CHAPITRE VII.

La préparation


Édouard tint parole ; et si le temps ne lui permettait pas d’aller voir Ricard chez lui, du moins le recherchait-il au cours. Ils avaient ensemble de bonnes et longues conversations, qui faisaient du bien à Édouard et le reposait de ses dures journées de travail.

Ce n’est pas, en effet, une mince affaire pour un étudiant que la préparation de ses derniers examens. Il y va souvent de son avenir tout entier.

Dans les familles dont quelqu’un des membres a fait des études, on sait à quoi s’en tenir là-dessus.

Pendant des mois, on discute, à la maison, sur les chances d’établissement du futur avocat, notaire ou que sais-je. On l’encourage à travailler et on se demande, tout bas : réussira-t-il ? échouera-t-il ?

Quelle anxiété et quelles espérances.

Tous ont passé par là, du reste : c’est un point tournant, dans l’existence, comme il s’en rencontre pour chacun.

L’humble apprenti qui va devenir ouvrier, l’ouvrier qui espère devenir patron, le commis qui demande de l’avancement, le journalier qui sollicité une augmentation de salaire, tous ont des espérances analogues aux étudiants.

L’étudiant a de plus, en face de lui, une responsabilité exceptionnelle à envisager : il va devenir le mandataire de ses clients, le soutien des faibles et, quelquefois, le conseiller des familles.

Toutes ces considérations sérieuses et graves, Édouard les avait agitées débattues et résolues. À cette heure, il s’occupait uniquement de travailler pour parvenir où il tendait et devenir digne par son savoir des tâches qu’il aurait à entreprendre et capable des responsabilités à assumer.

Il travaillait de plus en plus et se refusait toute distraction ; il ne sortait que dans les occasions où il lui était impossible de faire autrement. Il ne revenait à la vie extérieure qu’à l’heure des cours, par les conversations avec ses camarades et la lecture des journaux. Les lettres qu’il recevait de la maison lui étaient aussi très précieuses.

Justement, ce matin-là, le facteur lui en avait apporté une de son père.

M. Leblanc aimait qu’Édouard lui donnât souvent de ses nouvelles, mais il écrivait rarement, lui-même. — Seulement que dans les grandes occasions, comme disait Édouard.

Aussi fut-il surpris d’apercevoir l’écriture de son père, sur une missive très volumineuse.

Il décacheta : deux lettres tombèrent de l’enveloppe. L’une était de Marie-Louise. Il prit d’abord celle de son père.

Saint-Germain, 25 octobre 190… Mon cher Édouard,

Je t’écris pour que tu ne t’alarmes pas au sujet des suites possibles de mon accident du quinze courant. Je ne m’en ressens absolument plus et je vais de mieux en mieux.

Ta mère est bien et me charge de te faire ses amitiés.

Marie-Louise te donnera les nouvelles de la maison.

Il a neigé ici, pour la première fois, mais comme les travaux sont finis, cela ne nuira en rien.

J’ai été très satisfait de ce que tu dis de tes études.

Les candidatures pointent déjà, pour les prochaines élections municipales ; je ne crois pas que je m’en occupe, cette année : c’est au tour des jeunes maintenant. À quand le tien ?

Dépêche-toi de te faire recevoir avocat.

J’approuve la sagesse de ta décision de ne pas descendre aux fêtes, mais de revenir après avoir été reçu seulement. Je comprends que les derniers jours de préparation sont précieux et que, de Noël au deuxième mardi de janvier, jour où tu subiras ton examen devant le Barreau, tu préfères travailler.

N’étudie pas jusqu’au dernier jour, cependant ; repose-toi, une couple de jours, pour être en état de passer ton examen comme il faut.

Maintenant, mon cher Édouard, je sais que les accidents arrivent à tout le monde, même à ceux qui ont beaucoup étudié et qui sont bien préparés. Dis-toi donc que, quoi qu’il arrive, tu seras le bien venu à la maison et que s’il t’arrivait un malheur, nous en profiterions pour te garder plus longtemps avec nous et que nous ne songerions pas à nous en plaindre.

Écris-moi aussi souvent que tes occupations te le permettront.

Ton père.
E. Leblanc.

Marie-Louise, elle, écrivait :


Cher Édouard,

C’est le grand ménage, aujourd’hui ; la maison est sens dessus dessous.

Les enfants viennent de partir pour l’école.

Avant de me mettre à l’ouvrage, je t’écris, car il y a déjà quelques jours que je veux le faire et si j’attendais à ce soir, je suis bien sûre que je m’endormirais trop.

Il neige ; je suis allée secouer un tapis dehors, tout à l’heure, dans la belle neige neuve. Que c’était amusant.

Fidèle a l’air d’avoir autant de plaisir que moi ; il se roule dans la neige, comme un fou ; ensuite, il part à courir et à japper. C’est assez drôle de le voir faire !

Blanche m’a dit qu’elle viendrait me voir, ces jours-ci.

Elle aussi, elle est très occupée.

Maman m’a fait faire un joli manteau neuf pour cet hiver ; papa dit que si tu es reçu il va t’acheter un capot de chat.

Tu vas avoir l’air tout à fait imposant avec tes titres… et ton chat, je suis sûre que je vais me sentir intimidée devant maître Leblanc

Ça me fait de la peine de ne pas pouvoir écrire plus longtemps que ça, mais maman m’appelle.

Un bec. Je me sauve.
Ta petite sœur,
Marie-Louise.

Tout regaillardi par ces bonnes paroles de son père et par les gentillesses de sa sœur, Édouard se mit à l’ouvrage.

Sa journée se passa comme d’habitude, laborieuse — et longue, en dépit de ceux qui prétendent que le travail raccourcit infailliblement les jours : il les rend surtout féconds.

À quatre heures et demie il descendit en ville.

À l’Université, il n’était question que d’un article de la Justice où l’on dénonçait une nouvelle transaction scandaleuse du gouvernement.

Chose étrange et qui dénotait bien la coupable connivence des grands quotidiens, la « Justice » était toujours seule à faire ces révélations.

Quant au public, lui, il admirait la perspicacité du directeur de la “ Justice ” et sa bravoure ; et puis, c’était tout. Il semblait que ce fut la mission de Jean-Baptiste Rivard de prêcher dans le désert et que le rôle du public fut d’applaudir à la dénonciation des scandales et de continuer à accorder sa confiance à ceux qui le volaient d’une façon éhontée.

Cette fois-ci, il s’agissait de l’octroi d’un bonus à un chemin de fer électrique entre deux municipalités peu éloignées l’une de l’autre, à un endroit où aucun commerce quelconque, aucune exploitation industrielle, rien ne justifiait l’établissement d’une voie ferrée : un ministre, qui n’était pas même à la tête du département dont relèvent les chemins de fer provinciaux, s’était engagé verbalement, devant des témoins, à faire obtenir, aux constructeurs du chemin de fer, un subside de cinquante mille dollars par mille. Or, la construction du chemin en question pouvait coûter à peu près le tiers de cette somme. Ce qui laissait un bénéfice net de trente mille dollars aux constructeurs. C’était un cadeau que le gouvernement leur faisait, avec l’argent du peuple.

D’où, dénonciation par Rivard de tels procédés administratifs. Dans un article indigné, il flétrissait les coupables, disant que leur place était à Beauport ou au pénitencier, mais pas dans des fauteuils de ministres.

C’était juste ; seulement, s’attaquer aux gens qui ont le pouvoir et qui détiennent la justice, à des gens qui ne regardent pas du tout à supprimer un témoin ou à faire disparaître une preuve, c’est jouer gros jeu, surtout quand on n’a pas un parti derrière soi. Et tel était le cas pour Rivard.

De Rivard, on allait naturellement à Ollivier ; et, pendant qu’on les appréciait tous les deux et qu’on commentait leur conduite, Édouard se taisait et réfléchissait.

Édouard Leblanc n’était pas un homme à s’emballer ; avant de prendre parti, il voulait peser le pour et le contre.

Il appartenait par sa famille au parti des modérés et ne voulait pas demeurer dans ce parti sans raison ni, surtout, le quitter à la légère. Devait-il entrer dans le parti progressiste, que tentait de fonder Rivard ? Avant de répondre non à cette question, il voulait se renseigner et réfléchir sérieusement.

Il savait qu’on se repent toute sa vie de ses erreurs de jeunesse et il voulait s’éviter des regrets.

Après avoir étudié toute une après-midi, les discours trop sérieux ne reposent guère.

Édouard chercha donc de l’œil quelques amis qui ne fussent pas occupés à parler politique ; il aperçut, appuyés dans l’embrasure d’une fenêtre, Lavoie et Soucy.

Ces deux étudiants, dont l’un, Lavoie, était infiniment supérieur à l’autre, faisaient la paire. On les voyait toujours ensemble ; certaines circonstances les avaient d’abord rapprochés ; et puis, sans doute, ils se réunissaient d’après la loi des contrastes, qui veut que les contraires s’assemblent.

Ils riaient et paraissaient beaucoup s’amuser.

Sais-tu où tu vas ce soir, demanda Lavoie à Édouard ?

— Non ?

— Tu viens au théâtre avec nous.

— Vraiment.

— Ne fais pas le sauvage.

— Il faut que je travaille.

— Ce n’est pas de mes affaires.

— Eh bien, le théâtre non plus n’est pas de mes affaires.

— Voyons ?

— Qu’est-ce que cela va me donner, dit Édouard, amusé du débat et à moitié persuadé ?

— Des émotions.

— J’en ai eu assez ces jours derniers.

— Fais-nous plaisir.

Édouard se fit prier encore un peu, pour entendre Lavoie lui débiter ces plaisantes boutades dont il était coutumier.

— Si tu ne viens pas au théâtre, nous allons aller te donner un charivari.

— Quel char y varie ?… Un char spécial ?

— Honte ! quel abruti ! tu vois bien que tu as besoin de venir au théâtre.

— Où allons-nous aller ?

— Au théâtre National.

— C’est une bonne idée.

— Oui ; mais viens.

— J’irai, ne craignez rien.

— Nous irons te prendre à ta chambre : ce sera plus sûr.

— Je vous attendrai.

Ils entrèrent alors au cours.

Durant une heure, Édouard entendit commenter par le professeur les formules de droit, règles de notre civilisation où sont venues se condenser les siècles de travail et de progrès de la société et de l’esprit humain.

Édouard, tout en ne négligeant pas l’étude des détails, était sensible à la grandeur de cet ensemble de dispositions si sages et si harmonieuses.

Il se pénétrait des maximes juridiques générales, qui résument toutes les autres, et son esprit subissait peu à peu une saine formation légale.

Le cours fini, il remonta à sa chambre, prit son souper, écrivit quelques lettres, puis attendit ses amis.