CHAPITRE III.

L’ouverture des cours


Ah ! l’heureux temps que celui des vacances ; pas les vacances des gens âgés, pas les congés de quelques jours que s’accordent les hommes d’affaires, mais les bonnes et longues vacances, les vraies, les seules, celles qui durent deux mois et que prennent les écoliers et les étudiants, pendant lesquelles on n’a d’autres soucis que celui de se laisser vivre et où l’esprit et le cœur deviennent libres et joyeux comme l’air frais qui traverse les feuillages par les beaux jours d’été.

Qu’il fait bon, alors, et que les jours pèsent peu.

Mais une nature généreuse et ardente ne s’accommode pas indéfiniment d’une existence aussi paisible ; aussi, le trente et un août, Édouard fit ses préparatifs de départ pour aller assister à la réouverture des cours et pour recommencer la vie active, avec satisfaction.

Il est vrai que le plaisir, que ses amis, Soucy et Lavoie, qui s’éloignaient avec lui de Saint-Germain, éprouvaient à la pensée de se retrouver dans leurs familles, à Montréal, se changeait, chez lui, en regrets de quitter les siens.

Q’importe : le devoir l’appelle et il part ; les joies du revoir n’en seront que meilleures.

La journée a été active et Marie-Louise, durant tout le jour, ne s’est interrompue de travailler à mettre en bon état les effets du voyageur et de glisser toutes sortes de douceurs dans les valises que pour lui prodiguer ses caresses et lui faire promettre mille fois d’écrire longuement et souvent.

Les enfants ont été plus sages que d’habitude, voulant faire plaisir à leur frère aîné.

Maintenant, c’est le soir ; on attend, à la gare, l’arrivée du train qui doit emporter les voyageurs.

M. et madame Leblanc sont venus, avec Marie-Louise, reconduire Édouard.

La maman a bien le cœur un peu gros, mais la bonne humeur de tous fait oublier le chagrin du départ.

Laissant sa femme et sa fille en compagnie des deux jeunes gens, M. Leblanc prend Édouard à part et, tout en se promenant de long en large avec lui, il lui fait ses recommandations.

Tu as devant toi, lui dit-il, les six mois les plus importants de ta vie d’étudiant, puisque tu vas être reçu avocat au mois de janvier : emploie-les bien. Continue à travailler et occupe-toi exclusivement de ton affaire. Sois sérieux : la vie ne se fait pas par morceaux, c’est un tout qu’il faut bien commencer, si l’on veut bien continuer et bien finir. Envoie-nous souvent de tes nouvelles et écris-moi quand tu auras besoin d’argent. Maintenant, il y a la question politique : il se fait, de ce temps-ci, une agitation considérable ; les indépendants, ayant Ollivier à leur tête, attaquent violemment les radicaux, de concert avec les modérés ; on ne parle plus d’autre chose ; crois-moi, prends parti et discute tant que tu voudras, mais ne t’occupe pas de politique active avant d’être reçu ; je te laisse libre à cet égard, mais tu me feras plaisir en agissant comme je te le dis.

Agis de la sorte, lui dit-il, en terminant : et je crois que tu n’auras jamais lieu de te repentir d’avoir suivi mes conseils.

À ce moment, un sifflement perçant annonça la venue du train.

Ils rejoignirent les autres.

Pendant quelques minutes on se parla très vite pour se dire le plus de tendresses possible, on se serra les mains, on s’embrassa ; puis, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, le train était reparti et M. et madame Leblanc restaient seuls avec Marie-Louise, regardant une lumière rouge qui s’enfuyait.

Dans le char, les jeunes gens faisaient leurs préparatifs de sommeil : ils avaient retenu des lits, ne devant arriver que le lendemain matin à Montréal.

Soucy, qui remarquait décidément les jolies filles, disait à Édouard : tu as vu notre gentille enfant de l’assemblée ?

— Était-elle aux chars, demanda Édouard ?

— Oui.

— À ton intention, peut-être, dit Lavoie.

— Oh ! non, je sais, qui c’est, maintenant : c’est mademoiselle Coutu ; papa et son père ont eu des démêlés dans les élections, qui rendent une pareille supposition impossible.

— Qu’importe, on fait une coalition.

Édouard ne sembla pas apprécier la plaisanterie.

Un dernier bonsoir ; et tous trois partirent pour le pays des rêves à une allure encore plus rapide que celle de la locomotive.

Quand Édouard s’éveilla, le train était entré à la gare Bonaventure, depuis un quart d’heure. Les passagers étaient presque tous disparus et un manœuvre nettoyait à grande eau la fenêtre du char qui ouvrait sur son lit. Il réveilla ses compagnons, constata qu’il faisait beau, bâilla, s’étira, puis fit sa toilette en un tour de main. Ils descendirent tous trois ; Lavoie et Soucy, qui n’avaient que des valises à main, lui souhaitèrent cordialement le bonjour, lui promirent de le revoir à l’ouverture des cours, à neuf heures, et s’éloignèrent précipitamment, impatients de se retrouver chez eux.

Édouard resta seul.

C’était une belle matinée de septembre et il aspirait l’air frais du matin, tout en s’emplissant les yeux de ce paysage si connu d’asphalte, de pierres, de briques et de grands édifices aux laides cheminées.

Il marchait avec ce plaisir particulier qu’on éprouve en mettant pied à terre après un long voyage.

Il pénétra dans le grand hall aux sonorités d’église, traversa la salle où se vendent les billets et sortit sur le trottoir pour héler un cocher.

Celui-ci fit monter Édouard ; puis, évitant les bornes en pierre que la compagnie du Grand-Tronc a mises là pour faire damner les jéhus, il vint arrêter sa voiture à l’extrémité sud de la gare, où les employés du chemin de fer entassaient les bagages avec une hâte fébrile.

Pendant qu’à travers ce tohu-bohu incroyable il cherchait les valises et tentait d’assortir les coupons qu’il tenait à la main avec ceux que portaient les pièces de bagage, Édouard se mit à songer.

Sa première pensée fut pour ceux qu’il venait de quitter : il se représenta, avec un plaisir demi chagrin, où ils étaient et ce qu’ils faisaient, à cette heure-là.

La mer est haute ; au large de Saint-Germain, l’Île déploie sur les flots sa masse sombre de sapins vert foncé ; et les flots clairs, au soleil levant, lui font un décor admirable.

La maison est dans l’ombre d’un côté ; mais de l’autre, le soleil éclaire brillamment une grande chambre vide. En bas, on est à table ; et peut-être son œil se mouille-t-il, en voyant la famille rassemblée pour le déjeuner auquel il n’assiste pas.

Trêve à ces attendrissements : tout à l’heure, il écrira : cela le soulagera. Maintenant, c’est l’université, les cours et l’étude.

Six mois encore et il sera avocat ; avocat, quel rêve… Pourquoi a-t-il étudié le droit ? Réussira-t-il ? Oh oui, il en a la ferme conviction. — Où parviendra-t-il ? Que deviendra-t-il ?

Il fait un effort et revient à la vie réelle.

Son cocher serait-il parti avec les valises, lui laissant son attelage en retour ?

Enfin, le voici ! Il sue à grosses gouttes et paraît bien décidé à demander double prix.

On hisse les valises ; un coup de fouet ; et, en route !

Le cheval trotte allègrement ; ses sabots frappent joyeusement l’asphalte. La voiture ne quitte une petite rue peu fréquentée que pour en prendre une autre semblable, évitant les rues où le trafic et l’encombrement des véhicules ralentiraient son allure.

Il n’y a rien de tel que ces courses en voiture pour découvrir la Ville : vous passez par des rues dont vous ne soupçonniez même pas l’existence.

La voiture s’engagea dans la rue Sherbrooke, tourna au coin de la rue St-Denis et vint s’arrêter devant le numéro 720 G.

C’était une pension privée où Édouard avait continuellement été depuis son arrivée en ville.

Il entra, répondit aux compliments de bienvenue qu’on lui fit ; et, une fois ses bagages installés et le cocher payé, il se mit à table pour déjeuner.

Quand il eut fini, il regarda l’heure.

Neuf heures moins vingt : « j’ai du temps de reste ».

Le logement où il demeurait était un haut, comprenant deux étages ; il descendit donc l’escalier qui conduisait au vestibule ; rendu sur le perron, il s’arrêta un instant et alluma une cigarette. Il descendit lestement les quelques marches du perron et prit à petits pas le chemin de l’Université.

Quelques étudiants stationnaient au coin de la rue Saint-Denis et de la rue Sainte-Catherine, en face de la pharmacie Baridon ; un plus grand nombre encore se tenaient au coin opposé ; d’autres étaient appuyés à la clôture qui entoure le parterre de l’université. Il y en avait partout et plus particulièrement sur le grand escalier et sur la terrasse, où des drapeaux et des plantes mettaient un air de fête.

Tous étaient gais et parlaient avec entrain : on avait tant de choses à se raconter.

Édouard fut salué par des acclamations. — C’était la bienvenue ordinaire.

On ne se contentait pas des récits de vacances, on discutait les événements d’actualité et — faut-il le dire ? — on glosait sur la mine des passantes. Les auteurs de la Grande Glose en eussent probablement été déconcertés.

Pendant que l’un racontait une course de quelques jours, en canot, sur le Saint-Maurice, et décrivait d’une façon vécue les délices que l’on éprouve à camper en plein air et à être dévoré par les maringouins, un autre exhibait un journal et devenait le centre d’un groupe nombreux et animé.

C’était « La Justice » l’organe de Rolland Ollivier.

L’article qui occupait l’attention était intitulé : « À bas les Fêtards ! » et signé J.-B. Rivard. On y disait comment plusieurs ministres et députés radicaux préféraient se ballader çà et là plutôt que de s’occuper des affaires de la Province ; et à quels expédients ils avaient ensuite recours pour remplir le trésor qu’une mauvaise administration ne suffisait pas à alimenter. L’honnêteté et la logique qui éclataient dans chaque phrase de cet article en faisaient un réquisitoire terrible contre le gouvernement.

Depuis plusieurs mois ce journal dénonçait le gouvernement ; il donnait des preuves et il énonçait des faits : de sorte que les ministériels étaient forcés pour le combattre de manquer à la fois de logique et de véracité, et d’entasser sophismes sur mensonges.

« La Justice » passionnait, à ce moment, l’opinion publique ; aussi rien d’étonnant à ce que, chez les étudiants, où l’enthousiasme est toujours un cran plus haut que partout ailleurs, on s’en occupât beaucoup.

Elle était très diversement appréciée, en différents quartiers, et il en était de même de son directeur, Jean-Baptiste Rivard.

On discutait ferme et on s’interrompait seulement quelques secondes, pour saluer les professeurs, au fur et à mesure qu’ils arrivaient.

Enfin l’appariteur ouvrit la porte de la salle des cours et tout le monde y pénétra.

Au bout de la pièce, rangés autour de la chaire du doyen, les professeurs, le vice-recteur et le secrétaire de l’Université ; assis aux innombrables pupitres jaune clair, les étudiants. Le jour, qui pénètre à flot par les croisées, donne un air de gaieté à l’apparat de cette solennité.

Le doyen prend la parole. Il parle en père : ses conseils sont ceux de l’affection et de la sagesse : « Soyez sobres… Travaillez… Soyez bons… Pensez à l’avenir… Songez que vous serez à la tête du pays ; préparez-vous à y figurer dignement et à rendre à vos concitoyens les services qu’ils attendent de vous. »

Il donne alors des conseils plus précis sur le travail, les cours, les examens et prend, devant les élèves de première année, les élèves de troisième à témoins qu’ils n’ont pas suivi ses conseils et qu’ils s’en repentent. — Ce qui fait rire tout le monde et M. le doyen, lui-même.

Chaque, professeur apporte tour à tour sa contribution à la liste de sages conseils et de renseignements intéressants : le droit romain a servi de base au nôtre et il est le produit le plus admirable de l’esprit humain ; la procédure est pour le moins aussi utile que le droit lui-même ; le droit commercial est le plus fréquemment utilisé…

Les nouveaux écoutent avec intérêt et les anciens avec plaisir.

Le vice-recteur parle alors et invite les étudiants à assister à la messe, en corps, le dimanche, à Notre-Dame-de-Lourdes.

Un ban ! fait un étudiant, quand les discours sont finis. Un autre ! crie-t-on.

Et on bat des bans jusqu’à ce que les professeurs soient étourdis par la joie des étudiants.

Ce jour-là, pas de cours : Édouard put donc remonter à sa chambre et se reposer un peu.