CHAPITRE XXIII.

Les principes


Par une belle après-midi de fin de mai, Édouard et Ricard se promenaient à travers les sentiers embaumés de la montagne.

Comme d’habitude, ils discutaient, leur conversation tournant toujours à la discussion — mais leurs discussions jamais à la dispute.

— Ainsi, mon cher Édouard, tu fondes sur Ollivier de grandes espérances pour l’avenir du pays ?

— Je crois, je l’avoue, que son arrivée au pouvoir serait un bien pour nous, Canadiens-Français.

— Que tu es donc naïf :

— Montre-moi en quoi je suis naïf, mon cher.

— Tu crois à l’avenir, au progrès : c’est naïf, cela.

— Je crois que c’est logique, tout simplement ; je sais que, sur le nombre de nos projets et de nos espérances, plusieurs ne se réalisent pas ; mais un certain nombre réussissent ; et c’est suffisant pour que je sois fondé à espérer.

— Voyons un peu tes espérances.

— Elles ne sont pas si chimériques que tu sembles le croire. Admets-tu qu’il y ait des choses à réformer et des progrès à faire, dans la province de Québec ?

— Il y en a partout.

— Tu sais, comme moi, la corruption qui ronge le gouvernement et surtout la manière déplorable et dépourvue de tout patriotisme dont il administre les affaires publiques.

— Nous avons pourtant un surplus, mon cher

— Qui a été pris dans la poche des contribuables, ça je te l’accorde. Il faut que l’argent soit pris à la bonne place et dépensé à la bonne place. Il y a aussi lieu de regarder plus loin : dans quelques années, sais-tu à qui il servira ce faux surplus, si les choses continuent au train qu’elles vont ?

— Il servira à nos enfants.

— Ah ! ah ! C’est toi qui deviens naïf : il servira aux Américains, aux Anglais, aux Juifs et peut-être même aux Doukhobors.

— N’éveille pas les questions de races, dit en souriant Ricard.

— Je ne les éveille pas, mais il conviendrait au moins ici, dans la province de Québec, que nous fussions chez nous et prospères.

— Crois-tu, par hasard, dit Ricard, qu’un autre gouvernement serait plus pur ?

— Oui ; et s’il doit toujours demeurer une certaine corruption, du moins serait-elle atténuée. De plus, je crois que, quand nous aurons un homme intègre à la tête de la Province, la corruption, qu’il est impossible de supprimer tout à fait, se réfugiera chez les politiciens de bas étage. Il y aura infiniment de différence entre un gouvernement où l’on dilapide, en haut, le patrimoine de la Province, où l’on vole en bas, et où l’on gaspille partout, et un gouvernement à la tête duquel sera un patriote, qui inspirera aux boodleurs une crainte salutaire et ne confisquera pas, à son profit et au profit d’un petit nombre, nos richesses nationales.

— C’est à savoir.

— Crois-tu à l’honnêteté d’Ollivier ?

— Oui.

— Je ne parle pas de ses talents et de ses capacités : elles sont incontestables. Maintenant, crois-tu aux malversations de nos ministres actuels ?

— Nous les avons vues ; il est difficile de n’y pas croire.

— Alors, conclus.

Ricard ne répondit pas ; ils se turent, tous deux, subissant le charme du renouveau.

Ils étaient dans le chemin sous bois qui conduit du cimetière protestant au cimetière catholique, et qui longe une route pareille pratiquée sur la montagne, du côté du cimetière catholique ; les deux routes aboutissent presque ensemble au rond point où s’élève le monument funèbre de Sir George-Étienne Cartier.

La verdure naissante, les chants d’oiseaux, les tièdes parfums de l’éveil de la nature et le soleil au travers du feuillage, rien n’indiquait la proximité du champ du repos et tout était paix, douceur et ivresse de vivre.

Dieu qu’il fait bon, ici, dit Leblanc !

Les deux amis s’assirent sur une roche moussue, au bord du chemin, et reprirent leur conversation.

Et tu ne me dis pas, fit Ricard, si tu vas te mettre à la suite d’Ollivier.

— Oh ! répondit Leblanc, je ne ferai probablement jamais de politique active.

— Oui, mais si tu en faisais ?

— Je verrais.

— Pour un homme qui admire tant Ollivier, tu ne m’as pas l’air bien sûr de toi.

— Je t’exposerai volontiers mes idées là-dessus. En principe, je suis entièrement pour Ollivier. Maintenant, faut-il, pour le suivre, embrasser toutes ses idées et sacrifier toutes les miennes ? Je n’en vois pas la nécessité. Faut-il aussi abandonner mes chefs politiques et renoncer à toutes mes traditions ? Je ne le crois pas, non plus. Les radicaux et les modérés sont en présence ; Ollivier, radical devenu progressiste, combat le gouvernement radical. Si j’étais radical, j’abandonnerais, à l’instant, mon parti pour suivre Ollivier. Je suis un modéré, et les modérés travaillent de concert avec Ollivier, quoique non en commun ; pourquoi pas demeurer dans les rangs de mon parti, où tout me retient, principes et traditions ? En y demeurant, je travaille pour l’homme que j’admire et au programme duquel j’ai confiance.

— Et si un modéré se présentait contre Ollivier ?

— Si les modérés étaient assez bêtes pour faire cela, je voterais pour Ollivier.

— Et si tes chefs se séparaient d’Ollivier ?

— Je ne sais pas. S’ils s’en séparaient dans les circonstances actuelles, et les choses et les hommes étant les mêmes qu’actuellement, je ne m’allierais certes pas au tiers-parti, mais je deviendrais olliviériste. Ce serait lui que je suivrais. Cette discussion est, en tous cas, bien oiseuse : les circonstances, les hommes et les idées peuvent changer : et puis, est-ce que je sais si jamais je ferai de la politique.

— Qu’importe, il faut prendre parti.

— Eh ! bien, je ferais ce que je viens de te dire.

— Bravo ! Voilà qui est parlé. Tu te classes, toi, et tu ne fais pas comme ceux qui sont progressistes avec les progressistes, radicaux avec les radicaux, modérés avec les modérés ; et qui, au fond, sont tout uniment pour eux-mêmes.

— De principes, je suis et, je serai toujours un modéré, dit Édouard, et je suis de plus un olliviériste convaincu, comme le sont plusieurs radicaux. Je crois qu’avant peu Ollivier sera au pouvoir ; et que son 1937 sera un 1937 tout pacifique, qui verra la splendeur et la prospérité sans rivale de la province de Québec.

— Tout cela, dans l’hypothèse que la Province serait susceptible de faire du progrès.

— Tu es absolument décourageant et desséchant. Heureusement que tes actes démentent, quelque fois, tes paroles.

— Que veux-tu ; moi, je crois que les nations sont un peu comme la mer, qui monte et descend ; et je crois qu’un progrès doit être suivi d’un recul. De sorte que tout devient temporaire et illusoire.

— Tu te trouves donc à admettre le progrès ; Eh ! bien, laisse monter la vague du progrès et de la civilisation. D’autres que nous, d’autres gouvernements pareils au gouvernement actuel travailleront à extirper le patriotisme et à amoindrir ce que nous aurons voulu grand.

Il y en aurait un fameux nettoyage, si le gouvernement tombait, dit Ricard.

— Pas tant que cela.

— Les parasites, qui grugent le gouvernement, et les employés publics devraient faire leur paquet.

— Non ; tu nous supposes trop extrémistes. Les parasites, on leur ferait comprendre qu’ils auront à se contenter de profits honnêtes ; les bons fonctionnaires, on leur donnera de l’avancement ; et les autres ne seraient congédiés, j’en suis sûr, qu’après avoir prouvé à l’évidence une nullité ou un mauvais vouloir absolus.

— De sorte que, d’après toi, il n’y aurait rien de changé.

— Non ; pour paraphraser un mot historique, il n’y aurait au parlement de la province de Québec qu’un Canadien-Français de plus.

L’esprit plein des graves pensées qu’avait agitées leur conversation, le cœur et les yeux pleins de printemps, les deux amis redescendirent la pente ombragée, — qui a vu passer tant de gens en deuil, — pendant que le soleil couchant, là-bas, par delà les arbres, dorait les rapides de Lachine.