CHAPITRE VI.

Un apôtre


Tu me diras ce que tu voudras, Édouard, il dépasse les bornes.

— En quoi les dépasse-t-il ? je ne vois pas.

— Un député est un personnage respectable qu’il n’est pas permis d’injurier ainsi.

— C’est justement là que tu te trompes, mon cher : si le député que Rivard prend à parti, dans la Justice, est tout ce que prétend Rivard, il n’est pas un homme respectable. Au contraire, il est moins respectable que tout autre : un député, qui se salit comme cela, sans égard à la dignité de la position qu’il occupe ni à la confiance que ses concitoyens ont mise en lui, est un farceur et une canaille.

— Oui, mais n’oublie pas que Rivard a déjà a été condamné pour diffamation.

— Je n’oublie pas cela ; et je n’oublie pas, non plus, qu’il a déjà été acquitté. D’ailleurs, les radicaux font fi des jugements rendus contre eux et ne parlent que de ceux qui sont en leur faveur, montrant bien par cette contradiction le peu de cas qu’ils font de la justice. Et puis, un jugement n’est pas un arrêt du Père Eternel, il peut être cassé par la cour d’appel. Dans le jugement dont tu parles, Rivard n’a été condamné que parce qu’on l’a, à tort, empêché de faire sa preuve : ça te montre ce qu’il vaut ce jugement-là. Serais-tu, par hasard, avec ceux qui croient qu’il faut laisser les hypocrites faire le mal, pourvu qu’ils aient l’air respectables.

Soucy et Édouard causaient ainsi, en attendant le cours de cinq heures.

— Oui, mais si ce jugement n’est pas bon, tous les jugements pourraient bien être mauvais ?

— Par exemple ! ça prouve simplement que parmi les juges il y en a — mais en nombre très restreint — qui demeurent hommes et qui se trompent ; c’est bien dommage, mais c’est tout ce que ça prouve.

À la vérité, Édouard défendait Rivard, mais ne savait trop que penser.

Justement, son voisin au cours, Louis Ricard, connaissait bien Rivard ; il résolut de s’en ouvrir à lui.

Louis Ricard était un étudiant qui avait fait du journalisme. Garçon intelligent, il était bien renseigné sur toute chose. Peu doué du côté physique, il devait à son beau caractère seul et à son intelligence supérieurement cultivée l’estime où il était tenu par tous et la position à part qu’il occupait chez les étudiants et dans le monde des lettres. Édouard le connaissait peu et il devait, plus tard, se féliciter du hasard qui les fit se rapprocher ; car Ricard était un ami au commerce duquel on gagnait beaucoup : sa conversation, débordante de savoir, faisait naître des idées fécondes ; et, à son contact, on prenait le goût de l’étude et des choses de l’esprit.

Édouard l’aborda, au sortir du cours, avec la cordialité sans cérémonie qui existe entre les étudiants.

Ils parlèrent de choses indifférentes ; puis, il lui demanda : dites donc, vous connaissez Jean-Baptiste Rivard, le directeur de “ la Justice ?

— Je crois bien, c’est un de mes meilleurs amis.

— Cela tombe bien ; j’ai justement eu une discussion à son sujet avec un de mes amis ; j’ai soutenu que Rivard avait raison en tout et partout et je crois en effet qu’il a raison dans sa lutte actuelle contre le gouvernement radical, mais je me demande quel motif le fait agir ?

— Je pourrais vous dire que c’est le désintéressement et l’amour de la vérité et de la justice, mais j’aime mieux vous montrer quel homme c’est. Vous pourrez mieux juger ensuite de l’exactitude de ses dires et de la noblesse de ses motifs. Seulement, il est un peu tard : venez donc à ma chambre, ce soir, nous causerons.

— Volontiers, dit Édouard.

— Au revoir, à tout à l’heure.

— Au revoir.

À sept heures et demie, Édouard était rendu chez Ricard. La chambre de celui-ci était remplie, dans une ordonnance bien soignée, de livres, de journaux et de brochures.

Un crachoir était à terre, mais uniquement par souci de l’hospitalité, car il n’y avait ni pipes ni tabac : Ricard ne fumait point.

Les premiers bonjours échangés, il dit à Édouard : asseyez-vous là, je vais vous faire une conférence sur Ricard.

Je crois être utile à la cause pour laquelle il travaille en le faisant connaître, admirer et estimer par tous mes amis.

À l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, Rivard fut forcé par le manque d’argent de quitter le collège. Il partit pour les États-Unis avec ses parents ; et, là, fit vivre son père et sa mère en travaillant aux journaux. Remarquez bien qu’au collège il était dans une classe à part, dans sa classe, tant, il était au-dessus de ses camarades ; cependant lui, l’homme de tous les succès, eut à dix-huit ans le courage de s’humilier jusqu’à des besognes inférieures, pour gagner son pain et celui de ses vieux parents ; et il eut l’énergie de travailler ainsi des quinze heures par jour. S’il usa sa jeunesse, ce fut à des labeurs splendides comme le dévouement même. Il fut à peu près tout ce qu’on peut être et même soldat. Pendant tous ces travaux divers, il trouvait moyen de se former et de s’instruire : si bien, qu’à l’heure qu’il est, il peut parler avec une égale compétence de littérature grecque, de finances, de colonisation et de poésie. C’est un homme complet et presqu’unique. Je me laisse entraîner à faire des louanges extraordinaires mais quand j’aurai fini, je crois que vous serez aussi enthousiaste que moi. Quand on le connaît, on ne peut pas s’empêcher de l’estimer et de l’admirer à outrance. La vie de travail et d’étude qu’il menait n’était pas faite pour l’enrichir. Aussi, quand la nostalgie du pays le prit, c’est sans un sou qu’il arriva à Montréal. Un ami, auquel il avait autrefois rendu des services, l’accueillit chez lui. En deux jours, il avait trouvé un emploi. Et, sans autre influence et sans autre puissance que sa plume et sa belle intelligence, il put, à son goût, entrer à n’importe quel journal français ou anglais de la ville, et en sortir pour entrer à un autre, tant qu’il le voulut. Mais, merveilleux journaliste, il était aussi et surtout honnête homme et patriote. Certaines besognes louches et certains compromis lui répugnaient trop pour demeurer à l’emploi des journaux où il avait passé. Il voulait, de plus, travailler à assainir un peu notre politique et à défendre les Canadiens-Français contre les injustices qu’ils endurent patiemment et les abus qu’ils tolèrent. Pour vous épargner un récit trop long, j’arrive tout de suite à la fondation de son journal, la Justice. Avec huit cents piastres, il fit pour quatre mille huit cents piastres de dépenses. En trois ans, il avait tout payé et son journal était devenu le journal qui avait le plus d’autorité, car on savait qu’il était seul indépendant. Maintenant, vous savez quelles luttes il a faites et quelles polémiques il a soutenues. Comme je vous ai dit, ce n’est pas précisément un imbécile : quand il voit des scandales et des abus quelque part, c’est qu’il y en a ; et il le dit. Il s’est toujours fait l’avocat de ceux qui avaient raison contre ceux qui étaient les plus forts. Il a tapé comme un sourd, partout où il voyait le mal et l’injustice et s’est fait des ennemis d’autant plus nombreux que le nombre des canailles est plus grand et qu’il ne couvre pas précisément les criminels de roses. Dans les polémiques, il est terrible ; ceux qu’il attaque sont des hommes voués à une chute certaine, car il a pour lui la vérité, la justice, l’honnêteté et une énergie qui fait qu’on se demande de quel métal il est fait. Marié et père de famille, il risque à tous les jours l’emprisonnement et la ruine, et pour qui connaît son cœur, c’est la plus grande preuve de sincérité qu’il puisse donner, que de risquer pour sa cause le bonheur de ceux qu’il aime. Il est heureux d’avoir rencontré celle entre dix mille, qui est assez dévouée et héroïque, pour savoir être son épouse. Pour moi, c’est un homme incomparable, une espèce d’apôtre laïque, un apôtre de toutes les grandes causes et de toutes les nobles idées, prêt à mourir pour la vérité et la justice. On lui a fait des reproches : Eh ! mon Dieu, s’attend-t-on qu’un homme comme celui-là va avoir des petites qualités et des petits défauts. Il est violent et il a raison : est-ce avec des compliments qu’on fait peur aux gredins. On lui a même reproché d’être injuste : il est assez difficile que ceux qu’il fouette impitoyablement l’en remercient ; mais qu’on me trouve un seul homme qui ait eu droit à une réparation de sa part et qui ne l’ait pas obtenue. Avoir fondé et fait à lui seul un journal pendant quatre ans et n’avoir, durant ce temps, combattu, sans défaillance, que pour les bonnes causes ; avoir ruiné sa santé, risqué sa réputation — attaquée par les coupables qu’il a démasqués — et surtout avoir risqué la fortune de sa famille, cela est grand. Et, en vérité, j’estime et j’admire Rivard plus que je ne saurais le dire. Quoiqu’en puissent penser ceux qui, selon la juste expression que vous connaissez,

«… rassurés par l’ordre aux solides étaux,

«… regardent grouiller au vivier de leurs vices

« Les sept vipères d’or des péchés capitaux, »

je considère Rivard comme un apôtre. Puissé-je ajouta-t-il, ému, n’avoir pas à le saluer, un jour, comme un martyr.

Édouard demeura quelques minutes sans parler, surpris d’une telle véhémence et comme accablé par la révélation d’un si noble caractère.

Puis il dit : vos paroles me font réfléchir, savez-vous.

— Je n’ai dit que ce qui est.

— Oui, mais d’une manière si enthousiaste…

— Ça, je ne puis pas m’en défendre.

Ricard, tout en parlant, feuilletait un livre. Il l’ouvrit et dit à Édouard : Écoutez, je vais vous lire quelque chose de bien.

C’était une page d’Ollé-Laprune.

Il la lut et entretint Édouard de littérature, tout le reste de la soirée.

Quand ils se dirent bonsoir, Ricard pria Édouard de revenir le voir ; celui-ci partit en le promettant.