Les vendanges (Gozlan)/Un petit malheur

Michel Lévy frères (p. 153-161).

UN PETIT MALHEUR.


I

Perdre un perroquet, une levrette blanche, voir mourir sur sa croisée une fleur longtemps arrosée, ce n’est qu’un petit malheur pour beaucoup de gens qui n’aiment ni les perroquets, ni les levrettes, ni les fleurs. Pourtant, ces petits malheurs-là causent des nuits de douleurs, des semaines de regrets, et tuent parfois ; on ne croit pas cela ; on ne croit qu’aux calamités magnifiques, aux infortunes superbes. Le cœur est classique en France. Si l’on s’interrogeait bien, on trouverait qu’on est dans l’erreur et qu’on ne veut s’attendrir en grand que pour avoir un prétexte de ne pas s’attendrir du tout ; que vous importe au fond, que la Chine s’abîme sous les eaux, ou que le Japon soit brûlé par un volcan ? vous ne donneriez pas votre parapluie pour empêcher ces deux catastrophes ; et si l’on vous vole votre parapluie, vous y penserez tout un jour. Il y a de petits malheurs ; il n’y a peut-être que de petits malheurs.

Il y a à Paris un désert, qu’on appelle une belle place, il est situé entre les Tuileries et les Champs-Éysées, la Seine et les boulevards. C’est, je crois, la place Louis XV, de la Concorde, de la Révolution ou de l’Obélisque. Choisissez. Quand je serai ministre de l’Intérieur, j’arrêterai la dénomination.

Cette place a plusieurs issues ; à celle qui est formée par le pont de la chambre des députés, étaient un jour de l’hiver dernier qui a été rude, — les pauvres s’en souviennent, — un Oriental qui vendait des dattes, et une petite paysanne qui offrait des violettes d’avril aux passants. On était au milieu d’avril, époque folle : il pleut sur le soleil, il vente sur la neige, il fait froid sur le tout. Il paraît qu’il pousse des violettes dans cette saison si peu floréale. Où ? je n’en sais rien. Regardez la campagne, un tapis de neige à tous les horizons ; quand cette neige se congèle, c’est un miroir de deux cents lieues ; quand elle fond, c’est une mer, moins la navigation. Peu importe : demandez des violettes, des roses, des groseilles, des fraises, des petits pois, des fèves, des abricots, et vous aurez sur-le-champ les fleurs et les légumes désirés. D’où vient cela ? impénétrable mystère. Quand on songe qu’il y a plus d’ananas à Paris qu’à la Martinique !

L’Oriental était vieux : il était natif de Mascara dans le royaume d’Alger ; il y avait un établissement de tannerie ; il fabriquait ces cuirs rouges et bronzés dont se servent les fourbisseurs pour faire les gaines de poignards et les fourreaux de sabre. On estime beaucoup ce genre d’industrie dans l’Orient ; il exige du goût et de l’adresse ; on a de la considération pour ceux qui y excellent ; notre marchand de dattes l’exerçait avec une rare supériorité.

Sa réputation était établie et sa fortune faite, quand les Français démantelèrent Mascara et la brûlèrent. Le tanneur de Mascara fut ruiné ; on incendia ses ateliers, on fit des selles de ses plus beaux cuirs, sa femme mourut d’un coup de baïonnette, sa fille périt dans l’incendie de la maison ; et sa femme s’appelait Lune ! et sa fille Petite-Framboise ! en arabe l’appellation est divine. C’est perdre deux fois un enfant que de voir mourir une fille qui a pour nom Petite-Framboise.

Le pauvre tanneur souffrit beaucoup. Pour le dédommager on lui donna la qualité de citoyen français, on l’incorpora dans une espèce de garde nationale, et avec les ruines de sa maison on bâtit un café où l’on vendit de la bière à l’instar de Paris, et où l’on joua la poule. Il alla à Alger réclamer auprès d’un de ces rois improvisés qu’on confectionne dans les bureaux du ministère de la guerre. M. le gouverneur prétendit qu’il n’avait aucun pouvoir pour empêcher les vaincus de mourir de faim. Et l’on parle des barbares ! on se croit civilisé ! Mais qu’était Timour-Lenk, qu’était Gengis-Khan ? Des hommes qui prenaient des villes, des royaumes, démembraient des populations, bouleversaient les mœurs. Et qu’êtes-vous, je vous le demande ? Que faites-vous ? Parce que vous volez des villes à coups de canon, vous croyez être plus honnêtes que ceux qui les prenaient à coups de flèches ? Plaisante justification. Mais les Algériens étaient des voleurs. Soit : vous avez volé des voleurs. Belle morale ! Mais la gloire ? Encore le classique qui revient sur l’eau. Qu’est-ce que la gloire ? Une grande chose, sans doute, au point de vue du vieux monde, et quand on songe au prodigieux courage dépensé par nos soldats depuis la prise du fort de l’Empereur jusqu’à la prise de Constantine. Mais avant d’avoir de la gloire, faites que le pain ne coûte qu’un sou la livre, qu’on ne paie pas cinquante francs de droit d’entrée sur une barrique de vin qui en vaut quinze, et qu’on ne nous vende pas au prix de quatre sous un cigare infumable. — Ce dernier mot n’est pas français.

Le maroquinier de Mascara obtint la faveur de venir en France, cette généreuse France, ouverte à tous ceux qui veulent y mourir de faim, soit dans le commerce, soit dans les arts, soit dans la littérature ; dans la littérature préférablement.

Dans cette belle France, donc, l’Oriental éprouva d’abord un froid horrible sous ses vêtements légers ; le malheureux avait choisi Paris pour résidence. Il parla, personne ne le comprit ; il pleura, on le comprit encore moins. Il passa des journées entières au coin de la place de la Bourse, qu’il prenait, dans sa naïveté, pour une mosquée catholique. De là, il concluait que les gens qui s’y rendaient ne pouvaient manquer d’être charitables ; car la charité, a dit Mahomet, est une rosée sainte, elle coûte peu à répandre et fertilise beaucoup. Pour toute rosée l’Oriental reçut celle du ciel de Paris ; aucun agent de change ne lui mit deux sous dans la main. Les chameaux endurent la faim plus longtemps que nous, se dit le tanneur de Mascara, serrons-nous la ceinture. Il se serra la ceinture, pensa à sa femme, qu’on appelait Lune, et à sa petite fille qu’on nommait Petite-Framboise. Mais il vient un moment où il faut, ou manger, ou mourir, ou voler, sainte trinité de la civilisation moderne. Assis sur lui-même, l’Oriental se mit tristement à sourire, et dit : Je mourrai. Voilà de ces dévouements dont Dieu tient compte.

Nous allons voir s’il mourut.

Nanterre est un joli petit délicieux village, entre Paris et Saint-Germain-en-Laye ; c’est là que les heureux de Paris vont se retremper dans l’air du printemps, après les fatigues et les excès des longues soirées d’hiver. Tout pour les riches : le coteau vert, l’eau paisible entre les saules, les saules, les oiseaux sur les saules. Y a-t-il un beau fruit ? pour le riche. Une fleur rare ? pour le riche. Non-seulement il a à lui le palais, les chevaux, la table, mais encore le soleil, l’air, le vent, les étoiles. Si vous n’êtes pas riche, , d’où verrez-vous le soleil ? de votre mansarde. Mais vous ne le verrez pas, ou vous l’apercevrez de travers, ou il vous brûlera les yeux. Au riche donc le soleil. D’imbéciles poëtes lui refusaient autrefois la santé qu’ils n’avaient pas eux-mêmes. Le riche a la santé que vous n’avez pas, vous, gorgé de l’air municipal et empesté de Paris, et qu’il a, lui, nourri d’excellentes viandes, de savoureux légumes et d’un air à sa guise. Plaisante idée de refuser la santé aux riches.

C’est à Nanterre que naquit la marchande de violettes dont j’ai à vous entretenir dans ces lignes sans mérite et sans art : son père cultivait la vigne des autres et n’en buvait pas le vin, par un privilége commun à vingt millions de Français, et sa mère vendait des gâteaux à l’entrée du parc de Saint-Cloud ; quand elle en vendait. Ces deux industries, réunies, ne suffisaient pas pour payer le loyer de tous les ans et le pain de chaque jour. Dieu oublie quelquefois de l’envoyer à ceux qui le lui demandent ; il est vrai qu’il l’envoie à tant d’autres qui ne le lui demandent pas.

Quand la petite fille fut grande, c’est-à-dire un peu plus haute qu’une plante de chènevis, On lui mit un bonnet sur la tête, des sabots aux pieds, six bouquets de violettes à la main ; on oublia peut-être les bas, et on lui dit : Fais trois lieues chaque matin, et va à Paris offrir des violettes à des gens crottés, ennuyés, maussades, tristes, qui vont et viennent. Quel heureux commerce que la vente des violettes à Paris !

Et ses parents devenaient vieux, pourtant ; ils n’y voyaient plus, ils marchaient mal. C’était à la petite fille à y voir et à marcher pour eux ; elle se résigna. Avec cela, jolie comme l’été, blonde comme sa patronne de Nanterre, qui menait en filant ses brebis à l’abreuvoir. À peine rapportait-elle six sous à Nanterre. Six sous ! après avoir fait six lieues ! et l’hiver ! M. Rotschild gagne quelquefois cent mille francs par jour. Voilà, j’espère, de quoi acheter des violettes ! M. Rotschild n’aime peut-être que les tulipes.

Or, ce jour-là, on était en avril de l’année dernière ; le père de la paysanne de Nanterre était malade au lit, sa mère malade sur sa chaise. La petite fille n’en vint pas moins à Paris. Quels chemins ! des océans de boue, des torrents de neige, un exécrable soleil visible d’heure en heure, un soleil parisien, un soleil en plaqué.

La voilà à sa place, à l’entrée du pont de la Chambre des Députés, par où passent tant de voitures armoriées et tant de millions à quatre chevaux ; elle avait six bouquets de violettes à la main ! délicieuse créature ! Elle les offrait, après en avoir secoué la neige, à tous ceux qui passaient, et personne n’en voulait. Personne !

Depuis six heures du matin elle les offrait. Il allait être midi.

Le tanneur de Mascara n’était pas mort ; il avait rencontré par un de ces hasards qui ont remplacé la loterie royale de France, un homme excessivement généreux. Cet homme lui avait fait cadeau d’un panier, de deux cordes, et de trois livres de dattes. Avec cette cargaison il affronta Paris. « Dattes ! dattes ! criait-il, véritables dattes de l’Orient ! » Pauvre Turc ! et d’où diable auraient été ses dattes ? De Paris ou de Vaugirard, par hasard ? Le premier jour il vendit huit dattes, le second trois ; le troisième jour, celui où il criait à tue-tête à l’entrée du pont : Dattes ! dattes ! il n’en avait pas vendu une seule. Et elles étaient flétries par l’eau, souillées par la boue.

À deux heures, le froid tomba à douze degrés au-dessous de zéro.

Et la marchande de violettes qui ne vendait pas plus que le marchand de dattes bleuit et grelotta. Le Turc ôta son turban, le déroula et dit ou plutôt il ne dit rien. La petite se couvrit les épaules avec la longue pièce de mousseline du tanneur de Mascara.

— Dattes ! dattes ! véritables dattes de l’Orient !

— Violettes, mesdames, des violettes !

Aucun acheteur. Quatre heures sonnèrent, et le froid descendit à dix-huit degrés ; et ils n’avaient mangé ni l’un ni l’autre.

Quelques personnes charitables rirent en passant de voir un turc sans turban.

À trois heures, le cœur défaillit à la petite marchande de violettes ; elle s’appuya sur le parapet du pont. Alors le Turc alla vers elle et lui dit :

— Combien vos violettes, mademoiselle ?

— Six sous, répondit-elle, les six paquets.

— Tenez, mangez ces dix dattes ; la moitié de ce qui me reste, et donnez-moi en échange deux paquets de violettes.

Par ce moyen, l’enfant de Nanterre déjeuna.

L’Oriental ne mangea pas : il n’y avait encore que deux jours qu’il jeûnait.

Ainsi le malheur venait d’unir la misère de l’Occident et la misère de l’Orient, les fleurs et les dattes.

Au coucher du soleil, le froid fut si vif qu’il marqua vingt-et-un degrés. Montrant ses dents blanches, le tanneur sourit en regardant le ciel. La marchande de violettes s’était endormie au bas du pont.

Elle dort, pensa-t-il ; et elle est jolie comme Petite-Framboise ; qu’elle dorme !

Dattes ! dattes ! véritables dattes de L’Orient.

Paris s’allumait. Il était beau, il resplendissait sous le ciel sombre comme sous la voûte d’une mine. On allait au bal, à l’Opéra ; chez Borel, au Rocher de Cancale, où l’on mange en avril des abricots à la Condé, à quarante francs le plat.

À son tour, le Turc se sentit pris de sommeil ; il céda d’autant plus volontiers à l’envie de dormir, qu’il était peu probable qu’on vînt maintenant lui acheter ses dattes. À sept heures ! par vingt-un degrés de froid !

Il eut une bonne idée avant de s’endormir, celle de se rapprocher de la petite marchande de violettes, et de la réchauffer de l’espèce de burnous que la glorieuse conquête des Français ne lui avait pas enlevé.

Il en garda une partie, et jeta l’autre sur le corps de la jolie petite marchande de violettes.

Ils sont encore endormis.