes seulement, et comme il faut l’être en Orient. Laissez donc ces races diverses se fondre et s’unir ensemble dans le cadre réformé de l’empire ottoman. Il n’y a d’unité possible en Orient que par l’empiré ottoman régénéré et amélioré. — Ce plan est celui de M. Viquesnel, et nous avouons qu’il a de quoi séduire les esprits généreux et qui croient volontiers à la toute-puissance des idées.

Il n’y a rien de si fort et de si faible à la fois que les idées, rien de si fort quand elles sont dans le peuple, quand elles ont passé dans les mœurs, quand elles sont la pensée et comme l’instinct de tout le monde ; il n’y a rien de si faible quand elles sont seulement dans les décrets et même dans les décrets du pouvoir absolu. Le despote a beau proclamer avec pompe la réforme des lois et de l’administration ; il y a toujours deux choses qu’il ne réforme pas du jour au lendemain, son peuple et lui-même. On a souvent voulu comparer le sultan Mahmoud à Pierre le Grand. Il lui ressemble peut-être comme destructeur, mais non comme fondateur ; il a aboli les janissaires comme Pierre le Grand a aboli les strélitz ; mais ce qui fait à mes yeux la grande différence entre Mahmoud et Pierre le Grand, c’est la peine que Pierre a prise pour faire sa réforme et le peu de peine qu’a pris Mahmoud. Pierre a commencé par se réformer lui-même, non ses mœurs, qui sont restées dures et brutales, malgré tous ses efforts ; mais il a refait laborieusement son éducation, il a voulu étudier et connaître par lui-même cette Europe qu’il s’agissait d’imiter. Je n’admire pas plus qu’il ne faut le charpentier de Saardam ; j’y reconnais pourtant la marque d’un homme qui veut savoir par lui-même, afin de ne pas se laisser prendre aux menteries adulatrices des subalternes. Qu’a fait au contraire le sultan Mahmoud ? Il est resté dans le sérail, et de là, prêtant l’oreille aux récits de l’Europe et des Européens, prenant un maître de civilisation comme on prend un maître à danser, il a décrété la réforme sans connaître l’Europe, son modèle, sans savoir comment l’Europe était arrivée à cette civilisation qu’il croyait pouvoir copier, comme on copie tant bien que mal un tableau : il a pu changer les vêtemens et les coiffures, il a pu avoir des meubles d’Europe et substituer le luxe frivole de Paris au luxe sauvage de l’Orient ; les mœurs ont résisté, le Turc n’a pas dépouillé le vieil homme ni dans le sultan ni dans le peuple. — Ce sont toujours des anthropophages, me disait un voyageur ; seulement ils mangent avec des fourchettes.

On a pu en 1839 croire à la régénération ou à la réforme de la Turquie, quand la fameuse charte de Gulhané fut proclamée solennellement. Qui peut y croire aujourd’hui ? Quelle réforme a été faite je ne dis pas dans les lois, mais dans les mœurs du peuple, dans la pratique du gouvernement ? Le hatti-humayoun de 1856 a repris après dix-sept ans l’œuvre de la charte de Gulhané, comme pour bien prouver que la charte de Gulhané n’avait rien produit. « Patience, objectera-t-on ; vous dites vous-même que l’Europe a mis près de quatre cents ans peut-être à créer sa civilisation, et vous condamnez la Turquie, qui n’a pas accompli sa réforme en dix-sept ans ! Qu’est-ce que dix-sept ans auprès de quatre siècles ? » J’entends ; mais comprenez aussi que l’Europe, depuis quatre cents ans, marche vers le but qu’elle a enfin atteint, tandis que la Turquie au contraire marche depuis quatre cents ans dans un sens opposé, que depuis quatre cents ans, au lieu de faire effort pour s’assimiler à la civilisation européenne, elle a fait effort, par la force des armes et par les invasions, pour assimiler l’Europe à la barbarie, comme elle y a assimilé successivement toutes les contrées qu’elle a envahies, et l’Asie-Mineure, et la Grèce, et la Macédoine, et les îles de l’Archipel, les plus anciens et les plus florissans séjours de la civilisation. Son passé décide de son avenir, dans un temps surtout comme le nôtre, où l’avenir vient vite. J’aurais grand’peine, je l’avoue, si la chose dépendait de moi, à accorder à la Turquie quatre cents ans de vie, et même de vie réformée, parce que je serais effrayé du nombre incroyable de vexations et de persécutions contre les chrétiens que contiendraient ces quatre cents ans de bail nouveau ; mais le temps aujourd’hui est plus pressé et plus exigeant que ne peuvent l’être mes souhaits. Si la Turquie a besoin de quatre cents ans pour se réformer, si même elle a besoin de cent ans ou de cinquante ans, c’en est fait d’elle ! Le temps ne lui accordera pas ce sursis. Ne voyez-vous pas que, depuis quarante ans au moins, l’Europe a changé d’attitude et d’allure envers l’Orient ? L’Europe, autrefois occupée de ses querelles et de ses guerres, ne faisait guère attention à l’Orient, sinon pour le mêler à ses luttes. Ce qui s’y passait était inconnu ou indifférent à l’Europe. Il y avait des révoltes de pachas ambitieux ou de populations opprimées sans que l’Europe s’en souciât le moins du monde. Aujourd’hui tout est changé : il ne se passe rien en Orient qui ne soit pour l’Europe un sujet d’attention. Je sais bien que l’Europe a encore des sujets de distraction dans son sein, par exemple ses révolutions ; mais d’abord il y a des états, l’Angleterre et la Russie, qui n’ont point encore eu de révolutions dans notre siècle, et de plus, aussitôt que les autres états cessent d’être agités par leurs révolutions intérieures, aussitôt qu’ils respirent, leur attention recommence à se tourner vers l’Orient, tant les affaires d’Orient préoccupent tous les esprits, de telle sorte qu’à cause de cette attention perpétuelle de l’Europe, il n’y a plus en Orient de petites affaires.

Il y a en ce moment sous nos yeux une marque singulière de ce nouvel état de choses. La Bosnie et l’Herzégovine se révoltent contre les exactions d’un pacha ou de ses subordonnés. Cela, nous disent les lettres que nous recevons du pays, arrive presque tous les ans ; c’est l’état naturel et ordinaire. Pourquoi donc l’Europe s’en préoccupe-t-elle ? Nous répondons à ces lettres : Pourquoi les Bosniaques eux-mêmes envoient-ils une députation à Vienne ? Grande preuve que l’Europe croit de nos jours que tout ce qui se passe en Orient intéresse sa politique, et que les populations orientales croient elles-mêmes que tout ce qui leur arrive doit intéresser la politique de l’Europe. Cette attention réciproque de l’Europe sur l’Orient et de l’Orient sur l’Europe agrandit singulièrement la portée des événemens et accélère la marche du temps. La Turquie ne peut plus vivre isolée ; elle ne peut plus être barbare ou réformatrice à sa guise et à ses heures. L’Europe est forcée de prendre part à tout ce qui se passe en Turquie, à la révolte d’un pacha, à une insurrection de chrétiens, à une émeute à Constantinople. Qu’on parle encore tant qu’on voudra de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman : l’intervention perpétuelle et quotidienne de l’Europe en Turquie est commencée et ne s’arrêtera plus.

Quel but aura cette intervention perpétuelle et quotidienne ? Sera-ce de faire vivre l’empire ottoman tant bien que mal et de prolonger une paralysie incurable ? Sera-ce de travailler à la régénération de l’Orient par l’Orient lui-même et de favoriser l’avenir des populations chrétiennes ? — Elles n’ont d’avenir, dit-on, que la guerre civile et l’anarchie : après l’empire ottoman, plus d’unité en Orient ! — Eh bien, et je reviens après un détour nécessaire à la question que j’ai indiquée plus haut, eh bien ! l’Orient ne peut-il pas vivre sans unité ? Les publicistes européens, depuis cinquante ans, semblent avoir perdu une des idées fondamentales de l’ancienne politique européenne, le goût et le respect des petits états. Nous ne concevons plus que les grands empires, et il nous semble que ce qui est petit ne peut et ne doit pas vivre. L’expérience cependant, qui ne se prête pas volontiers aux grandes théories ambitieuses, l’expérience nous enseigne que la Suisse et la Hollande n’ont pas une condition sociale inférieure à celle de la France ou de l’Autriche ; elles ne comptent point peut-être dans la politique, mais elles comptent dans la civilisation. L’Allemagne n’a plus les innombrables états qu’elle avait autrefois, mais combien encore de petits états en Allemagne ! La condition des hommes y est-elle plus malheureuse qu’ailleurs ? Munich aime-t-il moins les arts que Vienne, parce que Munich est plus petit que Vienne ? Y a-t-il moins de libéralisme dans le peuple et dans le gouvernement wurtembergeois que dans le peuple et dans le gouvernement prussien, parce que le Wurtemberg n’a pas l’étendue de la Prusse ? Cessons de mesurer la civilisation en kilomètres carrés. Il y a plus, notre siècle, pendant que presque tous ses publicistes s’éprenaient d’amour pour les grands états, en a créé lui-même de petits : la Belgique, par exemple, à nos portes. Nous avons compris en 1830 que l’Europe ne nous donnerait la Belgique qu’après de longs combats et avec la secrète pensée de nous la reprendre aussitôt qu’elle le pourrait ; nous avons donc mieux aimé donner la Belgique à elle-même. Il y a là une bonne leçon politique à suivre pour l’Orient. En Orient même, notre siècle a créé le petit état de la Grèce, et, quoi qu’on en dise, il n’a pas à s’en repentir, si notre siècle aime mieux les populations qui s’accroissent que les populations qui dépérissent, les champs qui se fertilisent que ceux qui se stérilisent, les marines qui fleurissent pour le commerce et non pour la guerre, — s’il met quelque prix à la vie, à l’honneur et à la sécurité des familles humaines. Dans le monde musulman enfin, notre siècle, en consolidant en Égypte la race de Méhémet-Ali, a presque fait encore un petit état voué au commerce et à l’union de l’extrême Asie et de l’Europe. Nous avons vu même le moment, il y a deux ans, où le congrès de Paris, fidèle à la politique bienfaisante et vraiment philanthropique de notre siècle, allait créer dans les principautés un nouveau petit état. La réaction musulmane a affaibli cet espoir sans le détruire entièrement.

Ainsi, pendant que les publicistes visaient aux grands états, l’Europe en créait de petits, et elle avait raison. Les petits états ont toute sorte d’avantages. Ils sont favorables au développement de l’activité humaine ; ils créent à un plus grand nombre d’hommes ici-bas un sort et un rang conformes à leur mérite ou à leur vanité. Dans les grands états, il semble qu’il faille être tout pour être quelque chose. Grâce aux petits états, il y a plus de cases pour tout le monde, et chacun a plus aisément sa part au soleil. J’ajoute, et c’est là à mes yeux le meilleur titre des petits états : ils ne peuvent vivre qu’avec la paix européenne. La guerre les supprime nécessairement. Leur vie étant ainsi liée au maintien de la paix, ils travaillent à la maintenir. Ils ne peuvent pas la voter dans les congrès, mais ils l’appellent et ils la défendent de tous leurs vœux, et les vœux universels finissent tôt ou tard par peser du même poids que les suffrages les plus décisifs. Si les petits états doivent beaucoup à la paix, la paix, et par conséquent la civilisation, doit aussi beaucoup aux petits états.

L’Orient, tel qu’il est aujourd’hui, est le pays prédestiné aux petits états. Les Bulgares, dit-on, ne voudront point obéir aux Grecs : pourquoi, en effet, soumettre les Bulgares aux Grecs, si les Bulgares peuvent vivre et se gouverner seuls ? Ils l’ont fait autrefois ; il peut donc y avoir un état bulgare. Les Albanais veulent être indépendans. Pourquoi, en effet, les Albanais ne reprendraient-ils pas la tradition de Scanderbeg ? Je sais bien que beaucoup de gens sont disposés à rire de ces états microscopiques pullulant tout à coup en Orient. Que fera-t-on, disent-ils, dans ces fourmilières ? J’aime bien mieux la fourmilière close et laborieuse que ce grand hangar ouvert à tous, qu’on appelle la Turquie et où personne n’a d’abri. En outre pouvez-vous faire durer le hangar ? Non ! prenez donc votre parti de laisser bâtir avec ses ruines des cabanes qui protégeront et bienheureront leurs habitans. Que voulez-vous faire des provinces et des nationalités chrétiennes de l’empire ottoman qui ne peuvent pas se réunir pour faire un grand empire ? Les donner à la Russie ? Vous avez fait une grande guerre pour l’empêcher. Les donner moitié à la Russie et moitié à l’Autriche : à l’une toute la Mer-Noire et Constantinople, à l’autre toutes les côtes septentrionales de l’Archipel et toutes les côtes orientales de la Mer-Adriatique ? Vous bouleversez l’équilibre européen. Ne voulant pas donner ces nationalités chrétiennes à des voisins puissans qu’elles rendraient plus puissans encore, faites comme pour la Belgique, donnez-les à elles-mêmes. Quand même elles ne se gouverneraient pas bien, elles auraient de la peine à se gouverner plus mal que ne fait la Porte-Ottomane.

J’ai lu bien des livres sur la question d’Orient, et plus je l’ai étudiée, plus je me suis convaincu que la question d’Orient n’était pas un nœud gordien qu’on puisse trancher d’un seul coup ; c’est un chapelet qu’il faut défiler grain à grain : aussi, chaque fois que je vois perdre l’occasion de mettre un grain à part et en sûreté, je m’afflige de l’à-propos perdu. Tout expédient manqué est un embarras pour l’avenir. Je sais bien que quelques personnes croient que faire manquer les expédiens partiels, c’est faire l’une ou l’autre de ces deux choses, dont aucune ne leur déplaît : ou bien, en grossissant les embarras de l’avenir, préparer aux voisins une meilleure pêche en eau trouble le jour où l’Europe sera inattentive ou occupée ailleurs, ou bien faire de la Turquie le pis aller inévitable de la question d’Orient. Mauvaise politique, je le crains, parce qu’elle procède de calculs intéressés. Aux ambitieux je me hasarde à dire humblement : Que craignez-vous ? le jour où l’Europe sera inattentive ou préoccupée, vous serez nécessairement, et quoi qu’il arrive, les maîtres de l’Orient, que vous, soyez ce jour-là en face de la débilité mourante de l’empire ottoman ou en face de la débilité naissante des petits états. À ceux qui disent que l’existence de l’empire ottoman est la combinaison qui donne le moins d’embarras et de soucis à l’Europe, je réponds que cette existence deviendra chaque jour plus difficile, comme celle d’un malade qui empire, qu’elle créera par conséquent chaque jour des embarras à ses patrons, que la moindre insurrection, la moindre émeute orientale deviendra une question européenne. J’estime fort le proverbe italien qui dit qu’on ne se tire pas d’une difficulté sans difficulté ; mais, cela veut dire qu’il faut tâcher de substituer la difficulté moindre à la difficulté majeure : or de toutes les difficultés orientales le maintien intégral de l’empire turc est la plus grosse.

J’ai lu, il y a déjà longtemps, un poème en vers latins sur la chute de Constantinople en 1453, fait par un Italien nommé Pusculo : il avait été un des défenseurs de la ville, prisonnier des Turcs, esclave pendant quelque temps ; enfin il avait été racheté, et il employa les loisirs de sa vieillesse à raconter en vers assez mauvais, mais fort curieux, la chute de l’empire grec et les causes de cette chute. Ce poème semble avoir été écrit hier, tant il s’applique exactement à l’état de la Turquie, tant l’agonie de la Constantinople chrétienne ressemble à l’agonie de la Constantinople musulmane. Une des causes principales de la chute des Grecs en 1453, c’est qu’ils a’ont jamais pu croire que l’Europe consentirait à laisser Constantinople tomber aux mains des Turcs. Nous n’avons pas besoin, disaient les Grecs, d’implorer l’Europe ni d’acheter son alliance par aucune concession ecclésiastique. L’Europe sait qu’elle est perdue, si Mahomet est maître du Bosphore : elle nous défendra par nécessité, et son intérêt nous répond de son zèle à nous secourir. Notre destin, quel qu’il soit, fixera le destin de l’Europe :

… Medios certaminis hujus
Queis regnum Europae caderet fortuna datores
Nos posuit…


Les Grecs avaient raison : ils devaient en mourant nommer le maître de l’Europe, et peu s’en fallut en effet que la chute de Constantinople ne rendît Mahomet II maître de l’Europe. Pendant plus d’un siècle, la conquête turque a menacé l’Occident ; mais les Grecs aussi se trompaient à force d’être bons politiques. L’Europe avait assurément un grand intérêt à sauver Constantinople du joug des Turcs ; mais l’Europe en même temps était fatiguée d’avoir toujours à sauver un empire toujours expirant : de plus, l’Europe au XVe siècle était occupée de ses querelles intérieures ; elle laissa donc tomber Constantinople. Je crains que les Turcs en ce moment ne soient aussi raffinés politiques que l’étaient les Grecs du XVe siècle, et que cette extrême sagacité ne les trompe comme elle a trompé leurs devanciers byzantins. Oui, l’Europe ne veut donner l’empire du Bosphore à personne, parce qu’elle craint que le maître du Bosphore n’aspire à être celui de l’Europe. Quiconque étendra donc la main sur la Turquie, l’Europe, si elle a sa liberté d’action, tâchera de le réprimer. Mais cette jalousie de l’Europe fait-elle une force capable de soutenir l’empire ottoman ? N’avoir pas d’héritiers n’est pas une raison pour ne pas mourir. Si l’empire ottoman a de quoi se rajeunir et de quoi revivre, l’Europe assurément, moins quelques rêveurs chrétiens et libéraux parmi lesquels je sollicite une petite place, l’Europe assurément ne demanderas mieux que de laisser les Turcs occuper inutilement les plus beaux pays du monde et continuer à paralyser le Bosphore ; mais cela se peut-il ? La réforme peut-elle faire ce miracle ? l’a-t-elle seulement commencé depuis dix-sept ans ? M. Viquesnel n’hésite pas à dire que l’empire ottoman ne peut pas vivre, s’il ne se réforme pas. J’admets cette conclusion ; seulement, et d’après les renseignemens mêmes pris dans l’excellent ouvrage de M. Viquesnel, j’ajoute à cette conclusion ce terrible point d’interrogation : La réforme est-elle exécutée ? est-elle exécutable ?

Je m’aperçois, en finissant, que je n’ai pas suffisamment appelé l’attention du public sur l’ouvrage de M. Mathieu que j’ai souvent cité : la Turquie et ses différens peuples. Ce livre est le meilleur résumé que je connaisse de l’histoire de la Turquie et de sa situation actuelle ; il est clair, précis, exact, et M. Mathieu me paraît juger l’état des choses et l’avenir avec un grand bon sens. Il est un autre ouvrage encore auquel j’aurais voulu rendre justice, c’est une brochure en allemand, intitulée les Réformes en Turquie, que l’auteur, M. Stratimirovics, m’a adressée de Styrie. Cette brochure, écrite en 1856, prévoyait et prédisait d’avance tous les embarras que la Turquie a donnés depuis deux ans à la diplomatie européenne. J’ai eu enfin communication de documens et de réflexions manuscrites dont je voudrais remercier les auteurs, en leur montrant que j’ai profité de leur obligeance pour mon instruction. Je reviendrai plus tard sur ces divers ouvrages, à mesure que l’expérience sera venue démentir les espérances des théoriciens de la Turquie réformée.


SAINT-MARC GIRARDIN.


  1. Voyage dans la Turquie d’Europe, p. 427.
  2. Ibid., page 408.
  3. Ibid., page 265-266.
  4. Ibid., page 265.
  5. Ibid., page 274.
  6. Ibid., page 283.
  7. Ibid, page 267.
  8. Ibid., page 208.
  9. Ibid., page 292.
  10. Ibid., page 237.
  11. Ibid., page 236.
  12. Je trouve dans le premier volume de la Turquie et ses différens peuples, par M. Henri Mathieu, que le sultan Amurat III, qui régna dix-neuf ans, de 1575 à 1595, eut cent trente-deux enfans. Il est vrai que cette nombreuse famille des sultans n’est pas destinée à augmenter la population. C’est à Amurat III qu’une Circassienne disait un jour : « De quoi te servira d’être père ? Tes fils ne sont pas destinés à demeurer sur la terre, mais à peupler des tombeaux. » L’usage en effet était, à chaque avènement de sultan, de tuer tous les enfans du sultan précédent, c’est-à-dire tous les frères du nouveau sultan, et de réduire ainsi la famille impériale à une tête pour empêcher toute tentative d’usurpation.
  13. Voyage dans la Turquie d’Europe, page 76-77.
  14. Voyage dans la Turquie d’Europe, page 164.
  15. La Turquie et ses différens peuples, par M. Henri Mathieu, t. II, p. 194-195.
  16. Voyage dans la Turquie d’Europe, p. 224.
  17. La Turquie et ses différens peuples, t. II, p. 209.
  18. Ibid., page 225.
  19. Ibid., page 227.
  20. La Turquie et ses différens peuples, pages 228-229-230.
  21. Ibid., page 232.
  22. La Turquie et ses différens peuples, page 233.
  23. Banquier arménien.
  24. Voyage en Turquie, page 25S.
  25. Notice sur la Turquie.
  26. Voyage en Turquie, page 214.
  27. Voyage en Turquie, page 215.
  28. M. H. Mathieu, tome II, page 183.
  29. Voyage en Turquie, page 405.