CHAPITRE II.

En famille


Les discours finirent assez tôt — à cinq heures — mais l’assemblée ne se dispersa pas immédiatement. Quelques-uns, en petit nombre, s’éloignèrent tout de suite, puis la foule perdit lentement de son homogénéité, pour se fondre en groupes éparpillés, comme avant l’audition des orateurs.

L’intérêt éveillé par Ollivier, dans l’esprit de chacun, avait son premier retentissement ; et ses paroles enflammées commençaient déjà à faire chaudement discuter les premiers auditeurs, avant d’aller mettre le feu aux quatre coins de la province et réveiller l’opinion publique.

Bientôt Leblanc, suivi de ses amis, tourna le dos à la discussion et s’éloigna de l’assemblée.

Ils croisèrent en route une jeune fille que Leblanc regarda d’un air de connaissance, sans pourtant la saluer.

Qui est-ce, demanda Soucy ?

— Oh ! une jeune fille de la place… Je ne me rappelle plus qui.

Eh ! bien, mon cher Lavoie, dit Leblanc, commences-tu à rendre justice à Ollivier ?

— Il parle admirablement bien.

— Il est superbe, je souhaite que sa campagne, qu’il vient d’inaugurer si brillamment se continue et ne soit pas sans bons résultats pour la Province.

— Tous ne partagent pas tes idées : d’aucuns croient que la tournée politique d’Ollivier a déjà un mauvais effet indiscutable.

— Lequel, interrompit Soucy ?

— « L’Indépendant » prétend que cela va nuire aux récoltes.

— Qu’est-ce que tu dis là ?…

— Eh ! Oui : ça va, d’après ce journal, détourner l’attention des cultivateurs des travaux de la moisson ; et… s’ils ne travaillent pas… ils ne récolteront pas.

— Tu te moques de moi, mon cher. — Dire qu’un journal qui se prétend sérieux puisse lancer de pareilles balivernes : comme si nous étions en pleine tourmente électorale. Comme si, en admettant quelque mal à ce qu’on discute librement la politique de son pays, en libre citoyen, le mal qui peut en résulter n’était pas infiniment moindre que celui qui peut venir d’une mauvaise administration et d’une politique d’endormis et d’exploiteurs ! Comme si, surtout, nos braves cultivateurs n’étaient pas assez raisonnables pour s’occuper de la chose publique sans pour cette raison perdre leur temps !

— Hourrah ! cria Lavoie, en riant.

Les amis étaient arrivés à la maison.

Une singulière construction que cette demeure de la famille Leblanc : grand corps de bâtiment percé de six fenêtres à petits carreaux de verre minuscules, sur la façade, et de deux fenêtres à chaque extrémité, elle était plus longue que large ; une galerie en bois courait le long de la face tournée vers le fleuve ; un pignon pointu, à deux pans, couronnait les lucarnes de son second étage ; et elle reposait sur un solage en pierre massive, digne de supporter une poudrière, dont les embrasures avaient de faux airs de meurtrières. Peinturée de gris foncé, elle n’avait vraiment pas mauvaise apparence, dans sa masse quasi-imposante, avec sa galerie blanche, qui regardait le Saint-Laurent par les mauvais et les beaux jours.

Huit chambres au premier étage et presque autant au second, toutes donnant les unes dans les autres, par la plus curieuse disposition du monde, permettaient à cette maison, qui avait autrefois servi de magasin, de loger facilement la nombreuse famille du père d’Édouard Leblanc.

Au dernier étage, sans doute pour rassurer les gens sur la solidité de l’édifice, une immense pièce, non terminée, formait grenier et montrait d’énormes poutres, capables de résister au temps et aux assauts de n’importe quel ouragan.

C’est dans la vaste salle de cette banale et pourtant intéressante maison que le souper réunit Lavoie, Soucy et toute la famille Leblanc. Et c’est dans ce cadre familial qu’il convient de faire connaissance avec les parents d’Édouard et de pénétrer dans leur intimité.

Le père Édouard Leblanc — d’après lequel son fils avait été nommé — avait soixante ans sonnés. Grand et de forte corpulence, alerte encore et en pleine santé, il faisait plaisir à voir et présentait, assis parmi ses enfants, au bout de la table, l’image parfaite de l’honnêteté heureuse.

Ancien notaire, après avoir été maire de son village et même député du comté de St-Germain, il s’était retiré de la vie active avec une très jolie fortune.

Estimé et considéré de ses co-villageois, il ne s’occupait plus que d’œuvres charitables et de l’éducation de sa famille, tâches dans lesquelles il était admirablement secondé par son épouse.

Celle-ci, de trois ans plus jeune que son mari, avait eu une nombreuse famille et n’en paraissait pas plus vieille ; mère tendre et pieuse, elle avait été bénie du Ciel et voyait autour d’elle des filles aimantes et des fils respectueux et soumis, digne récompense de ses vertus et noble aliment à son amour — à cet âge où les parents se hâtent de prodiguer leurs conseils et de témoigner leur affection à leurs enfants, tant ils craignent que demain ne les en rende incapables pour toujours.

Six de leurs enfants étaient encore vivants ; les autres étaient morts en bas âge.

À la droite de M. Leblanc était assise sa fille aînée, Marie-Louise, dont la douce beauté parlait de printemps et d’espérance. Elle était à l’âge où tout est promesse et où toute promesse est une promesse de bonheur, âge heureux qu’il n’est pas permis de rappeler, mais qui ne devrait jamais être oublié.

Édouard, ses hôtes et les plus jeunes enfants occupaient le reste de la table.

M. Leblanc veillait, de concert avec son épouse, à ce que personne se manquât de rien.

Édouard, disait-il, offre donc du pain à Monsieur Lavoie.

— Encore une tasse de thé, Monsieur Soucy, reprenait madame Leblanc.

Tout en mangeant avec autant de bel appétit que de bonne humeur, — l’air du fleuve n’engendrant pas la dyspepsie — on commentait les événements de l’après-midi ; Édouard racontait l’assemblée, à son père, qui n’avait pu y assister.

Puis l’on parla d’autre chose : du dernier pique-nique auquel on avait pris part ensemble, des bains de mer, du cirque qui devait donner des représentations dans quelques jours, de la réouverture des cours à la faculté de droit, le premier septembre ; et de mille autres sujets… de la gentillesse du petit Paul,… des méfaits de Jeanne, qui avait, la veille, enfermé le chat dans la soupière et ensuite mis du sucre dans la soupe. — Aussi avait-il été décidé, qu’en juste punition de ces crimes de lèse-potage, mademoiselle Jeanne n’irait pas au cirque.

Le souper fini, on passa sur la galerie, où l’on s’installa pour la soirée, Marie-Louise ayant déclaré qu’il faisait trop beau pour marcher. Ce paradoxe rencontra l’approbation des jeunes gens et, pour accéder aux idées de rêveries étoilées de la jeune fille, on renonça à la promenade. — Il se faisait déjà tard, du reste ; et du soleil, disparu dans les flots, on ne voyait plus que la gloire, pourpre et or.

Après avoir dit bonsoir et embrassé tout le monde à la ronde, les enfants allèrent — pour employer l’expression consacrée — faire dodo. Madame Leblanc s’absenta quelques instants, pour surveiller leur sommeil, et revint, tenant à la main un large chapeau en feutre blanc, dont elle couvrit la jolie tête de sa fille.

Elle conseilla aux jeunes gens de se couvrir, eux aussi, mais ils déclarèrent, tout en remerciant de l’aimable conseil, qu’ils n’avaient pas froid : est-ce qu’on sent l’humidité du soir, quand on a autant de cheveux que d’illusions ?

Soucy ajouta même qu’il croyait que le serein faisait pousser les cheveux. La remarque fit rire et Lavoie insinua malicieusement que, s’il voulait aller se passer la tête sous la pompe, il aurait peut-être une toison encore plus abondante.

M. Leblanc fumait sa pipe et causait avec son épouse, disant de temps à autre un mot aimable aux jeunes, mais les laissant à eux-mêmes.

Dans le petit cercle formé par Soucy, Lavoie, Édouard et sa sœur, l’intérêt ne languissait pas : c’était Marie-Louise qui tenait le dé de la conversation et elle donnait, ma foi, fort bien la réplique aux amis de son frère.

Lavoie avait entrepris de la convertir aux charmes de la Ville et lui représentait tout l’agrément et la variété de la vie des citadins.

Et, si la Ville est tout ce que vous me dites, pourquoi donc la quitte-t-on avec tant d’empressement, aussitôt l’été venu ?

— Parce qu’il fait trop chaud.

— Et l’hiver : il y fait juste assez chaud ?

— L’hiver, nous avons des systèmes de chauffage perfectionnés, qui rendent les demeures on ne peut plus confortables. Si vous voulez sortir, vous avez les tramways ; ils sont bien chauffés et ils vous transportent rapidement partout où vous voulez.

— Oui, mais les maisons de la ville sont de vilaines cabanes où vous n’avez ni lumière, ni espace, ni air respirable, ni confort. Les tramways, nous n’en avons pas besoin à la campagne ; et puis, ici, nous chauffons au charbon et c’est très confortable ; ça l’était autant, du reste, quand nous employions le bois.

— Je vais vous donner des raisons très fortes, en faveur de la Ville, mademoiselle : les théâtres, le chic, les grands magasins, les toilettes, les monuments et toutes les beautés d’une grande ville, avez-vous ça ?

À ce moment, une rapide fusée brilla au ciel et Marie-Louise s’écria : et des étoiles filantes, en avez-vous ? Vous n’avez que de vilaines lumières électriques qui empêchent de voir la lune. Les toilettes, qu’est-ce que j’en ferais ? les monuments et les édifices, on peut aller les voir ; et je ne tiens pas au plaisir de repasser devant, tous les jours, sur l’asphalte, au milieu du bruit, des voitures, des automobiles et des tramways. Quant au théâtre, maman ne veut pas que j’y aille.

— Alors, je désespère d’avoir le plaisir de vous voir en Ville.

— Oh ! j’irai peut-être m’y promener ; mais je ne désespère pas, moi, de vous revoir encore ici.

Lavoie eut un sourire reconnaissant et Édouard dit : ceux qui veulent avoir beaucoup de soucis, mener une vie très affairée, dépenser plus qu’ils ne gagnent et ne pas vivre vieux, ceux-là peuvent obtenir, à la ville, tout ce qu’ils désirent.

— Ils peuvent aussi y faire fortune et y devenir célèbres.

— Chacun son goût.

Le silence se fit peu à peu et on ne parla plus que par monosyllabes ; chacun jouissait de cette belle soirée et s’abandonnait à l’envahissement de la nuit.

Nulle rumeur ; le calme absolu et la paix ; une obscurité lumineuse, qu’éclaire la jeune clarté de la lune.

Le vent est tombé et les étoiles scintillent.

Là-bas, tout près et au loin, monotone et mélancolique, la voix grêle et claire des grenouilles fait un concert incessant, qui tour à tour grandit en un crescendo voilé, diminue et continue, encore, donnant l’impression d’une activité inlassable et d’une vie toujours pullulante et éveillée.

Les chauves-souris dans leurs ébats, viennent frôler les veilleurs ; et ceux-ci jeunes et vieux, s’entretiennent à voix plus basse, dans une atmosphère toute de sereine tranquillité, de joie pure et d’intimité, pendant que dans leurs chambres closes dorment les enfants et que les astres scintillent plus brillants.