CHAPITRE XIII

LE COUP DE FOUDRE

« Les années passaient et il nous semblait que c’était toujours le printemps dans nos amours : toujours des aurores d’un jaune doré ; des soleils resplendissants et bienfaisants ; des couchers or et pourpre ; des nuits bleutées, mystérieuses ; des lunes toujours argentées, toutes grandes ; des fleurs partout et toujours ; toujours des alizés favorables. C’est en ces termes que je puis comparer les années qui s’étaient écoulées depuis notre union. Andrée jouissait d’une santé florissante. Dans la trentaine, elle avait cette grâce et cette beauté du plus bel âge de la vie de la femme quand le bonheur lui sourit, et le bonheur lui souriait toujours. Elle semblait mirer constamment son sourire affectueux dans une glace qui reflétait le bonheur tout autour d’elle. Elle avait encore cette grâce souple de la jeune fille qui n’a qu’un amour et qui rapporte tout à cet amour ; elle avait cette beauté de la jeune femme pour qui l’amour sourit toujours à la pensée de l’époux.

« Vous connaissiez, mes chers amis, tout notre bonheur et notre vie heureuse ; je vous en faisais part si souvent dans nos rencontres fréquentes. Mais vous vous rappelez aussi comme parfois je m’attristais et que je paraissais jaloux d’un bonheur dont j’étais privé et que certains d’entre vous possédaient, entre autres Louis Vincent, Oscar Labelle et Jean Bruneau à qui j’exprimais souvent mes sentiments de jalousie. C’était là la seule ombre, et combien grande je la trouvais, dans le bonheur et la vie heureuse que me procurait mon union avec Andrée. Je n’enviais pas vos succès dans la pratique de la médecine, car le sort m’avait peut-être plus favorisé que vous sous ce rapport. Je jouissais de la plus belle pratique qu’un médecin de la campagne puisse désirer. Je n’enviais pas votre santé parce que j’étais peut-être plus vigoureux que vous tous. L’air des champs, le parfum des fleurs, des foins coupés, des moissons fauchées me valaient plus que votre air confiné des villes. Je jouissais des plaisirs et des agréments de la campagne, car, en même temps que médecin, j’étais devenu gentilhomme-fermier. J’avais des fermes dont je surveillais la culture et l’automne me comblait de bonheur quand je voyais mes granges se remplir jusqu’au faîte. J’étais horticulteur et mes jardins conservaient toujours les fleurs les plus rares pour en faire hommage à mon Andrée. Le souvenir de ma jeunesse pendant laquelle j’aimais tant cueillir les fleurs pour en faire des bouquets à ma petite amie m’était resté vivace. J’étais éleveur et mes écuries regorgeaient de chevaux et de bestiaux de prix ; dans mes poulaillers, les plus beaux types de volailles picoraient.

« Je ne vous enviais aucun de ces biens. J’étais comblé des biens de la terre. Que pouvais-je donc désirer davantage ? Que pouvais-je vous envier, mes amis, qui demeuriez dans une ville, privés de tous ces biens que vous auriez pu souhaiter ? Je désirais, bien plus que tout cela, la récompense promise aux époux fidèles. Hélas ! étais-je maudit pour avoir tant fait souffrir autrefois ma chère Andrée ? Qu’étaient-ce que toutes ces richesses dont je jouissais comparées à la joie de posséder le vrai trésor de la famille chrétienne ? Oh ! comme mon Andrée était belle et combien je l’aimais ! Aurais-je pu jamais la trouver plus belle ? Aurais-je pu jamais l’aimer davantage ? Impossible. Je n’aimais plus maintenant que deux choses sur la terre : mon Andrée, mon épouse tendrement chérie et mes malades. L’intérêt que je portais à ces derniers égalait presque l’amour sans bornes que j’avais voué à mon Andrée. Je pense souvent encore à la joie que j’éprouvais quand, à toute heure du jour et de la nuit, je répondais hâtivement à l’appel de quelque souffrance. Les pluies torrentielles, les chemins boueux, les grands froids, les bourrasques de l’hiver le plus rigoureux, l’horreur des nuits ténébreuses n’avaient jamais mis un frein à mon ardeur, à ma hâte. Je courais au chevet de mes malades parce que je les aimais de l’amour passionné qui anime le médecin consciencieux. Pauvres ou riches, ils m’étaient tous également chers. Les uns et les autres m’inspiraient autant de pitié et d’intérêt. Je ne demandais jamais d’argent aux pauvres et peu aux riches ; je prenais généralement ce qu’on me donnait. Souvent j’offrais mes soins gratuitement ; souvent je distribuais les remèdes sans exiger de rétribution et souvent aussi, en face de la misère et de la pauvreté, je laissais discrètement quelques piastres sur la table ou sur le lit avant de me retirer. J’éprouvais autant de joie et de bonheur à soulager la misère que la maladie. J’étais heureux quand je partais de ma demeure parce que j’allais accomplir une œuvre de charité ; j’étais heureux quand j’y revenais parce que je retrouvais les tendresses de mon Andrée. Ma chère Andrée aimait mes malades autant que moi. Elle s’intéressait à eux, à leur santé, à leur bien-être. Elle avait une prédilection toute spéciale pour les enfants, surtout les petits miséreux qu’elle choyait même. Tous les jours, pendant mes courses au loin, elle les visitait, leur apportait des fruits, des gâteaux. Elle se plaisait même à les débarbouiller pour leur essayer ensuite des petites robes d’indienne, ou des petites culottes qu’elle confectionnait durant les longues soirées qu’elle passait seule.

« Sa charité me faisait aimer davantage Andrée. Je la trouvais aussi bonne, aussi aimable que belle. Mais je lui désirais encore une autre beauté, celle d’être mère. Oh ! beauté céleste que celle de la mère ! Elle excite la jalousie des anges même ! En effet y a-t-il quelque chose de plus charmant, de plus beau que le groupe vivant d’une mère tenant son enfant au sein ? Y a-t-il de plus beaux yeux, remplis de plus de tendresse, que ceux de la mère quand elle sourit à l’enfant qu’elle a placé sur ses genoux et qu’elle lui prodigue les caresses qu’il demande en agitant ses petits bras, ses petites jambes. Elle sent qu’elle va revivre dans son enfant et cette idée l’anime d’une flamme qui l’auréole autant que la couronne des martyrs et des saints. Oh ! j’aurais trouvé mon Andrée cent fois, mille fois plus belle si la maternité lui avait donné ces charmes qu’elle semblait obstinément lui refuser. Mon amour pour elle aurait grandi de l’amour que j’aurais eu pour mes enfants, et le sien ne se serait-il pas accru de l’amour pour nos chérubins ? Mes amis, le trésor que je vous enviais c’était le fruit de la maternité. J’aurais voulu des enfants à remplir ma grande maison. Je les aurais aimés pour leur gazouillement, leur babil, leurs cris, leurs bruits, leurs tapages. Avoir des petites blondes qui auraient ressemblé à leur mère, avoir des petits bruns qui auraient perpétué mon nom, c’eût été mon bonheur, le comble de mes joies, et je ne vous aurais plus rien envié. Que je vous trouvais heureux, vous qui aviez des enfants !

« Sincèrement chrétienne et dévote, mon Andrée suppliait constamment le ciel de bénir notre union par la récompense promise aux élus de la terre : « Croissez et multipliez-vous ! » Elle priait ; elle multipliait ses pèlerinages aux sanctuaires où les mères chrétiennes vont s’agenouiller dévotement pour obtenir la réalisation de leur rêve. Dans toute notre atmosphère de calme et de félicité, nous désirions un lien qui resserrât davantage, si c’était possible, notre amitié et notre amour. Nous avions un idéal sublime : nous pencher tous les deux ensemble au-dessus d’un berceau pour sourire au bébé qui nous tendrait ses petits bras. Hélas ! le rêve était trop beau ; il ne se réalisait pas. Tout près de cinq ans que nous étions mariés et jamais encore nous n’avions vu la cigogne voltiger au-dessus de notre demeure. Cependant tous les soirs nous lui préparions un nid bien ouaté, bien chaud pour l’attirer ; et tous les matins au réveil, nous nous imaginions l’avoir vue s’envoler du nid après y avoir déposé un bébé tout joufflu, tout rose. Hélas ! ce n’était qu’un rêve ; la cigogne n’était pas venue, et nous étions malheureux dans notre bonheur même.

« Un jour j’avais appelé Louis Vincent en consultation pour aller au loin auprès d’une malade. Tu t’en souviens, n’est-ce pas, Louis ? c’était en hiver. Durant l’après-midi, la neige commença de tomber à gros flocons ; puis dans la soirée, le vent souffla en bourrasques, poussant avec rage la neige qui s’amoncelait en bancs énormes à de certains endroits dans le chemin. La nuit devint d’une noirceur d’encre et la poudrerie de plus en plus aveuglante. Andrée, effrayée par la tempête qui ne cessait de gronder, et craignant qu’il ne m’arrivât quelque accident, ne voulut pas se mettre au lit avant mon arrivée. Elle prépara une infusion de thé noir pour réchauffer mes membres certainement transis par le froid et l’humidité. Elle bassina le lit et activa le feu dans le gros poêle à fourneau. Puis elle prit sa corbeille à ouvrage de fantaisie et vint s’asseoir près de la fenêtre, tout contre la table sur laquelle elle déposa la lampe sans abat-jour, pour que des rayons plus brillants pussent traverser le givre attaché aux vitres et guider plus facilement celui qu’elle attendait avec tant d’anxiété et d’impatience.

« Les heures passaient et ma pauvre Andrée combattait difficilement le sommeil. Ses paupières s’alourdissaient ; sa tête s’inclinait et se relevait par soubresauts. Il était tard, très tard, quand le mari de ma patiente, conduisant avec difficulté son cheval fatigué et couvert de frimas, nous déposa à la porte de ma demeure que j’ouvris tout doucement pour ne pas éveiller mon Andrée chérie que je croyais endormie dans son lit sous les couvertures bien chaudes. Nous pénétrâmes à pas de loup dans le boudoir pour en éteindre la lampe fumeuse. En arrivant près de la table nous nous arrêtâmes brusquement devant le tableau le plus saisissant, le plus émouvant que j’aie jamais vu. Andrée, mon Andrée adorable, la tête appuyée sur son bras replié sur la table, dormait d’un sommeil profond et elle souriait comme dans un rêve charmant. D’une main elle tenait un morceau de broderie ; de l’autre, une aiguille enfilée d’un brin de soie blanche. Sur la table à quelques pouces de sa tête dorée, elle avait aligné symétriquement une paire de petites chaussettes blanches comme de la neige, des petites chemises de toile fine et une longue robe d’enfant toute brodée. Nous restâmes longtemps en contemplation devant ce tableau tout resplendissant de vie future. Oh ! comme elle était belle dans son sommeil, mon Andrée ! comme son sourire me promettait d’espoirs ! et comme ces petits objets de toilette enfantine me réjouissaient le cœur !

« Tout à coup, le vent siffla avec rage, en poussant des paquets de neige contre les vitres qui résonnèrent avec un bruit éclatant. Andrée s’éveilla en sursaut. En m’apercevant avec mon ami Louis, elle rougit et étendit ses deux mains pour ramasser ces menus objets révélateurs de son secret. Plus prompt qu’elle, je saisis, de mes deux mains encore froides, ses deux mains blanches et fines avant qu’elles ne pussent atteindre, pour les cacher, ces petits vêtements de bonheur et d’avenir. Je fixai longtemps ses beaux yeux tout brillants de joie et de surprise, et avant même que je ne l’aie interrogée, elle semblait répondre à mon ami Louis : « oui, c’est vrai ; oui, c’est vrai ». Je tombai à genoux devant elle et lui baisai les mains mille fois. Je ne pus lui répondre ou l’interroger que par mes larmes qui coulaient abondamment. Enfin je me relevai et saisis mon Andrée dans mes bras, lui couvrant le front, les yeux et la bouche de baisers ardents. J’allai la déposer dans le lit tout chaud qu’elle m’avait préparé et où elle s’endormit en souriant à l’enfant qu’elle paraissait déjà dorloter.

« Tu n’envieras plus notre bonheur, me dit Louis tout surpris de la découverte. Je te trouve bien cachottier, heureux Michel. Pourquoi ne nous as-tu pas annoncé cette nouvelle plus tôt ; les bons amis t’en auraient félicité chaudement ». — « Les rois, lui ai-je répondu, et les grands de la terre se font gloire et honneur d’annoncer longtemps à l’avance la naissance d’un héritier, mais nous, simples mortels, nous ne devons nous réjouir de notre bonheur qu’entre époux. Oh ! mon bon Louis, tu ne peux mesurer l’étendue de notre bonheur. C’est le comble de toutes les joies, de toutes les félicités. Mon Andrée est belle maintenant, ornée de toutes les grâces de la conception, et bientôt elle aura tous les charmes de la maternité auxquels je ne trouve rien qu’on puisse comparer sur la terre. Peut-être au ciel seul y a-t-il quelque chose de plus beau, mais je n’envie pas encore le ciel pour mon Andrée.

« Les mois qui suivirent nous parurent à tous deux d’une longueur interminable, non pas qu’Andrée fût malade ou qu’elle éprouvât quelque malaise dû à sa position. Jamais elle n’avait été aussi gaie, aussi affectueuse. Sa santé paraissait plus florissante que jamais. Andrée prenait même de l’embonpoint apparent. Elle travaillait constamment et désormais ouvertement à son petit trousseau, et cependant elle trouvait encore le temps de confectionner des vêtements pour les petits miséreux qu’elle n’oubliait pas et qu’elle visitait encore fréquemment. Souvent même je lui faisais des reproches de se fatiguer un peu trop ; mais il lui semblait toujours qu’en faisant l’aumône ou la charité, elle n’en serait que plus heureuse dans l’enfant qui devait naître bientôt.

« Malheureusement, et depuis je l’ai compris amèrement, je me suis laissé tromper grossièrement par les apparences. Ces marques d’affection plus tendres qu’elle me prodiguait, n’étaient certes pas mensongères, car nous nous aimions trop sincèrement tous les deux pour qu’elle dissimulât à ce point et qu’elle ne fût pas toujours vraie dans ses affections. En admettant même les bizarreries et les changements profonds de caractère qui font quelquefois de la femme enceinte un tout autre être, jamais mon Andrée adorée, avec son tempérament toujours égal, son éducation supérieure, se serait laissé dominer par ces fantaisies capricieuses qu’on rencontre surtout chez les névropathes. Oui, je le comprends aujourd’hui, son amour, notre amour à tous deux, devrais-je dire, nous a perdus et a été la cause première de notre malheur. C’est par amour qu’Andrée a dû me cacher tous les malaises, toutes les indispositions qu’elle devait éprouver. Elle a craint de m’inquiéter et de me faire négliger quelquefois mes malades en me dévoilant des choses que j’aurais dû connaître et que j’aurais dû surtout rechercher minutieusement, choses sur lesquelles j’insistais tant chez mes malades dans la même position que mon Andrée. Sa gaieté devait être le plus souvent factice. Son état, qui paraissait si florissant et qui semblait se manifester par un certain embonpoint, n’était-il point le résultat d’un mauvais fonctionnement de ses reins ? Par les marches fréquentes qu’elle faisait sous prétexte de prendre l’air ou de se reposer de la lassitude occasionnée par ses longs travaux de couture, Andrée ne cherchait-elle pas à dissiper les maux de tête qu’elle devait éprouver souvent ? Hélas ! que j’ai été fou ! que j’ai été coupable ! Hélas ! j’ai fait ce que trop de médecins font trop souvent ; je traitais bien mes autres malades, je les questionnais ; je les surveillais, mais je négligeais mon épouse en me fiant trop à ses belles apparences. Vivant toujours avec elle, l’aimant toujours ardemment, la voyant toujours si gaie, jamais je n’aurais pu croire qu’elle fût aussi malade, et j’ai négligé de faire toutes les recherches, tous les examens qui s’imposent chez la femme enceinte, même quand elle semble ne présenter rien d’anormal, rien de particulier. Mon amour m’aveuglait, et tous les deux nous ne pensions qu’au bonheur qui se faisait trop attendre sans penser suffisamment aux accidents qu’une telle félicité pouvait cacher. Nous ne causions plus que de la naissance du petit être que nous désirions depuis si longtemps. Rien autre ne nous troublait ; nous ne rêvions qu’à lui, et les jours nous paraissaient si longs et les nuits si interminables. Nous allions gaiement notre chemin en aveugles, sans soucis des dangers qui nous menaçaient, sans crainte des précipices que nous frôlions innocemment, cachés qu’ils étaient par les milliers de fleurs variées et odorantes qui en ornaient les crêtes et en cachaient les profondeurs. Si mon exemple malheureux pouvait profiter à toutes les femmes, à tous les époux, à tous les médecins, j’en rendrais grâce au ciel, car le nombre des femmes qui meurent du fait de leur grossesse diminuerait énormément, disparaîtrait même complètement et bientôt la mortalité maternelle ne serait plus qu’un fait du passé. L’arbre, qui donnerait les fruits mûrs, serait toujours debout, vivace et verdissant pour protéger de son ombre les nouvelles boutures, les jeunes pousses. Trop longtemps, trop souvent les couvertures, qui devaient réchauffer les petits membres de l’enfant naissant, se sont changées en suaire pour envelopper le corps glacé de la mère. Ce n’est pas à la naissance de l’enfant que le tombeau de la mère doit se refermer. Les premiers cris de l’enfant ne doivent pas être le prélude des lamentations et des sanglots. Oh ! si mon malheur pouvait éclairer les mères et les médecins, je le crierais bien haut. Je monterais sur le faite des montagnes, et de toutes les forces de mes poumons et au moyen d’un haut-parleur puissant, je lancerais des appels à la sagesse et à la prudence. Je proclamerais les bienfaits de la surveillance de la femme enceinte. J’en appellerais à la sagacité et à l’honnêteté des médecins. J’aurais des mots puissants et émouvants pour toucher le cœur des futures mères. Il me semble que je ferais vibrer toutes les cordes de l’amour maternel, résonner toutes les fibres du cœur de la femme. Je leur ferais si bien sentir toute la valeur de leur santé et de leur vie que pas une d’elles n’oserait plus affronter les dangers d’une gestation non suivie. Y a-t-il réellement des dangers pendant la gestation et la parturition ? Non, absolument pas. En tout cas, il est si facile de les éviter, de les prévenir que toute femme devrait être heureuse de se voir renaître, de se voir continuer dans son enfant. Les dangers naissent de l’inobservance des règles de l’hygiène. La naissance de l’enfant, quand on a fait de la puériculture prénatale, c’est l’épanouissement de la vie, c’est une fleur de plus à la plante qui n’en sera que plus belle, plus vivace ; c’est l’élargissement de la famille avec des joies plus grandes, plus nobles. La naissance de l’enfant ne doit coûter à la mère que des douleurs qui seront vite oubliées quand elle portera son rejeton au sein pour lui continuer la vie. La mère c’est le noyau de la famille. Sans elle qu’est-ce que la famille, qu’est-ce que la vie ? Si toute femme, toute mère le comprenait, jamais plus il n’y aurait d’orphelin au berceau. Et surtout si tous les médecins le comprenaient, s’ils le prêchaient et s’ils pratiquaient en conséquence, la mère serait toujours là pour abriter de son ombre l’enfant qui la désire incessamment et qui réclame tous ses soins. Et tout le premier, moi-même, si je l’avais compris, je n’aurais pas à me frapper la poitrine en disant mea culpa, mea culpa. Ah ! j’ai pleuré depuis des années, qui m’ont paru des siècles, cette faute que je ne me pardonne pas. Que mon exemple malheureux serve aux mères, qu’il serve aux médecins. La mère qui n’a pas fait de prophylaxie, de puériculture prénatale, que laissera-t-elle à son enfant si le malheur lui en veut et que la mort vienne la faucher quelques années plus tard ? Des millions ou des milliers de dollars ? Non, hélas ! pas même la santé.

« Mes bons amis, vous me comprenez, vous qui pratiquez honnêtement. Je vous fais là des dissertations bien inutiles, mais je vous cause comme si mes paroles devaient traverser les murs de cette enceinte pour arriver jusqu’aux oreilles des intéressés.

« Enfin, il naquit, l’enfant, le messie que nous attendions depuis si longtemps. Ma chère Andrée avait été courageuse et avait montré dans cette circonstance toute la grandeur de son âme et toute la bonté de son cœur, me souriant même au milieu de ses angoisses. Aux premiers vagissements de l’enfant, elle avait déjà oublié toutes ses douleurs, et son sourire s’épanouissait de toute la joie que je ressentais. J’étais fou de joie et je ne savais comment manifester tout mon bonheur. Je ne cessais d’embrasser mon Andrée, de l’étreindre dans mes bras et de contempler le petit être qui lui ressemblait déjà. Deux heures plus tard, Andrée, reposée et belle comme elle n’avait jamais été, regardait avec orgueil et bonheur l’enfant richement emmailloté et couché près d’elle. Les beaux yeux bleus de mon Andrée brillaient d’un éclat plus vif ; ils étaient pleins de reflets du bonheur et de la tendresse. Son sourire était l’expression vivante de toutes les grâces et de toutes les joies de la maternité, et sa main se tendait vers le petit être dans une caresse attendrissante. Oh ! comme la joie se manifestait dans toute l’expression de ses traits, beaux comme une aurore radieuse.

« Veux-tu, me dit-elle en regardant avec attendrissement le bébé qui semblait lui sourire déjà, que nous l’appelions Andrée comme moi ?

« Avant que j’eusse le temps de lui répondre, ma chère Andrée, la mère de notre petite Andrée jeta un cri qui me fit frémir et me glaça d’effroi : « Oh ! ma tête, ma tête ». Et ses yeux clignotaient, les globes oculaires roulaient dans les orbites, la face grimaçait ; la contracture des muscles se généralisait, la figure devenait bleue, noire, tuméfiée et puis des mouvements désordonnés secouaient tout le corps, la bouche se teintait d’une écume sanguinolente… Oh ! assez, assez de cette description effrayante qui m’a laissé dans l’idée un cauchemar éternel. C’était la crise d’éclampsie dans toute son horreur. C’est alors que je compris toute la profondeur de ma faute, de mon crime, et que je me frappai violemment la poitrine en disant : mea culpa, mea culpa. Les convulsions se répétèrent avec une intensité effroyable. Je tentai, hélas ! trop tard, tout ce que la médecine pouvait m’offrir de ressources. J’appelai d’autres confrères ; mais tout fut inutile. C’était la fin dans une affreuse agonie. C’était l’écroulement de tout notre bonheur. Mon Andrée que j’avais tant aimée expirait et mon amour aveugle, mon insouciance l’avaient tuée. J’avais désiré la vie et j’avais, par mon imprévoyance, ouvert la porte toute grande à la mort. Marin insouciant, je n’avais pas veillé au grain ; un tourbillon de vent est survenu, roulant le tonnerre dans ses flancs ; et la foudre, s’en détachant, avait déchiré le grand mât de mon navire qui vogue maintenant à la dérive. Si je n’avais pas eu la vie du petit mousse à protéger il y a longtemps que je l’aurais laissé sombrer sur les brisants.

« Andrée serait morte de toute maladie, j’en aurais eu une peine inénarrable, incommensurable ; j’aurais pleuré abondamment ; j’aurais gémi lamentablement, mais j’en aurais fait mon deuil, mon sacrifice à la fin, parce qu’il faut mourir un jour, se séparer tôt ou tard, car la mort ne mesure pas nos jours aux heures de bonheur ou de tristesse. Mais mourir parce qu’on a porté la vie dans ses flancs, parce qu’on a donné le jour à cette vie, c’est incompréhensible ; mais mourir parce qu’un époux médecin n’a pas été assez intelligent pour prévenir la catastrophe, c’est horrible. Que la femme d’un médecin meure d’éclampsie ou d’infection puerpérale, c’est une abomination. Comprenez-vous maintenant, mes amis, la douleur et le remords qui me poursuivent incessamment depuis ? Il me semble que je suis un assassin, un réprouvé, un maudit qui n’a plus qu’à traîner ses lourdes chaînes à travers une vie trop longue, trop accablante. Parfois je m’imagine qu’une malédiction est suspendue sur ma tête comme une épée de Damoclès, pour les pleurs que j’ai fait verser à mon Andrée dans mes moments d’oubli et de parjure ; mais je n’ai pas sitôt souhaité qu’elle me tombe dessus que les yeux attendris de mon enfant m’apparaissent et éloignent de moi l’idée de la mort que je désirerais comme un refuge à mon martyre de tous les jours. Souvent cependant j’appelle la mort à grands cris ; malheureusement elle ne me répond pas. Comment une pareille chose, un si grand malheur pouvaient-ils m’arriver sans que j’en mourusse ? On peut donc enlever la cervelle et le cœur de l’homme et le laisser vivre encore. Pourquoi un crime si énorme peut-il rester si longtemps impuni ? La prolongation de ma vie misérable n’est-elle pas une parcelle de l’expiation de mon forfait ? Je vis pour expier, mais je voudrais expier plus cruellement encore. Dans mes jours les plus sombres, seuls les vagissements ou le babil de mon enfant m’ont raccroché à la vie. Dans ses beaux yeux bleus, dans ses cheveux dorés, je retrouve mon Andrée et le souvenir qu’elle m’a laissé de la garde de notre enfant. Parfois je me reprends à la vie quand je contemple cette image de ma disparue si chérie. Je n’ai plus vécu que pour mon enfant.

« Oh ! mes bons amis, j’espère que vous me pardonnerez d’avoir jeté un voile de tristesse sur ce banquet du souvenir auquel je vous avais conviés dans l’espoir de retrouver avec vous les gais épisodes de notre vie d’étudiants ; mais, hélas ! la vie est ainsi faite que trop souvent la tristesse vient assombrir les joies que nous nous promettions, le bonheur que nous souhaitions. »

12 octobre 1931.
FIN