CHAPITRE XXIV.

Struggle for Life


Reçu avocat depuis quatre mois seulement, Édouard faisait son chemin rapidement et sûrement.

Au palais, il était très écouté des juges, auxquels il plaisait par la manière habile et claire avec laquelle il savait exposer une question et par le soin qu’il mettait à préparer ses causes.

Cette satisfaction des juges et des plaideurs et l’estime grandissante de ses confrères avaient leur retentissement dans la bienveillance de ses patrons. Ils venaient de lui en donner une preuve substantielle en augmentant son salaire. Désormais, il gagnerait cent dollars par mois.

Cette augmentation, il la méritait bien, car il travaillait consciencieusement : le premier arrivé au bureau, il se mettait vite à l’ouvrage ; toujours empressé et de bonne humeur, il plaisait à tous par son entrain infatigable ; étudiant les questions de droit avec calme et prudence, il faisait rarement fausse route ; quand il partait du bureau, un des derniers, le soir, il avait généralement une bonne journée à son actif.

Loin de se laisser tourner la tête par son succès naissant, Édouard ne s’abandonnait pas à cet infécond et paralysant contentement, où se perdent un trop grand nombre : il ne croyait pas n’avoir plus rien à faire et que le succès qui couronnait ses premiers efforts fût la consécration de la gloire et de la fortune. Il ne s’enorgueillissait pas outre mesure, non plus, de ce qu’il lui arrivait d’heureux et accueillait les premiers sourires de la fortune en garçon d’esprit.

Pour l’avocat qui réussit, il y a deux écueils : la satisfaction prématurée de soi et la cessation de tout travail ou l’abandon de tout le reste pour l’étude trop exclusive et étroite de l’étude du droit. Édouard fuyait également ces deux écueils, il travaillait d’autant plus qu’il réussissait mieux.

Il demeurait aussi l’esprit ouvert à tous les courants intellectuels. Il ne voulait pas devenir uniquement une machine à dicter des pièces de procédure et à plaider, ni s’éveiller, un jour, comme certains, vingt ans en arrière de son siècle.

Il se mêlait donc activement au mouvement intellectuel et suivait avec intérêt l’évolution sociale et la marche des événements politiques.

Il avait eu l’occasion de donner quelques conférences et de prononcer quelques discours, et il en avait profité, estimant que c’est chose fort bonne, que de prendre contact avec le public.

Il y a à cela trois avantages : d’abord le plaisir qu’on en éprouve ; puis, le profit pour soi-même, que procure ce travail et l’exercice de la parole ; et, enfin, la réputation de bon aloi qu’on acquiert ainsi.

Car il est très légitime de se faire une réclame de cette sorte : ce sont là des témoignages de savoir et de travail qu’on est justifiable de donner au public, pour qu’il sache ce qu’il peut attendre de nous, et pour que nous sachions, à notre tour, ce que nous pouvons espérer de lui.

Édouard commençait donc à se faire connaître par la plume et par la parole, préludant ainsi aux luttes qu’il serait peut-être appelé à livrer devant ce tribunal dont relèvent tous les autres, celui de l’opinion publique.

Au point où il en était rendu, il pouvait regarder l’avenir avec confiance et ne pas être téméraire en formant des projets auxquels il associait Blanche.

Sans avoir connu la jeune fille par lui-même très longtemps, il savait tout ce qu’elle valait : on n’est pas élevé dans le même village, sans se connaître un peu, au moins par oui-dire ; et puis l’amitié qui l’unissait à Marie-Louise lui était un garant qu’il ne se trompait pas dans la haute estime et l’amour qu’il avait pour elle.

Depuis une couple de mois déjà, les parents de l’un et de l’autre amoureux étaient au courant, et Édouard devait faire la demande officielle au prochain voyage qu’il ferait à Saint-Germain.

En attendant cette demande et toutes les formalités dont ces démarches s’accompagnent, il goûtait tout bonnement le bonheur d’aimer et d’être aimé ; et voici ce qu’il écrivait à sa petite payse :


Chère Blanche,

Quand je baisais vos yeux pleins de larmes et que votre tendre émoi me faisait découvrir votre amour et le mien, je ne réalisais peut-être pas encore tout le bonheur qui m’arrivait et quel trésor inestimable m’était échu ; et je ne savais pas, non plus, comme votre souvenir serait présent chaque jour auprès de moi, et ensoleillerait ma vie.

J’étais loin de me douter qu’après nous être aimés un printemps, sans penser au lendemain, nous pourrions si tôt mettre à exécution nos rêves de bonheur.

Et voilà que j’entrevois déjà le jour, où je pourrai vous avoir toute à moi et vous dire que je n’ai plus rien à désirer, puisque je vous possède.

La profession d’avocat n’a pas été trop-ingrate pour moi, et je suis maintenant assez sûr de ce qu’elle me réserve pour escompter l’avenir et commencer à marquer le moment qui nous unira l’un à l’autre pour toujours. Que diriez-vous des jours froids de janvier ?

C’est un peu tard, au gré de mes désirs, mais c’est assez tôt en regard des dictées de la sagesse pratique, qui nous ordonne de préparer d’abord notre nid pour cette existence nouvelle, que j’entrevois faite de joies parfois austères mais toujours incomparables, grâce à vous, et que je ne voudrais pas vous rendre pénible par trop de précipitation.

Pourtant, comme c’est la saison des nids et des frissons d’amour, je veux au moins fixer l’époque à laquelle nous bâtirons ; et lorsque viendra l’automne, regardant les arbres empourprés par la fièvre de la mort de l’été, nous verrons à leurs branches dégarnies pendre les lamentables restes des amours d’une saison et nous nous dirons qu’avant que les oiseaux n’aient relevé leurs nids, nous, nous aurons édifié le nôtre, chaud et capable de durer tous les étés qu’il plaira à Dieu.

Vous recevrez par le même courrier un petit écrin contenant le joyau qui sera le gage de nos fiançailles ; qu’il vous dise, chaque fois que vous le regarderez, que les pierres qui l’ornent sont infiniment moins précieuses que votre amour ne l’est pour moi.

Votre fiancé,
Édouard

Certain maintenant, de pouvoir réaliser à brève échéance son rêve de bonheur, Édouard s’était confié à sa mère dans une longue lettre où il lui avait dit son amour pour Blanche ; et il lui avait demandé la permission de donner une sœur à Marie-Louise, la priant d’approuver ses projets et de les bénir.

Sa mère lui avait répondu :


Mon cher fils,

Tu ne pouvais faire un meilleur choix ; je reconnais là la sagesse que tu as toujours montrée et tu me fais bien plaisir.

Blanche est une jeune fille douée des plus riches qualités du cœur et de l’esprit ; elle est industrieuse ; elle a reçue une instruction qui lui permettra de bien te comprendre et de sympathiser avec toi ; la formation que lui ont donnée ses parents en a fait une gentille enfant et une bonne chrétienne : tu ne pouvais donc rencontrer une meilleure compagne ni donner à Marie-Louise une sœur qui fût plus digne d’elle.

Je vois avec satisfaction que tu es assez raisonnable pour attendre au mois de janvier pour le mariage ; cela te donnera le temps de mieux préparer l’avenir, et tu observeras ainsi les convenances, après la mort de ton pauvre père.

S’il vivait encore, il t’aurait dit comme moi : va ! et sois aussi bon époux que tu as été bon frère et bon fils.

Je t’embrasse et je te bénis pour deux.

Ta mère,
M.-L. Leblanc

Rien d’étonnant, quand on sait que la pensée d’Édouard tournait vers Saint-Germain aussi naturellement que l’aiguille de la boussole vers le nord, qu’il fût à songer à la vieille maison grise qui fait face au fleuve et à la jeune fille qu’il y conduirait, quand Ricard et Giroux entrèrent.

Je pars, dit Giroux ; et, ajouta-t-il en riant, j’échappe à Ricard, qui m’a persécuté toute la soirée.

— Qu’est-ce qu’il veut, demanda Édouard ?

— Je veux la conversion de ce rétrograde, interrompit Ricard.

— Il me traite d’esprit étroit parce que je ne veux pas consentir à la suppression de l’esprit de parti ; il prétend que c’est un préjugé ; comme si l’esprit de parti n’était pas formé d’idées et de traditions souvent très respectables.

— Nous allons te prendre pour juge, Édouard, dit Ricard.

— C’est très bien ; usez et abusez de mes faibles lumières. Si je comprends bien, Ricard, c’est l’anarchie que tu veux.

— Comment ça ?

— Sans esprit de parti, il n’y aurait plus de partis, et, sans partis, il n’y aurait plus d’ordre possible ni de gouvernement durable. Dans l’état de nos institutions, si tu supprimes le parti, tu supprimes tout ; et la société n’est plus possible. Je ne crois donc pas qu’il faille s’en prendre à l’esprit de parti, que tu ne réussirais pas du reste à détruire, mais à l’excès qui est le fanatisme de parti. C’est uniquement ce qu’il faudrait faire disparaître.

— Bravo ! grand Salomon ! dit Giroux, en riant ; puis, revenant au sérieux : je compte que tu viendras me reconduire au train, demain.

— Certainement ; et je n’oublierai pas, non plus, de prévenir chez moi, pour que tu ne te trouves pas en pays étranger à Saint-Germain. Alors, tu as acheté le journal ?

— Oui ; il ne me reste plus qu’à payer et à prendre possession ; ce que je ferai, en arrivant.

— Bonne chance : en avant le « Progrès » !

— Merci. Tu vas m’excuser ; je me sauve tout de suite : j’ai une foule de choses à faire et de gens à voir.

— À demain ; et, ensuite, à cet été.

— À demain.

Et Giroux sortit avec Ricard.

Demeuré seul, Édouard écrivit :


Ma chère petite Marie-Louise,

Te rappelles-tu d’un temps où tu m’écrivais journellement : « J’ai fait ceci avec Blanche ; je vais faire cela avec Blanche Coutu, nous sommes toujours ensemble, Blanche Coutu et moi ; qu’elle est donc fine, qu’elle est donc toutes choses ? » — Maintenant, je suis convaincu que tu ne disais pas toute la vérité et qu’elle vaut encore mieux que tu ne voulais bien dire.

Eh ! bien, moi aussi, j’ai quelqu’un à te présenter.

Est-il brun, est-il blond ? — Tu ne le sauras pas.

Est-il grand, est-il petit ? — Tu verras par toi-même.

Aime-t-il les brunes ou les blondes ?

— Ça, c’est ton affaire.

Je ne te dirai rien sur lui : ce sera à toi à découvrir ses multiples qualités. Et si tu l’apprécies favorablement, cette appréciation sera à ton honneur.

Ce quelqu’un que je veux te présenter, c’est mon ami Giroux, dont je t’ai, quelque fois, parlé.

Il a acheté l’imprimerie et le journal et s’en va, de ce pas, à Saint-Germain, donner une nouvelle vie à cette feuille anémique et souffler sur notre petit coin de pays le feu des idées nobles et ardentes dont il est animé.

C’est le meilleur garçon du monde et un parfait gentleman ; c’est aussi un de mes meilleurs amis.

J’espère que ces titres te le feront bien accueillir et que je ne serai pas à la peine de lui faire les honneurs de la maison quand je descendrai, cet été.

Montre cette lettre à maman et demande-lui d’exercer envers Giroux cette bonne hospitalité dont elle a le secret ; dis-lui que je lui en serai infiniment reconnaissant.

Pardonne-moi de ne pas t’en dire plus long et n’en veuille pas à Giroux de mon laconisme : je voudrais me hâter d’aller jeter cette lettre à la poste pour qu’elle parte par le prochain train.

Je t’écrirai plus longuement, demain.

Bonjour ; je t’embrasse.
Édouard.