Les vendanges (Gozlan)/Le plus beau rêve d’un millionnaire

Michel Lévy frères (p. 163-242).

LE PLUS BEAU RÊVE
D’UN MILLIONNAIRE.


Rien n’est amusant parmi les petites joies de l’observation, comme de suivre des yeux les poses, les inquiétudes, les agitations des gens condamnés au supplice de l’attente.

Avez-vous remarqué quelquefois par une fente opportune, ou par la lucarne chassieuse de l’escalier, le manège du visiteur dont le bras détendu a cessé d’agiter la sonnette ? L’étude est curieuse. Il retient d’abord sa respiration, s’approche de la porte jusqu’à sentir l’odeur du vernis, et attentif, en arrêt, il flaire au moins autant qu’il écoute. Sa subtilité est celle du lévrier. Qu’on ne réponde pas tout de suite aux coups de la sonnette, que l’on tarde à lui ouvrir, il recommence à sonner ; mais cette fois il fait quelques pas en arrière et il bat la mesure avec le pied droit. Dans ce second épisode de l’attente, le visiteur, s’il a quarante ans, ôte son chapeau dont il brosse le poil avec la manche de son habit ; et s’il en a vingt-cinq ou trente, il assure au contraire son chapeau sur l’oreille, arrange ses moustaches, les gomme du geste et rétablit par deux ou trois secousses militaires imprimées à ses reins la tension de son pantalon un peu dérangé par l’ascension des marches. Il y a aussi les visiteurs qui se penchent sur la rampe pour faire des ronds, non pas dans l’eau comme le grand flandrin de marquis dont parle Molière, mais dans le vide ; d’autres s’asseyent philosophiquement sur la dernière marche, et accroupis comme des sphinx égyptiens, prennent leur malheur au sérieux : ce sont les visiteurs lymphatiques ; d’autres, pour tromper la douleur de leur station, grimpent jusqu’à la moitié de l’étage supérieur et s’amusent, en attendant qu’on leur ouvre, à comparer, à mesurer, à apprécier les distributions locatives : ce sont les visiteurs propriétaires, classe curieuse, un peu fouine, rôdant et s’insinuant. Il y a encore des visiteurs qui, pour se dédommager de l’attente, détruisent tout autour d’eux, avec la pointe de leurs bottes ; ils écaillent le stuc, descellent les carreaux du pallier, frangent le bas de la porte ; n’oublions pas ceux qui, d’impatience, rongent l’olive ou le gland du cordon de la sonnette. En général, ceux-là sont des Marseillais ou des Bordelais. Le midi est comme Louis XIV, il n’attend pas.

Si vous les laissez sonner une troisième fois, ils renflent leurs narines, tendent leurs bras qui menacent la porte, ferment les poings et regardent le ciel. Ils méritent d’être observés par dessus tous les autres, à cause de l’extrême rapidité avec laquelle ils passent, si on vient à leur ouvrir, de la colère intense, du juron pourpré à la formule obséquieuse de l’homme honoré d’être reçu.

La Parisienne bien née est la personne du monde qui sait le mieux attendre. Son impatience ne se trahit par aucune oscillation, par aucun pli ; ses gants seuls savent ce qu’elle endure à ne pas voir s’écarter le mur de bois qu’elle a devant elle. Si on la fait attendre elle commence par mieux assurer ses gants aux jointures, une main relaie l’autre dans ce travail d’imperceptible inquiétude ; l’attente se prolonge-t-elle ? elle porte le bout de ses doigts à ses lèvres et les pince quelquefois jusqu’au sang. Ceci fait, la Parisienne passe ses mains sur ses cheveux, relève sa robe et descend en impératrice sans se retourner, sans montrer la faiblesse d’un arrière espoir.

Depuis une heure, si l’on avait eu quelque motif pour épier le passage d’un ballon à travers les airs, on aurait pu voir une tête de dix-sept ans encadrée à un quatrième étage du faubourg Saint-Honoré, — un quatrième qui valait un sixième — entre un pied d’oranger et d’autres arbustes bien flétris par le hâle de l’automne. Mais qui aurait pu distinguer à cette hauteur Les yeux bleus de lac, les cheveux blonds Véronèse, les jolis bras nus, — quoique l’air fraîchit déjà beaucoup à cette époque de l’année, — le cou florentin de Reine Linon ? Reine Linon, blanchisseuse en fin des meilleures maisons des Champs-Élysées et des hôtels de ce riche quartier où il y a tant d’Anglais, gens fanatiques du beau linge, payant exactement et ne se permettant jamais (ils laissent cela aux commis voyageurs) de faire des cajoleries indiscrètes aux jeunes personnes qui rapportent à domicile les jabots plissés et les manchettes.

Il était six heures, et Reine Linon depuis cinq heures moins un quart n’avait cessé de porter la vue d’un bout à l’autre d’un fragment assez notable de ce long serpent de rue qu’on nomme d’abord rue Saint-Honoré, qui devient ensuite faubourg Saint-Honoré, et puis infini Saint-Honoré. Elle faisait depuis une heure le métier que j’ai essayé de caractériser en montrant quelques types qui s’y rattachent et dessinés dans l’exercice de leurs fonctions ; elle n’attendait pas à la porte, mais à la fenêtre : autre supplice. Rien n’échappait à son regard jeté comme un filet dans l’ampleur, duquel elle ramassait tout, afin de voir si au fond, au coin, quelque part ne se trouvait pas dans les mailles celui qu’elle attendait ; car attendre c’est pêcher sans eau. La nuit venait pourtant ; les lanternes papillonnaient déjà de place en place aux angles des rues, à l’encoignure plus sombre des hôtels. Dans les rues, l’embarras augmentait ; ce qui roulait dans le filet devenait beaucoup moins distinct. De dépit, Reine dépouillait le pied d’oranger, ornement de sa croisée ; elle en mâchait les feuilles, les jetait sur la foule qu’elle aurait voulu écraser avec ces feuilles si cela avait pu attirer plus vite la personne attendue. Nous sommes tous des Tibères. Ce n’est pas la bonne volonté qui manque. Enfin la nuit s’épaissit, et avec l’instinct plutôt qu’avec les yeux, elle continua à fouiller au fond de ce puits où roulaient des voitures, des chiens aboyants, des flots de boue, et des flots de lumière, des hommes à pied, à cheval, et un grand nombre de femmes. Il était sept heures. Allons ! il ne viendra pas s’écria Reine en quittant la croisée de sa mansarde. N’espérons plus pour ce soir.

On sait combien l’âme doit peu compter sur elle-même, dès qu’elle prend la résolution de ne plus espérer. Celle de Reine Linon commit à son insu le même mensonge. Quand elle n’espéra plus en regardant la rue, elle espéra en regardant le ciel ; et véritablement, elle n’avait rien gagné à ce changement. Au lieu de dîner, elle compta les étoiles dont la lueur était assez vive ce soir-là pour éclairer son petit intérieur d’une propreté exquise, d’une ravissante élégance d’imitation. À force de voir les appartements somptueux de la place Beauveau, de la rue Marigny et de son faubourg, Reine avait appris à composer un mobilier fort curieux pour une grisette. Évidemment les femmes de chambre de quelques-unes de ses riches pratiques lui avaient donné, celle-ci l’écran fané de sa cheminée, celle-là l’édredon posé au pied de son lit, moins comme une nécessité de la saison que comme un objet de luxe. À des générosités de ce genre elle devait sans doute le rideau rouge de l’encoignure où elle entassait son linge et les deux fauteuils en tapisserie qui prenaient une place despotique dans la pièce. Ce qui était bien à elle, c’était le parapluie caché dans un fourreau gris, fixé par deux courroies au dessus de la cheminée, car le parapluie est le premier cadeau que se fait une grisette avec l’argent de ses premières économies. Le sauvage rêve lance et fusil jusqu’à ce qu’il ait l’une ou l’autre accroché aux murs de sa hutte ; l’Arabe, amoureux de l’espace, désire un cheval ; le cheval, le fusil, la lance de la grisette, c’est le parapluie. La table où Reine amoncelait des piles neigeuses de chemises et de mouchoirs de batiste supportait maintenant une pendule ; et ceci faisait trembler pour la révolution survenue dans la moralité de la locataire. La vue d’une pendule en ce lieu, et d’une pendule à sujet mythologique, vous agitait comme le ferait la vue d’un billet de banque entre les mains d’un homme qui sortirait d’un bois.

Quand cette pendule, d’une interprétation si fâcheuse, sonna la demie de sept heures, Reine se leva avec vivacité, prit sa pantouffle et la lança contre le verre, qui fut brisé en dix mille morceaux. Le Nil, Talleyrand de bronze, — c’était le dieu du Nil que portait le trophée de la pendule, — ne continua pas moins, malgré ce soufflet, à courir, à la faveur de ses deux aiguilles, de sept heures et demie vers huit heures moins un quart. Les blondes ont de ces colères sourdes, que les gens à préjugés n’accordent qu’aux brunes, et particulièrement aux Andalouses. Reine remit tranquillement sa pantouffle.

Tandis qu’au bout du faubourg Saint-Honoré cette scène sans témoins avait lieu, les portes d’un hôtel, situé beaucoup plus bas, entre les Tuileries et la place Vendôme, s’ouvraient à des équipages nombreux. Le nombre était en effet ce qui caractérisait le mieux cet assemblage bruyant de voitures de races différentes. Les panneaux gentilshommes ne manquaient pas ; on apercevait au reflet des lanternes des lions rampans et des léopards diadémés ; mais à côté de ces nobles animaux, un peu dépaysés, que de panneaux qui ne portaient rien sur un fond de vernis, n’ayant rien pour cri ni devise ! De même que le style dit l’homme, la cour d’un homme qui reçoit dit sa position dans le monde. Dans la cour de l’hôtel Ervasy il y avait un composé de toutes sortes de voitures comme dans le hangar d’un carrossier, un échantillon de toutes les fortunes à deux et à quatre roues. On reconnaissait les chevaux à deux fins de l’agent de change à sa troisième année d’exploitation, à côté des chevaux mecklembourgeois d’un baron prussien, de ces chevaux assez nobles pour figurer au chapitre d’Allemagne et tels qu’on en voit, coiffés de plumes et en caparaçon d’or dans le Triomphe de Maximilien. On voyait encore les voitures des directeurs de journaux, dont les cochers ressemblent à des hommes de lettres ; celles des directeurs de spectacle hautes comme les voitures grotesques qu’on lance sur les planches de l’Opéra et qui n’ont jamais existé ; celles de quelques notaires, bien reconnaissables à l’insigne couleur jaune dont, par une punition de Dieu, ils ne peuvent se séparer ; celles des sommités politiques de l’époque, gens si peu habitués à ce bien-être qu’ils prient leurs cochers de prier leurs chevaux d’aller moins vite de peur d’accident. Et puis, ce qui achevait la confusion, on voyait des cabriolets hideux pris à l’heure et disant assez haut qu’ils avaient amené des négociants, des courtiers et peut-être des emballeurs.

Il y avait pourtant dans un coin de la cour la voiture d’un prince du sang. Maintenant est-il nécessaire de dire que cet hôtel était celui d’un banquier ?

Chaque dame, en traversant la première pièce, recevait, avec un gracieux bouquet de camélia, le programme de la soirée imprimé sur papier rose. Il n’était que neuf heures et demie. La salle n’offrait pas encore le coup d’œil qu’elle devait présenter une heure plus tard, lorsque la plus riche moitié des personnes invitées serait venue. Les toilettes se disséminaient sans avantage sur une triple rangée de fauteuils de cachemire blanc à minces filets d’or ; elles ne s’étaient pas encore mises en équilibre. Cependant les lacunes se comblaient avec rapidité, à chaque minute indiquée par une superbe pendule de Leroy, provenant du pillage de l’hôtel de la princesse de Lamballe, ce qu’apprenait un écusson aux armes de France et de Savoie, peint bleu et rose sur le cercle horaire ; des groupes nouveaux faisaient remuer les flottantes draperies des arcades auvent des plumes et des aigrettes. Ce soir-là, on allait jouer la comédie dans les beaux salons de l’hôtel Ervasy. Les acteurs étaient des personnes de qualité. Un marquis avait écrit une comédie en trois actes et en vers, pleine d’esprit, comme le sont du reste toutes les comédies en vers écrites par des marquis : deux choses rares en 1840, les marquis et les vers ! Un grand seigneur hongrois remplissait le rôle du jeune premier ; une comtesse russe faisait une paysanne ; un nabab cent fois millionnaire portait une lettre. Comme on allait s’amuser !

Tandis que madame Ervasy veillait aux derniers préparatifs de la représentation de cette fameuse comédie, tandis qu’elle se multipliait pour recevoir ses invités et encourager sa troupe, son mari se promenait dans une pièce latérale avec un homme fort grave qui ne portait aucune décoration à sa boutonnière. C’était assurément un grand personnage ; peut-être le prince du sang, dont l’équipage était arrêté dans la cour de l’hôtel. C’était lui. Il ne s’agissait pas moins pour le prince que d’un emprunt considérable, sans lequel il ne pouvait faire la guerre qu’il méditait. Le prince s’échauffait, priait, recommençait cent fois, on le voyait à ses gestes, les mêmes protestations devant le banquier, qui, calme, indifférent, ne demandait pas moins qu’une île entière des Antilles, une des plus riches, comme garantie de l’emprunt. Un quart de l’équateur !

— Prince, disait-il, je ne suis pas seul dans cette affaire, mes associés exigent une caution.

— Mais une île, répétait le prince, le diamant de mes états, que diraient les représentants du pays ?

— Que les représentants du pays donnent de l’argent à votre altesse pour faire la guerre.

— Une île aussi riche qu’une contrée d’Europe !

— Je ne la garderai en nantissement que pendant vingt ans, objectait le banquier, qui, loin de paraître tenir beaucoup à contracter cet emprunt, écoutait avec une invisible impatience les sollicitations du prince.

— Mais vingt ans, n’est-ce pas beaucoup ? En vingt ans, si les Anglais s’entendent avec vous ou vos associés, ils peuvent émanciper tous les esclaves de l’île ; et au bout de ces vingt ans, il me resterait alors moins que rien : un pays libre.

— Ce sera avec un profond regret, prince, que je renoncerai à traiter de cet emprunt avec votre altesse.

— J’ai à ma disposition la Toison-d’Or, reprit le.prince, en souriant.

— J’ai déjà tous les ordres du Midi, dit le banquier en regardant les aiguilles de la pendule.

— Grand d’Espagne ?… ajouta le prince.

— Je serai pair de France quand je voudrai, à quoi bon ?

— Vous ne voyez donc aucun moyen d’accepter pour votre compte la négociation de cet emprunt ?

— Votre auguste signature, prince, me suffirait, répondit le banquier avec beaucoup de déférence, si je n’avais pas à traiter en sous-œuvre avec des esprits étroits, des marchands d’argent, qui à leur tour traitent avec de petits commerçants de rien. Le coupon passe avant tout, il décide de l’emprunt. Que voulez-vous ? le rentier a peur, on l’a effaré.

— Si je ne puis vous céder l’île que vous me demandez en garantie, reprit le prince, j’ai du moins le droit, écoutez-moi bien, en faisant revivre d’anciennes ordonnances, de conférer une vice-royauté héréditaire sur cette colonie. Une vice-royauté ! Mais dans ce cas j’exigerais…

— Dispensez-vous, prince, de me faire une concession dont je ne suis pas digne, et que dans tous les cas je refuserais d’accepter, car les sujets sont trop mal élevés dans ces temps-ci, acheva la banquier en s’inclinant.

La comédie commence, fit-il poliment observer au prince. Daignez-vous l’honorer de votre présence ?

— Cela m’est impossible, je suis attendu à mon ambassade, reprit l’altesse. Nous reprendrons notre entretien un autre jour.

— À vos ordres, prince, dit le banquier en accompagnant respectueusement jusqu’à sa voiture le prince étranger qui l’avait visité incognito.

La voiture du prince sortit d’un côté, le banquier tourna de l’autre après s’être faufilé à travers l’embarras des équipages stationnés dans la cour de son hôtel.

L’omnibus du Roule passait : il y monta et se fit faire une petite place entre un maçon de Neuilly et une nourrice qui se rendait aux Ternes.

— Dans dix minutes je serai chez Reine, pensa-t-il avec joie. Dieu ! que ces princes sont importuns avec leur pauvreté ! On devrait bien fonder des dépôts en leur faveur.

Ervasy avait posé les bases de son crédit financier dans les premières années de la restauration, sous M. de Villèle, lorsqu’on jouait déjà à la bourse, presqu’aussi gros jeu qu’aujourd’hui.

Il eut les confidences d’un ami de sa mère, qui était encore fort recherchée, et particulièrement par ce qu’on appelait alors les congréganistes, les jésuites à robes courtes, les éteignoirs, hommes fort aimables, fort indulgents, dont tout le tort était d’aimer un gouvernement qu’ils avaient désiré longtemps, plus logiques en cela que ceux qui adorent un roi parfaitement inconnu de tout le monde la veille de son avènement. Sa mère était d’une vieille famille de Bretagne, alliée de près aux anciens gouverneurs de cette province. Sous Louis XVI, elle épousa un fermier-général qui la fit riche en la faisant roturière, et qui la fit heureuse aussi, pour tout dire. Elle était une Mony-de-Pandœuvre, l’orgueil même. Quand elle prononçait ce nom-là, sa bouche était trop petite ; la poutre ne passait que de biais. Tout bien pesé, le fermier-général Ervasy agit prudemment en se faisant guillotiner un des premiers sous la Convention. Sa femme lui aurait reproché jusqu’au tombeau de l’avoir détournée d’une belle alliance, et d’avoir abusé de l’ignorance où elle était de ce qu’elle valait. Une Mony-de-Pandœuvre ! Ceci fut évité par la mort de M. Ervasy, qui laissa un fils unique au berceau. Sa veuve n’émigra pas ; elle ne bougea pas de sa rue de Verneuil, malgré l’exemple des siens. Aussi ne perdit-elle presque rien. L’empire vint, et elle le méprisa sans s’interdire le plaisir de s’amuser à ses fêtes, car elle aimait beaucoup le plaisir et tout ce qui ressemblait une cour, même celle de Napoléon.

Quoiqu’elle idolâtrât son fils, elle le prenait souvent par le menton après l’avoir tendrement embrassé, et elle lui disait : « Mon pauvre enfant, je t’ai fait beau, ton père t’a fait riche ; mais le diable ne te ferait pas gentilhomme. » Aussi, préférant la pureté de son rang à son amour pour son fils, elle ne songea jamais à le marier avec une personne de qualité. Ce serait gâter à la fois l’orange et le couteau, disait-elle. Pourquoi cela ? Ce sera un beau garçon, qu’il s’amuse ! Il est déjà riche, qu’il le soit davantage ; nous tâcherons de l’aider en cela. Elle disait à ses amis sous la restauration : Rendez-moi ce jeune homme-là millionnaire ; c’est tout ce que je demande. Les familiers du château le prenaient sous le bras dans les salons de sa mère et lui disaient quatre mots tout bas : ces quatre mots, quintessence précieuse des événements près de s’accomplir, signifiaient : ou révolution d’Italie, ou révolution d’Espagne, d’Amérique, ou insurrection grecque.

Le jeune Ervasy profitait de ces confidences. Il ne fut pas seulement un joueur, il devint un calculateur patient, pénétrant ; il montra du génie, comme en montrent tous ceux qui font jaillir l’argent du milieu d’une nation qui paraît épuisée, Newton et Keppler d’une science peut-être aussi difficile et aussi utile que l’astronomie : M. Ouvrard en fut le Napoléon.

Enfin il devint le caissier des princes et de quelques rois, et par conséquent leur maître ; car qui tient la bourse aujourd’hui tient le sceptre. Comme eux, il eut des courriers sur les routes de toutes les capitales, et en moins de quatre ans, il enferma dans son écrin de velours les insignes de presque tous les ordres des quatre parties du monde. C’est fort bien ! lui disait toujours sa mère, en lui prenant le menton, mais tu n’es pas gentilhomme.

Tant d’or et tant de distinctions sur la tête d’Ervasy lui firent commettre la faute énorme, irréparable de se marier avec une femme aussi riche que lui, se privant par-là du moyen de la surprendre, du plaisir de l’étonner ; il épousa en 1834 la fille d’un munitionnaire enrichi dans la première guerre d’Espagne. Il avait quarante-un ans à l’époque de son mariage, sa femme en avait vingt-cinq. Je l’ai déjà écrit : qu’est-ce que la vie à deux, sans l’acide des contrastes ? Ervasy donna des fêtes pour plaire à sa femme ; mais sa femme connaissait tout ce que les fêtes ont d’attraits divers. Depuis l’âge de dix-sept ans elle ne les aimait plus que comme une habitude et un devoir ; l’habitude d’y aller, devoir de les rendre sous les auspices de son père, qui n’avait jamais cessé de recevoir quoiqu’il fût retiré de l’activité des affaires depuis 1827. Ervasy la conduisit en Italie, croyant la charmer extraordinairement en lui montrant une à une les curiosités de Naples, de Florence et de Rome ; au retour elle lui avoua en riant qu’elle avait reçu ses premières leçons de harpe à Naples, pendant que son père poursuivait auprès de la cour le payement d’une dette contractée envers lui par la ville même sous le règne de Murat, et qu’elle avait étudié la mosaïque à Rome, dans le cloître des sœurs de Sainte-Marie.

Conduire une femme presque Italienne en Italie ! il baissa la tête et fit secrètement, pour se venger de sa méprise, diriger sa chaise de poste du côté de Vienne. Sa femme respecta tout le long du voyage le mystère de la conspiration ; elle avait compris que le bonheur de son mari tenait à ce qu’il se crût toujours le premier à lui faire connaître un plaisir nouveau. Elle voulait lui laisser une illusion qui, après avoir flatté son orgueil de mari, avait fini, elle s’en était convaincue, par être nécessaire à sa santé. Il y a mille douces virginités à demander au cœur de la femme, de cette Galatée mystérieuse : les imbéciles seuls croient se faire une part plus complète en réduisant ce nombre à une brutale unité.

Madame Ervasy parut charmée, on peut l’être deux fois sans hypocrisie, du pays qu’elle parcourut depuis les frontières de la France jusqu’à Vienne. Chaque verte prairie qui se peignait dans ses grands yeux, chaque arbre du chemin étaient pris en seconde épreuve par son mari, qui se contentait d’avoir la lithographie d’un bonheur dont sa femme avait la réelle peinture. Il voyagea pour ainsi dire dans les yeux de sa femme. Ils arrivent à Vienne. En mettant le pied sur le perron de l’hôtel des Pages, un malheureux cicérone, un courtier, d’hôtel dit à madame Ervasy : Est-ce que madame n’aurait pas été contente pendant son dernier séjour à Vienne de l’hôtel des Princes, qu’elle descend aujourd’hui à l’hôtel des Pages ? L’épée entra jusqu’à la garde dans la poitrine d’Ervasy. Sa femme avait habité Vienne ! elle connaissait Vienne ! Il fut pris d’une tristesse profonde qui tourna subitement en langueur. Nous quitterons Vienne dans trois jours, dit-il ; la température de l’Allemagne est trop froide pour moi. Partons, répondit madame Ervasy, qui ne savait que trop la cause véritable de la maladie de son mari.


II.

Quand l’homme s’est ôté le souci de devenir riche et celui de l’ambition, s’il ne prend pas un vice à la gorge il est perdu. Il vaudrait mieux sans doute qu’il tournât ses pensées vers les célestes sphères de la religion, et à défaut du sentiment pieux, le meilleur de tous pour remplir l’âme où il s’est fait du vide, qu’il s’inclinât sur l’étude. Mais la grâce n’avait pas encore voulu visiter Ervasy. Son teint jaunit, son front se dégarnit au sommet, et çà et là sur sa tête les camélias de cimetière commencèrent à fleurir ; et il possédait plus de quarante millions ! Ennui en barre !

Sa femme et lui étaient d’une beauté remarquable, mais de cette beauté que j’appellerais volontiers la beauté des riches. L’embonpoint est le cadre qui doit faire ressortir ou écraser cette beauté : c’est perte ou gain. Les hommes ont moins à craindre de l’alternative. L’ombre et quoiqu’on en dise le repos qu’ont les gens riches dorent ces chairs opulentes, pétries par Chevet. Ervasy aurait été remarqué malgré ses quarante-cinq ans si sa langueur n’avait assombri son regard noir et doux, courbé sur ses épaules, parfaitement prises sa tête chargée d’ennuis et de découragements. Il avait les mains fort belles et rien ne lui seyait comme la toilette du matin, des petites bottes fines, un pantalon gris collant, un habit large de basques, précurseur indécis de ces habits auxquels Humann, cet artiste de génie, a donné son nom et qu’ils portent comme les étoiles portent le nom de ceux qui les ont découvertes.

Ervasy pouvait marcher en tête de ces espèces d’hommes privilégiés qui, frais et un peu Saint-Jean-Baptiste dans leur jeunesse, à cause de leur grâce sphérique et de leur teinte rosée, deviennent, en avançant dans la vie, plus ronds de forme, peut-être, mais infiniment mieux qu’ils n’ont jamais été. La gravité des années leur prête un charme, parfaitement accepté de toutes les femmes, même des plus difficiles. Ce sont de beaux soleils couchants, et des soleils couchants du pôle où les astres se couchent sans s’être jamais levés.

Quoique l’âge marquât une notable différence entre Ervasy et sa femme, celle-ci tendait, par sa constitution généreuse, à la même maturité distinguée. Elle devait même y parvenir avec plus d’avantages n’étant point tourmentée par le dégoût de toutes choses tombé en partage à son mari. Cependant elle s’affecta beaucoup de l’affaissement qu’elle avait remarqué en lui depuis deux ou trois ans. Elle ne manqua pas de s’apercevoir de la sortie d’Ervasy le soir que se donnait sa fête, et malgré les soins apportés par elle aux minutieux détails de la représentation de la fameuse comédie en trois actes et en vers. Où va-t-il, pensa-t-elle tristement en encourageant ses acteurs qui entraient en scène.

Oh ! mon Dieu, s’écria-t-elle, Ervasy est attaqué du foie, Il a le spleen.

En entrant dans la chambre de Reine Linon, Ervasy devina à certain avertissement magnétique, dont l’impression ne trompe jamais, la disposition peu bienveillante de l’endroit. Le front abaissé sur un ouvrage de broderie auquel elle travaillait avec l’affectation particulière aux femmes qui couvent depuis longtemps une colère, Reine répondit sans se déranger et d’une voix brève aux politesses du nouveau venu. Pendant quelques minutes elle se contint assez pour lui laisser débiter, sans l’interrompre, toutes les excuses justificatives de sa longue absence. Il avait été forcé de donner à dîner à un ami ; cet ami, ancien camarade d’étude, revoyait la France après quinze ans de voyage ; on ne congédie pas de tels amis au dessert.

— Reculez votre chaise !

— Allons ! tu te fâches maintenant ?

— Moi, me fâcher ! Vous vous trompez ! Cela fait venir des rides. J’ai dîné sans vous, voilà tout.

— Tu as bien fait, Reine ; je suis content que tu ne m’aies pas attendu. Moi, j’ai fort mal dîné, je te dirai.

— Vous avez peut-être mangé au Palais-Royal, à quarante-sous ?

— Tout près du Palais-Royal, répondit Ervasy, qui croyait que Reine, déjà apaisée, entrait dans la voie conciliante de la conversation.

— Vous avez eu trois plats au choix et le dessert ?

— Oui, trois plats et le dessert.

— Des asperges et des haricots verts ?

— Tu l’as deviné. Oui, nous avons mangé des asperges. Comme tu sais cela !

— C’est connu ; au Palais-Royal, on vous sert, dans un dîner à quarante sous, des asperges, qui au mois où nous sommes, reviennent à vingt francs la botte, chez Chevet,

J’étais sûre que vous m’apporteriez ici quelque beau mensonge ; mais je n’en suis pas étonnée, après ce que j’ai appris sur votre compte.

L’homme le plus irréprochable auquel une femme parle ainsi est renversé du coup. Comme il n’y a pas de passé parfaitement innocent, même pour les anges, il suppose tout de suite qu’on a découvert quelque tache sur une page de sa vie. À quarante-cinq ans on a beaucoup de pages. Ervasy, tout en cherchant mentalement à se fortifier sur tous les points, en prévision d’une attaque imminente, dit en souriant à Reine Linon : Et que vous a-t-on appris sur mon compte ?

— Vous osez me le demander ?

— Afin que nous le sachions tous les deux.

— Vous le savez bien, et c’est un tort. Tenez, c’est une infamie de me l’avoir caché !

— Une infamie… pour quelques intrigues perdues, oubliées.

— Des intrigues ?

— On ne peut guère appeler cela des passions. On vous a peut être cité ma vieille faiblesse pour mademoiselle Andorani, la danseuse, quand j’étais caissier chez les frères Maurienne.

— Il ne s’agit pas d’une danseuse, dit Reine, en frappant sur la table avec le doigt armé du dé.

— Quant à madame Thorin, je ne l’ai jamais vue que chez sa tante ; c’est peut-être de madame Thorin que tu veux parler ?

— Ni de celle-là, ni des autres, ni de la fée Caboche. À votre âge, on ne m’a pas attendue, reprit Reine, je le sais fort bien, sans que vous me dressiez l’inventaire de vos Vénus.

Pour avoir trop bravé d’abord les mauvaises dispositions de Reine, Ervasy recevait entre les côtes une de ces estocades à l’italienne, auxquelles tout homme qui a passé trente-cinq ans doit s’attendre de la part d’une grisette ou d’une duchesse, fût-il planté comme Apollon et joli comme le Bacchus indien.

À un moment donné, toute jeune femme met sur table l’extrait de naissance d’un homme moins jeune qu’elle. C’est une conséquence de la férocité des femmes à cacher leur âge. Toute leur vie est sur un nombre, comme celle des grands joueurs. Ceci les enrichit et ceci les ruine.

Ervasy se tut pendant quelques minutes.

— Après tout, dit-il ensuite, je n’ai tué personne. Et tu ferais mieux, ma chère Reine, de me pardonner, quoique j’ignore quelle est ma faute, si ce n’est celle d’être venu aujourd’hui trop tard chez toi.

— En ce cas, monsieur, faites-moi l’amitié de vous retirer, dit Reine, après avoir ployé sa broderie et posé son dé sur une épingle de sa pelote, j’ai sommeil.

— Je t’en prie, ma chère enfant, ne t’aigris pas ainsi à plaisir le caractère.

— Vous trouvez mauvais, peut-être, que j’aie sommeil ? Les blanchisseuses dorment à Paris.

— Il n’est que dix heures et demie. Tu as cassé le verre de ta pendule ?

— Apparemment. Bonsoir ! au plaisir ! ajouta-t-elle en dénouant son tablier de foulard, et en jetant son bonnet sur le fauteuil.

— Mais tu ne veux donc pas m’entendre ?

— Allez-vous en ! Le portier vous a remarqué. Je n’aime pas les suppositions.

Ervasy eut beau parler, Reine, sans faire attention à lui, se débarrassa de son fichu et alla devant sa petite glace, achever sa toilette de nuit. Le petit bonnet d’alsacienne qu’elle plaça sur sa tête changea le caractère de son joli visage. La peinture d’Ingres n’a pas de contours aussi fins, repris, continués, fondus avec autant d’onction. C’était la Fornarina plus jeune, moins nonchalante, la Fornarina française. Les coins de sa bouche formaient deux de ces trous comme en font les gouttes d’eau en tombant sur la neige ; deux petits abîmes roses où le sourire et la grâce s’engouffraient et tourbillonnaient. Ses lèvres, son nez qui relevait légèrement, affilaient son profil, que ramenaient à la sphéricité de l’enfance des joues suavement rebondies et ombrées d’un duvet de fruit mûr.

Elle parut si séduisante à Ervasy, qu’oubliant où en était l’état de la question, il s’approcha de Reine et voulut, en riant, l’étreindre par la taille.

Elle, sans s’émouvoir, prit une carafe sur la cheminée, et la vida, par dessus son épaule, dans le cou d’Ervasy. — Et maintenant si vous ne sortez pas, ajouta-t-elle, je vais appeler le portier et vous faire mettre dehors : je suis chez moi.

Quand une grisette a prononcé le je suis chez moi, il est peu de moyens de la fléchir. Il faut obéir, se mettre à sa discrétion, et ne plus rien attendre que de sa pitié. Résister, c’est exposer les meubles, c’est s’exposer soi-même à entendre votre ennemi crier du haut de la rampe : À la garde !

Quelles créatures ! Mais pourquoi ne pas rompre avec elles, diront certaines dames fort douces, pourquoi voir ces tigres-là ? Ces tigres sont charmants ; ces tigres-là ont parfois, ont presque toujours des compensations inimaginables ; ces tigres ont dix-huit ans, la peau douce, la vivacité du salpêtre, et il arrive souvent qu’on en est aimé.

Ervasy retira son habit pour le secouer ; il crut un instant avoir trouvé un prétexte pour rester un quart d’heure de plus dans l’appartement de la grisette.

— Maintenant que vous voilà presque sec, reprit-elle en lui ouvrant la porte, suivez la rampe jusqu’à la boule, et là, demandez le cordon. Bonne nuit.

— Décidément je ne partirai pas ainsi sans connaître le motif de cette réception, s’écria Ervasy, le corps à moitié dans la chambre, à moitié sur l’escalier. Il faisait enfin de l’énergie.

— Puisqu’il en est ainsi, répliqua Reine, restez ici ; moi j’irai coucher chez une amie. Je ne veux pas de scène.

Elle entre comme un éclair, dénoue son bonnet de nuit, passe, croise en un clin d’œil une robe lâche, une sorte de peignoir, fourre sa tête sous un petit chapeau, et se dispose à sortir.

Ervasy s’était assis dans le fauteuil et semblait disposé à continuer le rôle de résistance qu’il avait pris.

— Tenez ! dit-elle en mettant son passe-partout sous le nez, d’Ervasy, vous jouez là une comédie qui n’est plus de votre âge. À vingt ans, cela est pardonnable. Papa, ajouta-t-elle, en aiguisant ses paroles d’un terrible filet d’ironie, Dieu vous envoie un bon sommeil !

En voulant écarter la clef, que Reine n’avait cessé de tenir en garde, Ervasy lui toucha involontairement le visage. Celle-ci, égarée par le dépit, lui lança un soufflet, et si fort, que le chapeau du banquier roula au loin.

Une femme qui frappe trouve dans chaque coup un motif pour frapper encore. Elle se nourrit de sa colère, prend le change et croit être battue. Reine arracha la cravate à Ervasy, défit son gilet et l’égratigna jusqu’à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle tomba, elle eut une attaque de nerfs.

Quand ses sens furent revenus, elle se vit avec une belle chaîne d’or au cou et deux bracelets tordus en serpents autour des poignets.

Qu’elle était charmante ainsi pâle, échevelée, fumante, assise sur les genoux d’Ervasy, occupé à la consoler.

— Cela te plaît-il, lui demanda Ervasy ? Cette chaîne est-elle de ton goût ? je te l’ai achetée sur mes économies.

— Pourquoi mentez-vous, dit Reine avec une moue délicieuse et en jouant avec les anneaux d’or de la chaîne ?

— Moi, je mens ?

— À l’instant même ; et cela va me faire mettre encore en colère. N’avez-vous pas de honte de me l’avoir caché ?

— Que t’ai-je caché ?

— Vous êtes millionnaire ; oui vous êtes le plus riche de Paris, après le roi. Le portier me l’a dit.

— Moi, millionnaire ! Ce sont de mauvaises langues. Je ne suis que caissier dans une maison de banque, comme je le l’ai déjà dit.

— Vous êtes millionnaire puisque vous êtes banquier !

— Ton portier est un imbécile.

— Il est porteur de journaux, et il en dépose à votre hôtel, où il vous a aperçu. Qu’est-ce que je vais devenir, moi ? Vous ne pourrez pas me mener dîner à Saint-Germain, me conduire au cirque des Champs-Élysées, ni me faire prendre des glaces à la Rotonde, ainsi que vous me l’aviez juré sur l’honneur.

— Tout ce que je t’ai promis se fera, mais ôte-toi de l’esprit ces chimères, je ne suis pas si millionnaire qu’on te l’a assuré. Je suis à l’aise, te l’ai-je caché ? L’hôtel où je suis…

— Vous voyez, vous avez un hôtel.

— Il est à mon oncle. Mes chevaux…

— Vous avez des chevaux ?

— Ils sont très-maigres ; et ils me viennent d’une succession.

D’avance, Ervasy parait à toutes les fâcheuses éventualités résultant d’une position dévoilée.

— Mes domestiques…

— Est-ce qu’ils proviennent aussi de la succession ?

— Non. Mais ils sont au service de ma femme qui a toute la fortune. Avec les apparences, d’une belle position, je ne suis pas plus heureux qu’un commis à quatre mille francs.

— Ne me dites-vous pas cela pour me rassurer ? Est-ce que je pourrais croire à la durée de votre amitié si vous étiez à même d’entretenir tout l’Opéra, toute la Comédie-Française et tout le Cirque-Olympique ?

— Je t’assure que je te dis la vérité.

— Bien sûr ?

— Bien sûr. Tu ne m’en veux plus, Reine ?

— Vous êtes bien mouillé, n’est-ce pas ? Quelle folle je suis ! Attendez, je vais vous brosser, mettre un fer au feu. Y a-t-il encore du feu ? dit-elle en s’accroupissant sous la cheminée. Nous sommes sauvés, il y a encore du feu. Bravo ! Puis, sans changer d’attitude, elle tourna la tête et demanda à Ervasy : Avez-vous dîné ?

— Ma foi, non, répondit Ervasy.

— Ni moi non plus, dit Reine. Si nous dînions. Dînons, En deux temps ! Vite une serviette, débarrassez la table, les couverts sont ici, le pain est là.

Les côtelettes faisaient déjà entendre leur monotone pétillement, tandis qu’un des plus riches banquiers d’Europe mettait le couvert dans la chambre d’une grisette.

Avec quel délicieux appétit il mangea, lui qui, quelques heures auparavant, n’osait pas effleurer de ses lèvres les mets apprêtés par son habile cuisinier. Comme il trouva le pain bon, la salade parfumée ! C’est que Reine Linon le regardait, lui parlait, l’amusait dé son gazouillement où il était question de politique, de littérature, de musique, de tout ; c’est que lorsqu’elle allongeait le bras pour demander à boire, il prenait ce bras et il en admirait la blancheur, la grâce particulière sous les reflets jaunes et verts des émeraudes et des topazes incrustées dans le bracelet.

Au dessert, Reine chanta ; elle exigea qu’Ervasy chantât aussi. Il chanta comme chante un banquier.

Jusqu’à minuit moins dix minutes, son bonheur se prolongea. À cette heure solennelle, qui marque le terme de la complaisance des portiers, Ervasy prit congé de Reine, de Reine Linon, belle, fraîche, reposée comme un lilas de Perse après l’orage.

C’est du bonheur ! voilà le bonheur ! murmurait Ervasy en regagnant son hôtel.

N’était-ce pas réellement le bonheur ? Il allait à pied comme tout le monde ; il avait été grondé, tourmenté, battu, mais battu, tourmenté, grondé par une jolie grisette de dix-sept ans, par Reine Linon, la perle des blanchisseuses du faubourg Saint-Honoré.


III.

L’influence de Reine Linon ne pouvait déjà avoir amélioré la santé d’Ervasy, sur qui pesait une atonie de plusieurs années. Quand elle s’était montrée à lui, il était si sombre et si affecté que la guérison, si elle s’effectuait un jour, marcherait avec lenteur et éprouverait à chaque instant des points d’arrêt décourageants. La vue seule de son hôtel le replongeait dans sa mélancolie ; il ne parvenait point encore à surmonter l’ennui que lui inspirait la monotone opulence répandue autour de lui. Il exhalait de longs bâillements devant sa riche collection de statues ; il sentait des élancements de goutte en marchant sur les tapis étendus depuis le perron jusqu’aux mansardes. Un frisson le saisissait en laissant glisser sa main sur le velours de la rampe. Son estomac se fermait à l’aspect des montagnes de mets dont on couvrait sa table. Sa seule consolation à tant d’ennui, était Reine Linon ; mais il ne pouvait pas être toujours chez elle. D’ailleurs élevé aux fières leçons de sa mère dont l’orgueil se composait de beaucoup de vertus, il ne négligeait pas la société de sa femme sans s’en accuser au fond de son cœur. Elle était bonne, portée à l’indulgence, mais il ne voyait point là une raison suffisante pour tromper sa confiance. Ses reproches devenaient d’autant plus vifs parfois, qu’il lisait sur le visage attristé de sa femme la peine que lui causait l’altération graduelle de sa santé. Que n’est-elle Reine Linon, se disait-il ; que n’est-elle cette blanchisseuse ! je l’aimerais et mon existence se ranimerait peut-être ! Excellent raisonnement, auquel tant d’autres s’abandonnent. Ils souhaitent que leur femme soit leur maîtresse, ou, en d’autres termes, que leur femme, pour leur être agréable, cesse d’être leur femme. Je ne connais pas de repentir plus ingénieux.

De plus en plus alarmée du dépérissement de son mari, madame Ervasy consulta en secret d’habiles médecins. Chacun d’eux, selon l’usage, conseilla un traitement différent. Il faudrait qu’il voyageât, disait l’un ; il faudrait qu’il eût un enfant, disait l’autre. Nous avons épuisé la ressource des voyages, disait madame Ervasy ; quant à la seconde ordonnance, elle se bornait à l’accueillir en souriant.

Il n’est pas de femme, pour innocente qu’elle soit, à qui l’idée ne fût venue d’inspirer quelque bonne jalousie à Ervasy. C’est un stimulant merveilleux ; on en connaît les miracles. Avec qui monter cette dangereuse comédie ? réfléchit madame Ervasy.

Les plastrons compromettent souvent autant qu’un amant réel. Et puis, mettrait-elle dans la confidence la personne qu’elle aurait choisie ? se demanda-t-elle avec anxiété. Quelle fâcheuse confidence ! Qui l’assurait que le monde, aussi clairvoyant au moins qu’un mari, ne s’apercevrait pas le premier de cette intrigue, dont il découvrirait toutes les nuances, excepté l’innocent mensonge sur lequel elle reposerait ? Le moyen lui parut d’abord impraticable ; cependant il promettait de trop beaux résultats pour qu’elle l’abandonnât sans l’avoir longtemps débattu. Sa pensée y revint sans cesse ; elle s’y fixa. Ervasy éprouverait peut-être une douleur ; cette douleur l’occuperait, ferait diversion ; de la diversion à un changement complet dans les idées, il n’y a qu’un pas. La santé est subordonnée au moral dans un corps bien organisé. Mais à la faveur de quel plan est-il possible de paraître ne pas avoir un amant aux yeux du monde, tout en en ayant un pourtant, un amant fictif qui n’est soupçonné que par le mari ?

Madame Ervasy remonta de son expérience en défaut à l’expérience qu’on rencontre toute faite, et fort mal faite dans les livres. Les livres qu’elle avait lus étaient en grande partie des romans. Qu’avait-elle remarqué dans la plupart de ces romans, où les femmes ne sont peintes avec vraisemblance que pour les hommes, et jamais avec une ombre de vérité pour les femmes ? Entre autres monstruosités ces romans lui avaient appris que les grandes dames ne prenaient à leur service que de beaux hommes pour remplir l’emploi de chasseur, afin d’en faire tout simplement leurs amants. Elle aurait ri autrefois jusqu’aux larmes de cette délicatesse avec laquelle on présente leurs passions dans les livres. Stupide ou niaise, qu’importe la croyance, si elle est admise, pensa-t-elle, et admise surtout par ceux qu’on a le plus d’intérêt à tromper ? J’ai un chasseur, et il réunit, ajouta-t-elle mentalement, toutes les conditions désirées : une belle figure, une taille de lancier, de fort beaux cheveux noirs, un air tout à la fois tendre et soumis. C’est un chasseur de la nouvelle école.

Le lendemain, au moment où Ervasy, après avoir pris le thé, allait, selon l’usage, passer dans son cabinet pour parcourir les journaux, sa femme sonna et fit demander son chasseur.

Dauphin, le beau chasseur, s’empressa de se rendre aux ordres de madame.

— Dauphin, lui dit-elle avec un grand sérieux, vous vous négligez depuis quelque temps.

Du pâle rose, le chasseur passa au rouge éclatant, en, essuyant cette critique de madame Ervasy.

— Oui, vous vous négligez. Votre habit date du printemps dernier ; vos épaulettes sont trop grêles, et j’ai remarqué plus d’une négligence dans votre chaussure. Votre pied n’est pas mal, mais changez votre marchand de vernis. Mettez donc aussi quelquefois le pantalon de casimir blanc que l’on vous a donné.

— Me permettez-vous de disposer ce soir de Dauphin, demanda ensuite madame Ervasy à son mari ?

— Entièrement, répondit celui-ci sans s’informer de la visite ou de la course que sa femme méditait.

— Je vais à l’Opéra ; ne viendrez-vous pas m’y chercher ?

— Puisque vous le désirez, j’irai vous y prendre vers dix heures et demie.

Il se leva pour passer dans son cabinet.

— Encore un instant. J’ai à vous consulter, mon ami.

Après être montée sur un tabouret, madame Ervasy dit, au chasseur de s’approcher d’elle ; ce qu’il fit avec une grande promptitude.

— Ne pensez-vous pas, mon ami, que les moustaches de Dauphin sont mal dessinées. Je voudrais qu’on vît un peu plus vos joués, Dauphin, que les deux crochets descendissent jusqu’au menton qu’on doit soupçonner seulement. Je vais vous tracer cela. Donnez-moi cette plume, Ervasy.

Sans se déranger de sa lecture, Ervasy passa la plume à sa femme qui, appuyant une main sur l’épaule du chasseur, tout à fait ébahi de la licence, dessina de l’autre sur ses joues, avec une délicate précision, la forme à donner aux moustaches et aux favoris. L’opération fut assez longue pour qu’Ervasy eût pu la remarquer ; il ne s’en aperçût qu’à la fin, et ce fut pour dire à sa femme, lorsque le chasseur eut quitté le salon :

— Vous avez bien tourmenté aujourd’hui ce pauvre Dauphin ; que lui avez-vous donc fait ?

Ervasy n’attendit pas la réponse : il était rentré dans son appartement.

Ce n’est pas du premier coup qu’on réussit, pensa-t-elle. Ervasy ne sera pas toujours distrait.

On jouait ce soir-là, à l’Opéra, le Diable boiteux, délicieux ballet, amusant, spirituel, comme une nouvelle, heureux, comme tout ce qui naît d’une idée heureuse. Il y a des types primordiaux d’une inépuisable fécondité, mines d’or de la littérature. Don Juan est de ce nombre aussi bien que le Diable boiteux. Après avoir été une charmante tradition italienne ou espagnole, peu importe, Don Juan a été une belle comédie française ; il est devenu ensuite un magnifique opéra sur le piano de Mozart ; enfin un poëme célèbre sous la plume de Byron. Tous les genres courent s’abreuver à une même source, quand elle offre cette universalité mystérieuse, fort difficile à expliquer. Peut-être n’y a-t-il pas d’écrivain, pas de poëte, pas de peintre, pas de musicien, peut-être n’existe-t-il que des sujets.

Du second au troisième acte, madame Ervasy ouvrit la porte de sa loge et roula son fauteuil. Dauphin était debout dans le corridor, à un pas de la porte. Il était vraiment remarquable par sa magnifique ténue. Tous ceux qui passaient près de lui n’arrivaient pas à la hauteur de ses épaulettes neuves, étincelantes comme celles du général Amoagos, dans la grande et belle comédie de Vautrin. Les ouvreuses étaient muettes d’admiration. Quel dommage, pensaient-elles, que cet homme ne soit pas maréchal de France ! Il y en a plus d’un qui ne le vaut pas.

— Dauphin, lui demanda madame Ervasy, de quel pays êtes-vous ?

Avant de répondre, le beau chasseur ôta son chapeau à plumes de coq, et le passa, en deux mouvements presque militaires, sous son bras.

— Madame me fait l’honneur de me demander…

— Le pays où vous êtes né !

— À Clichy-la-Garenne, madame.

Et moi qui le croyais Bavarois, pensa madame Ervasy, en tombant sur cette déception : un Allemand de Clichy-la-Garenne !

— Vous n’avez pas toujours été chasseur ?

— Non, madame, je ne l’étais pas en naissant.

— Je le suppose, dit madame Ervasy, en souriant. Je vous demande si vous n’avez pas essayé d’une autre profession, avant d’entrer dans la domesticité ?

— Faites excuse, madame, j’étais coiffeur avant d’être chasseur.

— Ah ! vous avez été coiffeur.

— Oui, madame, coiffeur, dans la Grande-Rue, aux Batignolles.

— Et pourquoi avez-vous quitté cet état ?

— Vous ne le devinez pas, madame ?

— Pas le moins du monde.

— Pourtant…

— Ah ! mon Dieu ! quelle question lui ai-je faite qu’il prend un air si extraordinaire, se dit avec un effroi comique madame Ervasy !

— Non, je ne devine pas pourquoi vous avez cessé d’être coiffeur.

— C’est que j’étais trop bel homme pour cela, répondit Dauphin en ayant l’impertinence de rougir.

Madame Ervasy rapprocha son fauteuil de la balustrade des loges et se dit : Voilà donc les hommes que l’on nous fait aimer dans les livres ! Jamais je ne pourrai me décider à poursuivre la comédie jusqu’au dénoûment.

Au bout de quelques minutes elle se retourna pour voir l’impression qu’avait produite son brusque silence sur le chasseur, beaucoup trop bel homme pour coiffer les gens. La loge était encore ouverte, le chasseur avait repris sa pose immobile à l’entrée. La clarté horizontale du lustre qui frappait sa poitrine élevée et s’appliquait comme un masque de lumière sur son visage d’une coupe antique, d’un ovale athénien, le montrait dans les proportions d’un demi-dieu. Ses vingt-cinq ans, ses cheveux noirs, ses dents blanches, ses lèvres d’une fraîcheur angélique, son front assez vaste pour passer pour intelligent, l’ensemble et le caractère de tous ces traits relevés par un regard tendre, fier, lumineux, et cette barbe qui les accentuait à la façon castillane, lui donnaient tout ce qui fait dans l’homme le charme et l’admiration des femmes. C’était le Méléagre pour la jeunesse, le bandit italien pour le teint.

— Ma foi, il est très-beau, s’avoua madame Ervasy, qui en reprenant sa première attitude, c’est-à-dire en tournant le dos au beau chasseur, laissa sur lui un imperceptible rayon de son regard. Dauphin croyait ne pas être vu. D’autres plus fins que lui l’auraient cru : mais les femmes voient avec leurs épaules. Et que vit-elle ?

Dauphin passa lentement sa main droite sous les pans de son habit somptueux, la glissa dans une des poches, et la retira ensuite avec la même précaution. Les deux mains se joignirent, et le beau chasseur, attentif à son œuvre, tordit avec ses doigts et coupa avec les deux ongles du pouce une espèce de petite corde noire. Un fragment resta dans sa main gauche, l’autre fut porté par sa main droite à ses lèvres, à ces jolies lèvres que nous avons comparées à celles d’un ange. Le petit morceau de corde fut ensuite poussé dans le fond de la bouche, et y resta.

— Grand Dieu ! murmura madame Ervasy. Il…

Nous écrivons le mot pour elle. Il n’y a pas à reculer, il faut l’écrire. Dauphin chiquait…

Madame Ervasy frémit de la découverte. La tabatière a passé dans nos mœurs. Par coquetterie, les élégants marquis du dix-huitième siècle prenaient du tabac en poudre, qu’ils savaient répandre avec nonchalance sur la maline plissée de leurs jabots. En prisant, ils avaient occasion d’étaler la blancheur de leurs mains, de faire faire la roue à leurs manchettes, et d’éblouir autour d’eux par l’éclat de leurs bagues chargées de diamants. La révolution de 93 a naturalisé la pipe en France ; cependant la pipe est restée dans la rue, tandis que le cigare, qui ne date guère que de la restauration, est bien près de s’introduire dans les salons même de Paris. Mais la chique, où la découvrir dans nos mœurs privées ? Si le marin chique, la mer lui sert d’excuse ; si le soldat chique, c’est parce qu’il ne peut pas fumer sous les armes. Excepté le soldat et le marin, personne n’a l’habitude de chiquer dans les villes, à Paris surtout, où il n’y a pas de marins. Pourtant il existe à Paris une classe qui fume dans la rue et qui chique en secret dans quelques établissements publics où nos habitudes n’ont pas encore donné droit d’asile au cigare. Cette classe, qu’on ne s’y méprenne point, ne fréquente ni les estaminets ni les endroits réservés au peuple proprement dit ; elle se lève à onze heures, déjeune au café Anglais, dîne après une course au bois de Boulogne, sur les boulevards de Gand, et passe ses soirées à l’Opéra. Ce sont les dandys, les beaux jeunes gens dorés de la rue de Provence et de la Chaussée-d’Antin. Examinez leurs gestes au fond de leurs loges de damas, au moment le plus pathétique d’un opéra. Pensez-vous qu’ils se communiquent leur enthousiasme ? Non. S’ils se coudoient, s’ils se mettent silencieusement en rapport, c’est dans la commune pensée de partager une petite corde de tabac Virginie. Le sacrifice a lieu sans bruit ; celui qui reçoit sa part mystérieuse n’ôte pas même ses gants, il ne dérange pas son lorgnon. La chique arrive derrière la joue avec une grande délicatesse de mouvements. Quand l’Opéra, en ce qu’il a de fin et de supérieur, chique, il serait injuste de condamner, sans circonstances atténuantes, pour le même délit, le domestique qui chique aussi.

Après tout, les femmes sont admirables en ceci, qu’elles prennent leur parti sur les défauts et les vices des hommes avec une facilité proportionnelle au dédain et à la répugnance qu’elles ont montrés d’abord. Il y a dans l’homme une telle supériorité comme homme, même à la distance la plus éloignée des conditions, ou si l’on aime mieux, et je crois cela plus vrai, il existe dans les femmes un si vaste fond de résignation, qu’un homme est moins repoussé par elles à cause de ses défauts, que tel autre homme en sera accepté pour ses qualités. La femme, c’est la beauté ; l’homme, c’est une arme ; sa plus belle qualité est d’être une arme. En d’autres termes, et généralement, la femme prend un homme, mais l’homme choisit la femme.

Madame Ervasy n’ayant au surplus aucune intention sérieuse d’aimer son chasseur, elle envisagea avec moins d’horreur, après cinq minutes de philosophie, la mauvaise habitude dont elle avait fait en lui la découverte.

Le rideau se leva sur le troisième acte du Diable boiteux, et la porte de la loge se ferma sur le beau Dauphin, qui reprit sa place contre le vasistas, laissé complaisamment à demi ouvert par madame Ervasy depuis le commencement du ballet.

Du coin d’une loge d’avant-scène, le prince aperçu à la soirée du banquier du faubourg Saint-Honoré, avait remarqué la présence de madame Ervasy, et toutes les douleurs d’avoir vu son emprunt refusé lui étaient revenues à l’esprit. Son plaisir en fut troublé. Le charmant ballet n’eut plus aucun prestige pour lui : ni les riches décors, ni l’esprit répandu sur des scènes gracieuses, ni les danses passionnées de mademoiselle Elssler ne retinrent son attention.

Il suivit machinalement, et comme s’il assistait à une grande revue de ses troupes, les bonds moelleux, les sauts de chat-tigre, les contorsions castillanes, les ondulations, les frétillements veloutés, les tremblements voluptueux, les gestes de délire de la belle danseuse allemande, qui, de sa main frémissante, semblait prendre, en passant devant la rampe enflammée, tous les désirs des spectateurs et s’en faire une ceinture. Tous les regards l’adoraient, tous les cœurs l’aimaient, toutes les bouches baisaient le bout de ses petits pieds de satin. On n’était plus à Paris, la ville froide ; mais à Madrid, un soir d’été, quand les croisées sont ouvertes pour recevoir un peu d’air, quand il pleut du feu et des passions sur les bras dévoilés, les épaules nues des Castillanes, dont les yeux noirs tuent sur place, — quand elles foulent de leurs petits pieds les allées du Prado, embrasant l’espace de leurs conversations vives, jalouses, provocatrices, jouant des yeux, de l’éventail, de leur sein, qui fait craquer la florence noire ; on était à Madrid ; et quand tout ce beau sang moitié Maure, moitié chrétien, accourt dans les loges, dans les balcons des spectacles pour applaudir au boléro national, et haletant, ivre, épuisé, envoie son dernier bravo, son dernier souffle, son dernier baiser à la danseuse, qui, elle aussi, meurt sous tant de bonheur : telle était la salle de l’Opéra ce soir-là.

— Si M. Ervasy ne me prête pas cette somme, murmura le prince, au moment où il pleuvait des couronnes devant la danseuse, qui saluait le public avec la modestie d’une chaste nymphe après avoir dansé comme une bacchante, je serai obligé de vendre ma vaisselle plate.

— Cet acte vous a-t-il plu ? demanda madame Ervasy au chasseur, en reprenant la conversation.

— Oh ! oui, madame, beaucoup.

— Vous aimez donc la musique ?

— Je ne dis pas non ; mais ce n’est pas la musique qui m’a le plus diverti

— Qu’est-ce donc ? Le ballet ? Il est fort gai, fort intéressant en effet. La danse est plus de votre goût que la musique ?

— Certainement, madame, que la danse m’a fait grand plaisir, et je reverrai très-volontiers ce petit homme boiteux, qui a les crins rouges, un drôle d’habit jaune, des souliers montés sur des talons rouges comme un pigeon pattu, et une canne avec laquelle il tape toujours. J’ai bien ri ; ah ! j’ai bien ri ! mais…

L’imbécile n’a pas seulement fait attention à Fanny Elssler, pensa madame Ervasy.

— Mais ce n’est pas ce qui m’a le plus surpris.

À la bonne heure, se dit la complaisante interlocutrice, il va me parler d’Elssler.

— Je n’oublierai jamais reprit-il, non jamais, cette peinture qu’ils nous ont fait voir, avec toute cette garniture de lumières :

— Bien ! pensa madame Ervasy ; c’est du décor qu’il s’agit. Voilà donc ce qu’il préfère. Au fait, que de gens mieux placés n’ont pas meilleur goût que lui. On peut d’ailleurs, sans crime, être préoccupé de l’attrait des décors, lorsqu’il s’agit d’un ballet.

— Oui, ce décor est fort remarquable, reprit-elle ; on ne devine pas comment on parvient à produire tant d’illusion. On croit voir une salle de spectacle au temps de Louis XV. Comme les figures se détachent sans effort du fond des loges et comme les loges sont supérieurement drapées ! On croit même, tant le prestige est poussé loin, continuer cette salle fictive, et participer réellement avec elle à un même spectacle.

Dauphin avait écouté, la bouche ouverte, le visage plein d’une perplexité à la fois respectueuse et comique, les paroles qu’avait dites madame Ervasy.

— Comme il me regarde d’un air singulier, pensa-t-elle. Ne m’aurait-il pas comprise ? me serais-je servie d’expressions trop recherchées ? c’est peut-être cela. Voyons. Et madame Ervasy répéta aussi simplement que possible l’éloge qu’elle avait donné au décor du troisième acte du Diable boiteux, décor admirable qui offre, comme chacun sait, la peinture exacte d’une salle de spectacle de l’ancien temps, garnie à toutes les places de personnes attentives à suivre la représentation d’un ballet. Elle ne fut pas plus intelligible cette seconde fois que la première. Le visage du chasseur ne se détendit pas. Dauphin n’avait pas compris.

— Madame, répondit-il cependant, me fait l’honneur de me parler d’une chose dont je n’ai pas connaissance. Je n’ai pas vu ce décor, qui doit être magnifique, puisque c’est l’avis de madame. Celui qui m’a paru si beau me représentait au naturel un endroit singulier, où il y a des lumières et pas de lustres.

Des lumières et pas de lustres, murmurait madame Ervasy.

— Un appartement où il y a quatre côtés et pas de murs.

— Quatre côtés et pas de murs… Que dit-il ?

— Oui, madame, et pas de plafond.

— Et pas de plancher non plus ? s’écria madame Ervasy avec impatience.

— Pardon, madame, il y a un plancher, et un solide plancher encore, puisqu’il porte d’énormes poutres poussées dans tous les sens par des hommes vigoureux. On voit aussi des cordes qui tombent, des cordes qu’on tend et de grandes boiseries pendues au bout de ces cordes.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! se dit madame Ervasy, — je le comprends maintenant. Le décor qu’il préfère est celui qui précède le décor dont je lui parlais. Elle se tourna brusquement vers la salle pour étouffer dans son mouchoir le fou rire dont elle fut saisie.

Comment n’aurait-elle pas cédé à cet accès de gaieté ? Ce décor, personne ne l’ignore, ce décor, chef-d’œuvre de l’art pour le chasseur de madame Ervasy, représente un intérieur des coulisses avec les portants, les cordes, les poulies, les contre-poids, le derrière des frises, les tringles enfin, avec la plupart des moyens mis en usage par les machinistes pour faire mouvoir et fixer à leurs places les véritables décors. On a imité dans le Diable boiteux la physionomie de ces sortes de charpentes fort ennuyeuses dans leur état réel aux yeux de ceux qui ne peuvent s’en expliquer l’utilité. C’est au troisième acte qu’est placé ce décor : on le voit quand la danseuse, chargée du principal rôle du ballet figuratif qui s’emboîte dans le ballet même, le Diable boiteux, est sur le point de paraître pour recevoir les affronts d’un odieux coup de sifflet. En sorte que ce décor si extraordinairement merveilleux pour le chasseur est l’absence totale d’un décor, — ce n’est pas un décor. Voilà pourtant ce que Dauphin mettait au-dessus de tous les décors. Dans un tableau de Raphaël il aurait admiré le châssis.

— Et mon chasseur, réfléchit madame Ervasy en jouant avec la chaîne de son bracelet, passe pourtant pour le soleil des chasseurs de Paris, de Londres et de Vienne. Je n’aurais pas voulu connaître l’Apollon du Belvédère, ajouta-t-elle en insistant malgré elle sur la niaiserie olympique de son superbe chasseur. Ma parole d’honneur, la divine beauté de l’Apollon me donne maintenant de sa personne une trop triste opinion.

Le prince, qui s’aperçut de la conversation établie entre madame Ervasy et une personne dont il ne pouvait distinguer les traits à cause de la distance ; sortit de sa loge, et se mêlant aux promeneurs éparpillés dans le corridor pendant l’entr’acte, passa tout près de celle de la femme de son banquier. Il s’arrêta dans l’ombre à quatre ou cinq pas plus loin, et de là il s’assura à loisir que madame Ervasy mettait infiniment de la bienveillance à écouter son chasseur dont la beauté pas plus que la simplicité ne lui échappa. Paresse, bêtise ou supériorité, les grands ne s’étonnent de rien, c’est leur qualité distinctive. Personne ne la leur contestera. D’ailleurs l’histoire offre plus de preuves qu’on ne lui en demande pour attester leur parfaite disposition à ne pas s’émouvoir des goûts des dames titrées. Le grand Frédéric garda pendant cinq ans le silence sur les intrigues de sa sœur, la princesse Amélie, avec le baron de Trenk. Henri IV évitait avec le plus grand soin les occasions de découvrir les infidélités de ses maîtresses, dont les caprices n’étaient pas toujours selon leur rang.

— Elle pourrait mieux choisir, pensa le prince ; mais enfin puisque c’est son goût, qu’elle le satisfasse. Il faut le respecter.

Après la réflexion, une idée lui vint. Il examine le chasseur de madame Ervasy, l’étudie avec la pénétration des hommes de cour, lesquels, par condition, par habitude, par nécessité, sont les meilleurs physionomistes du monde. Il prend ensuite une note au crayon et regagne froidement sa loge.

M. Ervasy entrait dans la salle. Soit qu’il n’eût pas vu Reine Linon, soit qu’il eût été traité par elle plus mal que de coutume, il parut fort abattu en s’asseyant auprès de sa femme. Sa tristesse était silencieuse. Il eut à peine quelques paroles polies ; ses réponses se faisaient attendre ; il soupirait. C’est décidément un homme perdu si je ne puis le jeter dans un autre ordre d’idées, pensa sa femme ; il lui faut une diversion puissante et prompte. Quoi qu’il m’en coûte, j’emploierai celle que j’ai imaginée.

— Dauphin, dit-elle en ouvrant l’a porte, n’oubliez pas demain de me prendre à l’administration de l’Opéra cette même loge ; elle est fort commode. On jouera après demain Fernand Cortez. Je ne connais pas cet opéra ; je veux l’entendre.

— Oui, madame.

— Connaissez-vous Fernand Cortez ?

— Je ne le connais que de réputation, répondit le chasseur.

— Le malheureux ! pensa madame Ervasy ; il prend sans doute Fernand Cortez pour un acteur. Attention à mes questions. S’il est trop bête tout est perdu. L’impossible est impossible.

— Vous verrez avec moi Fernand Cortez. C’est une pièce sur laquelle je tiens à avoir votre avis ; vous avez des opinions franches, simples, mais naturelles. Ce soir vous m’avez quelquefois surpris par vos remarques naïves sur le Diable boiteux.

— Madame est trop bonne.

— Non, c’est la vérité. J’aurais voulu que M. Ervasy vous entendît. Quel âge avez-vous ?

— J’aurai vingt-six ans à la Saint-Fiacre.

— Ah ! vraiment, vingt-six ans. Vous n’en paraissez pas vingt. Vos réflexions ne sont pas d’une personne de votre âge. Vous avez la figure très-jeune.

— C’est que madame n’a pas remarqué que je m’étais arrangé les favoris et les moustaches ainsi qu’elle le désirait. Ça change un homme.

— Je m’en étais, au contraire, aperçue tout de suite. Vous y gagnez beaucoup.

— Je vous remercie, madame.

— Onze heures moins un quart, dit Ervasy en regardant à sa montre. Voulez-vous que nous rentrions ? Le fond de l’air est un peu froid ce soir.

— Partons, répondit madame Ervasy, désespérée de la profonde indifférence qu’avait montrée son mari en écoutant son dialogue avec Dauphin, si toutefois il l’avait entendu. Comment le rendre jaloux ?


IV.

Le domestique le plus aimé, le mieux rétribué, le plus estimé de ses maîtres, celui qui n’a rien à désirer dans le présent, rien à craindre pour l’avenir, lit en cachette, le plus souvent possible, les Petites Affiches, dans l’espérance d’y trouver une meilleure place. Qu’on juge des autres par celui-là. Le serviteur sublime qui allait à la guillotine avec son maître n’existe plus, par la raison fort simple qu’il a été guillotiné. Tout domestique n’est plus que provisoirement là où il est en service. Les beaux livres, les éloquents journaux qui ont écrit pendant quinze ans que les domestiques fripons, ignorants, espions étaient les égaux et devaient être les associés de leurs maîtres, ont produit ce résultat satisfaisant, que le domestique prend maintenant un maître, tandis que le maître prenait autrefois un domestique. Nous ne sommes pas loin du jour où les domestiques donneront congé aux maîtres, et ne les prendront que sur de bons répondants. Nous sommes égaux devant la loi, sans doute, nous devrions l’être du moins ; nous sommes égaux devant Dieu, et je le crois fermement. Mais arrêtons-nous là. Non ! nous ne sommes pas naturellement égaux. Il y a des oignons qui produisent de belles fleurs, il y a des oignons qui ne sont que des oignons. Les uns et les autres affectent pourtant la même forme. N’y a-t-il pas des chevaux de charrue, des chevaux de course et des chevaux de fiacre, parmi la race des chevaux ? Demeurez également convaincus qu’il y a aussi des hommes de fiacre et des femmes-oignons ; qu’il y a des gens nés pour être laquais, domestiques, balayeurs de rue, et rien autre. S’ils étaient par leur nature les égaux de M. Ingres, ils peindraient comme lui. Les égaux de M. de Balzac écriraient comme M. de Balzac ; les égaux du général Lamoricière entendraient l’art de la guerre comme lui, à moins, toutefois, que moins ne soit l’égal de plus, — ce qui est vrai, je le répète, devant la religion et la loi, mais outrageusement faux partout ailleurs. — Jamais je ne croirai que le domestique de M. de Lamartine soit son égal.

Voici ce que Dauphin lut dans les Petites Affiches quelques jours après la représentation du Diable boiteux, à laquelle il avait assisté avec madame Ervasy :

« Un étranger de distinction désirerait prendre à son service un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, d’une figure agréable, d’une taille élevée et qui aurait déjà servi en qualité de chasseur dans une maison de Paris. Il remplirait cette fonction auprès de l’étranger qui fait cette demande. Considéré, en position de parvenir à un emploi d’un ordre différent, s’il sait se rendre digne de la faveur de son maître par une bonne conduite, le sujet agréé aura en entrant six mille francs d’appointements, et il touchera en outre trois cents francs par mois d’indemnité quand il suivra la maison en voyage. — S’adresser au bureau. »

Il se présenta au bureau des Petites Affiches, sur l’attrait d’une si belle place, des hommes de tous les âges, mais qui prétendaient tous n’avoir que vingt-cinq ans ; et comme chacun croit posséder un beau visage et une taille élevée, on vit accourir, croyant parfaitement remplir les conditions du programme, des nains transfuges du bocal, des monstres, des échappés de Geoffroy-Saint-Hilaire. Se fût-il présenté des Adonis, le directeur les aurait refusés sous divers prétextes. Il repoussa tout le monde. L’appel, on le devine, ne concernait qu’une seule personne, et tant qu’elle ne se présenterait pas, le champ resterait ouvert. Enfin l’oiseau vint au filet. Dauphin se rendit au bureau des Petites Affiches, confiant dans ses états de service, sa beauté et son élégante taille.

Dès qu’il se fut nommé, le directeur lui dit qu’il le considérait comme placé chez l’étranger, puisqu’il offrait et au delà toutes les garanties désirées. Il l’emportait, ajouta-t-il, sur trois mille et trois concurrents. Mais la préférence était légitimée par des qualités physiques et morales d’une incontestable supériorité.

Le directeur lui donna l’adresse du prince, en protestant qu’il ne voulait rien accepter d’un bel homme comme lui pour sa commission.

Le chasseur monta dans un fiacre de remise pour se rendre chez le prince. C’était le premier tour du char de triomphe. Il songea à Napoléon.

Si la santé du banquier Ervasy n’avait pas encore éprouvé de changement notable, malgré l’heureuse distraction de Reine Linon, c’est qu’Ervasy ne connaissait la jolie blanchisseuse du faubourg Saint-Honoré que depuis un mois environ. Les préliminaires sont en amour autant une préoccupation qu’un plaisir. Qu’elle eût été ou qu’elle n’eût pas été sage jusqu’à l’heure où nous écrivons cette partie de son histoire, circonstance indifférente à signaler ici, elle ne s’abandonna pas, comme une esclave de Géorgie, à la volonté du maître. Vertu ou calcul, elle tint à distance tant qu’elle put ou tant qu’elle voulut celui dont elle avait éveillé l’amour. La scène de nuit où Ervasy figure prouverait le peu de chemin qu’il avait fait depuis l’origine de sa tendre intimité avec la grisette. Comme il l’aimait beaucoup, comme il l’adorait, comme il en était fou, il souffrait des mille bizarreries d’une affection dont il ne se croyait pas sûr. Un jour il espérait, le lendemain il renonçait à être aimé ; le matin, il sortait joyeux et rajeuni de la maison de la blanchisseuse ; le soir, en coudoyant les murs, il rentrait à son hôtel rongé d’inquiétudes. Ainsi, l’on s’explique comment sa femme ne s’était pas encore aperçue du salutaire ascendant de la grisette.

Il était six heures du soir quand le banquier entra chez elle ce jour-là, le jour, si l’on tient à un certain ordre chronologique, où Dauphin, son chasseur, avait dû se mettre en rapport avec le prince.

Reine était parée et prête à sortir. Un petit chapeau de paille, ainsi qu’on les portait alors, prenait sa jolie tête et se terminait à son menton par un gros nœud de ruban rouge liseré de bleu. Rien sur la passe, ce qu’une jeune femme peut y placer de mieux ; et dessous, des cheveux doux et bouclés, inquiétant ses yeux, son menton rose, ses joues, comme un buisson raille une fleur d’amandier tombée dans ses épines. Sa robe était soie et coton ; pour une grisette ; c’est de la soie pure. Elle aimait par-dessus tout le noir : c’est excellemment comme il faut. La robe de Reine était noire, sans volants ; elle saisissait étroitement ses épaules et sa taille, et bouffait avec une certaine exagération au dessous de la taille. Sa chaussure, de prunelle moirée aux reflets d’or, achevait une toilette élégante et simple, que rehaussait une mantille bordée d’un simple velours de soie. La dentelle l’avait effrayée ; elle est chère, et elle vieillit qui la porte.

Ervasy ne vit que le luxe de la toilette ; les détails lui échappèrent.

— Où allez-vous donc, que vous êtes si élégamment parée, lui demanda-t-il d’un ton qu’il aurait voulu rendre exempt d’humeur : vous ne m’attendiez pas ?

— Devinez.

Il faut toujours deviner avec les grisettes.

— À quelque dîner ; que sais-je ?

— Non, j’ai dîné il y a deux heures.

— Sitôt ! alors vous allez au spectacle ?

— Oui, monsieur.

Tous les fantômes de la jalousie frôlèrent les cheveux d’Ervasy. — Je l’ai surprise ! pensa-t-il.

— Et avec qui, s’informa-t-il en souriant, allez-vous au spectacle ?

— Devinez encore.

— Toujours deviner !

— Alors vous ne le saurez pas.

— Avec votre amant ! s’écria Ervasy.

— C’est ma foi vrai ! répondit Reine, et je n’attendais plus que lui pour partir.

Ce jour-là elle était charmante. Elle prit Ervasy par le bout de l’oreille, et quand elle lui eut fait quitter sa place, elle lui dit : Nous allons, vous et moi, à la Porte-Saint-Martin ; c’est la première fois que nous verrons le spectacle ensemble. Est-ce aimable de ma part ? Je suis à vous jusqu’à minuit. Le portier m’attendra ; je lui descendrai vingt sous demain matin.

— Venez ! partez vite. Vous me ferez la cour dans ma loge.

Ervasy, en retenant la délibérée grisette, avait moins en ce moment l’envie de lui presser les mains que de retarder le plus possible le moment de sortir. Il faisait jour ; si on le voyait monter en fiacre avec une jeune fille, que penserait-on ? Quel mal se donnent les hommes quand ils ne sont plus jeunes pour agir comme il leur plaît !

— Je vous en prie, lui répéta la grisette en frappant du pied, ne me fanez pas mes gants et ne me faites pas manquer surtout la petite pièce en m’arrêtant ici sans raison.

Faute de bonnes raisons, il fallut céder, descendre l’escalier clair comme à midi, et affronter les regards de la rue, toute pleine de gens qu’Ervasy, dans sa peur, s’imaginait connaître.

Au coin de la rue, il dit en exhalant un soupir de bonheur :

— Attendez-moi là un instant, je vais chercher une voiture.

Il avait aperçu une place de fiacres.

— Êtes-vous fou ?

— Pourquoi cela, Reine ?

— Supposez-vous donc que j’ai fait toilette pour le cocher. Autant vaudrait se rendre au spectacle en bonnet de nuit que d’y aller en fiacre. Il fait un temps doux, le pavé est sec, gagnons les boulevards, et rendons-nous à pied jusqu’à la Porte-Saint-Martin. Un fiacre !

— Tous les boulevards à pied ! se dit Ervasy, qui foulait déjà triomphalement la place Vendôme, sa grisette sous le bras.

Il obéit. Mais son sang pétillait dans ses veines. Il n’osait regarder ni à droite, ni à gauche, ni en face. Si M. le comte me voyait ! si M. le marquis m’apercevait ! si mes commis me rencontraient ! Et chaque nez qu’il entrevoyait en soulevant un peu la paupière lui semblait un nez connu. C’est lui ! c’est bien lui ! ah ! oui, c’est lui, pensait-il. Ma femme !!! fut-il sur le point de crier au coin du faubourg Poissonnière. Ce n’était pas elle. On voit partout sa femme quand on a une maîtresse sous le bras. C’est la tête de mort que les Égyptiens faisaient passer au dessert.

Son martyre eut un terme. Ils arrivèrent à la Porte-Saint-Martin. Ervasy courut aussitôt s’enfermer avec Reine dans une loge de seconde galerie, et tout fut oublié : Les plaisirs champêtres ont leur prix, quoique l’herbe tendre soit un affreux divan, et qu’à la campagne le soleil y soit toujours trop chaud et l’ombre trop froide. Mais les portes bien fermées, les tapis bien épais, les cheminées chaudes, les lampes paisibles, les doubles rideaux ne sont pas ennemis des tendres tête-à-tête. La femme sur l’herbe est une fleur, a dit un poëte arabe, la femme dans un fauteuil est une reine, mais la femme assise sur un tapis est une femme.

Au nombre de ces jouissances civilisées, un peu trop rabaissées par les poëtes de gouttières, celle de s’enfermer dans une loge, avec une femme aimée, est une des plus savoureuses. L’égoïsme triomphe, il se fait une part de lion ; et voilà le plaisir. On a seul, on garde seul, on posséde seul devant tout le monde celle qu’on croit être enviée par tout le monde. Les petits soins qu’on lui prodigue, et que j’appellerais circulaires, sont charmants ; ils sont infinis. Poser le chapeau, le châle, rapprocher les fauteuils, causer, se taire, expliquer, parler bas, se sourire pour faire encore moins de bruit, peut-être se prendre la main. C’est une ruche ; on fait du miel.

— On jouait ce soir-là, à la Porte-Saint-Martin, la Tour de Nesle.

— Ah ! c’est M. Bocage, s’écria tout à coup la grisette, en voyant le célèbre acteur ; il me plaît ; il est fort bien ; comme il met de l’expression dans tout ce qu’il dit. Il est encore très-jeune, n’est-ce pas ? Mais regardez donc, il est admirable !

Les acteurs ont été de tout temps les rivaux que les femmes, même celles qui ne sont pas grisettes, opposent, sans avoir l’air d’y mettre de la méchanceté, aux hommes dont elles sont aimées.

— Mais oui, bégaya Ervasy, il joue avec chaleur. Vous vous enthousiasmez vite.

— Est-ce qu’on s’enthousiasme doucement ? demanda naïvement Reine.

Comme l’acte finissait, elle dit :

— Il fait chaud ici. N’avez-vous pas soif ?

— Prendriez-vous une limonade ?

— Assez volontiers, répondit Reine.

Il est de coutume établie qu’une grisette mange au spectacle autant qu’elle s’amuse. Au premier acte Reine prit une limonade, au second une groseille, au quatrième une glace.

Qu’on ne demande pas si Ervasy fut ravi en voyant cette jeune fille rire, pleurer, frémir, manger des gâteaux, applaudir, s’élancer hors de la loge et avoir peur de gâter, sa robe de trente-cinq francs.

— Tu es charmant ! lui dit-elle, dans un moment où l’ivresse du spectacle faisait sur elle l’effet du vin de Champagne. Tu es charmant ! — Va m’acheter deux sous de galette au Gymnase.

Eryasy, qui ne redoutait plus la délation du grand jour, courut à toutes jambes, chercher, à Reine, de la fameuse galette du Gymnase. Il en mangea avec elle dans un coin de la loge, et rien ne lui avait jamais paru si exquis.

Cette soirée de bonheur se termina comme se terminent, à Paris, toutes les soirées de ce genre, c’est-à-dire par une pluie battante. On rentra en fiacre au faubourg Saint-Honoré. Et Reine fut fière d’apprendre aux gens du premier, au portier et à la fruitière, qu’elle revenait en voiture.

La révolution s’était largement opérée dans le moral d’Ervasy. Malgré la pluie, il gagna à pied son hôtel. La joie est pleine de fantaisies.

Rentré dans son appartement, Ervasy se mit à jouer de la flûte. Depuis quatorze ans il n’en avait joué.

Mon pauvre mari est devenu fou ! s’écria madame Ervasy, en s’assurant que c’était bien son mari qui exécutait un vieux solo sur la flûte.


V.

Dauphin, le chasseur de M. Ervasy, fut introduit chez le prince, dans un hôtel de la rue de l’Université. Très-familier, comme le sont tous les grands seigneurs, quand ils espèrent tirer parti de la familiarité, le prince le reçut dans une salle basse donnant sur le jardin de l’hôtel.

— Vous savez, dit-il au chasseur, respectueusement debout devant lui, les conditions auxquelles je désire attacher un chasseur à ma personne ?

— Oui, monseigneur, et ces conditions me conviennent.

— Dans quelle maison êtes-vous en ce moment ?

— Chez M. Ervasy, banquier, faubourg Saint-Honoré.

— Je le connais beaucoup, répliqua le prince, qui ne voulait pas, si, par impossible, Dauphin se souvenait de l’avoir vu chez M. Ervasy, paraître d’abord s’entourer de mystère.

— Vos gages sont-ils satisfaisants ?

— Très-beaux, monseigneur.

— Vous traite-t-on avec douceur, avec bienveillance ?

— Je n’ai qu’à me louer de la bonté de mes maîtres. Le prince parut réfléchir un instant.

— En vérité, reprit le prince, il m’est pénible de vous détacher d’une maison dont vous n’avez qu’à vous louer. J’hésite.

Le chasseur se repentit d’avoir rendu une justice si complète à ses maîtres ; il chercha aussitôt à réparer le mal.

— Je suis bien, sans doute, reprit-il, cependant j’ai souvent à supporter la mauvaise humeur de monsieur, il a un caractère incompréhensible. Il gronde pour rien, il est toujours malade, change de volonté à chaque instant, fait atteler et dételer dans la même minute ; il nous oblige à l’attendre quelquefois jusqu’à deux heures après minuit.

— Ces caprices sont fort excusables dans un homme malade, interrompit le prince ; mais madame ne vous donne aucun sujet de plainte.

— Madame à aussi ses lunes.

— Caprices charmants, légers, dit le prince, caprices d’une femme adorée de son mari.

— Je ne sais pas s’il l’adore la nuit, pour ne parler que de ce que je connais, répliqua le chasseur, mais le jour il ne fait guère attention à elle.

— La plupart des ménages parisiens en sont là, monsieur Dauphin, dit le prince ; d’ailleurs madame a des goûts que M. Ervasy n’a pas le temps de partager. Rendre des visites, recevoir, aller au bal, au spectacle.

— Madame, c’est un fait, continua Dauphin, aime beaucoup le spectacle, je le sais, moi qui l’accompagne toujours.

— Vous plaindrez-vous encore de cela ? Voyons, monsieur Dauphin.

— Ce n’est pas pour me plaindre que je le dis, monseigneur.

— Vous seriez fort injuste, convenez-en.

— D’autant plus, ajouta l’interlocuteur du prince, que madame me fait quelquefois l’honneur de me parler au spectacle ; elle me demande mon avis sur telle pièce, sur tel acteur.

— Mais c’est très-bien, dit le prince, en jetant la sonde dans l’abîme de cet imbécile. Ah ! madame cause ainsi amicalement avec vous : — c’est vous croire digne de cette estime. Une pareille confiance prouve que vous ne resteriez pas longtemps auprès d’elle comme simple domestique.

Dauphin ne laissa voir sur son visage aucune expression de surprise à ces premiers coups de pioche donnés à ses pieds par le prince, son futur maître, dans le but de tracer autour de sa discrétion une première tranchée.

Est-ce fatuité, niaiserie, se demanda le prince. Allons plus avant.

— Oui, plus j’y songe, monsieur Dauphin, reprit-il, plus j’éprouve des scrupules à priver une honorable maison de Paris des services d’un excellent sujet comme vous. Les bontés de madame Ervasy sont la preuve de la considération dont vous jouissez auprès d’elle particulièrement. Vous-même perdriez beaucoup en la quittant ; car, comme je viens de vous le dire, il est hors de doute que vous remplirez bientôt d’autres fonctions dans l’hôtel. Elle a su vous distinguer ; son choix n’est pas indifférent ; il s’explique, il se justifie. Profitez ; sachez profiter d’une occasion si favorable, si rare ; hâtez votre fortune : on est parti de plus bas pour aller bien haut.

— Je crois, dit Dauphin entrepris comme quelqu’un qui aurait écouté un discours dans une langue étrangère et qui afficherait un embarras exactement semblable à la modestie, je crois, monseigneur, que je ne fais pas votre affaire.

— Pardon, reprit le prince ; c’est que vous la faites trop bien. Je veux vous avoir, mais non pas vous enlever.

Dauphin sourit à cette bouffée d’encens, au milieu de laquelle il ne vit pas beaucoup plus clair.

Si c’est excès d’esprit, se dit le prince, qui en doutait fort, je ne risque rien, il me rendra la main ; si c’est de la stupidité je risque encore moins.

— Jugez vous-même, monsieur Dauphin, reprit-il, dans quel embarras vous me mettriez, dans quelle position vous vous placeriez vous-même, si madame Ervasy s’opposait ouvertement à ce que vous sortissiez de chez elle : on s’attache aux personnes dans toutes les conditions. La vôtre n’exclut aucune affection profonde, sincère, élevée.

Le prince s’arrêta ; la mine touchait aux parties vives.

Dauphin baissa la tête.

J’ai deviné, se dit le prince ; la place est à moi. Il faut qu’on capitule : sonnons l’assaut.

— Puisque décidément monseigneur ne veut pas de mes services, répliqua Dauphin, je lui demande pardon de l’avoir dérangé.

Dauphin se disposa à sortir.

Que de finesse, ou que de bêtise, réfléchit le prince ; je n’ai pu rien en tirer.

— Non, restez, monsieur Dauphin, s’écria-t-il ; j’ai mieux à vous dire. Vous ne quitterez pas la maison Ervasy, et vous passerez pourtant à mon service. Je vous prends ; mais, ne pouvant vous emmener avec moi dans mon voyage, qui doit durer un an, je vous laisserai à Paris. On vous payera régulièrement cinq cents francs par mois jusqu’à mon retour ; et à mon retour, je vous attacherai entièrement à ma personne. Ainsi tout se concilie : vos devoirs envers de bons maîtres, et votre désir de passer à mon service.

— Voilà le denier qui règle nos engagements, ajouta le prince en offrant un billet de banque de 500 francs à l’émerveillé Dauphin.

— Mais, monseigneur, dit le chasseur, que ferai-je pour mériter cette preuve de générosité ?

— Vous taire sur nos conventions, afin de ne pas me compromettre auprès d’un honorable banquier comme M. Ervasy, que j’affligerai toujours assez dans un an en le privant de vos bons offices.

— Quant à cela, monseigneur, soyez parfaitement tranquille. Je suis la discrétion même. Je verrais les choses du monde les plus extraordinaires que je ne dirais rien. Au fond vous avez raison, mon prince, il ne faudrait pas faire de la peine à un brave homme comme M. Ervasy.

— Mettez ceci dans votre poche, conseilla le prince à Dauphin, qui prit le billet de banque.

— Oui, Dauphin. La simple probité commande d’avoir des égards envers ceux qui prennent nos intérêts.

— Maintenant j’ai peur de le faire trop bête, réfléchit le prince. Il vient de m’échapper une étrange naïveté.

— D’autant plus, reprit Dauphin, que ce bon M. Ervasy s’en va par un mauvais chemin depuis quelque temps.

— Oui, il ne jouit pas d’une bonne santé.

— Elle est fort mauvaise, monseigneur, sa santé.

— Quel est son mal ?

— Qui le sait !

— Pourquoi ne s’entoure-t-il pas, riche comme il est de tous les genres de distraction ? Il y a le spectacle, les voyages, les procès…

— La boisson, ajouta Dauphin.

— Certaines inclinations de fantaisie, poursuivit le prince.

— Comme qui dirait les femmes, s’écria Dauphin en riant.

— Eh oui, Dauphin.

— Ce serait une idée à lui donner.

— Et cette idée le sauverait peut-être, dit le prince.

— Si je savais… Et puisque vous l’aimez tant, monseigneur.

— Lui inspirer cette idée, Dauphin, est chose délicate. Auparavant il conviendrait de l’étudier, de le suivre de près, de savoir où il va : c’est indispensable. Par exemple, s’il était dévot, puisque tu dis qu’il fait des absences dont on ne sait pas le motif, il faudrait se garder de tenter un pareil projet.

— Je saurai tout, et je vous dirai tout, monseigneur.

— Pourquoi me rapporter ? ce n’est pas nécessaire. Il s’agit de la précieuse santé de M. Ervasy et non de satisfaire ma curiosité.

— Une santé bien chancelante, monseigneur.

— Alors vite à l’œuvre, Dauphin.

— Dès ce soir, monseigneur.

— Je t’y engage, Dauphin, dit le prince, qui tutoyait son chasseur depuis qu’il était passé à son service.

— Mais surtout le plus grand silence.

— Monseigneur, je vous le jure.

— Tu ferais mourir M. Ervasy si tu avais l’imprudence, par ton indiscrétion, de lui laisser croire que sa vie est en danger. Adieu, Dauphin. Viens ici quand tu voudras.

— Monseigneur, j’espère revenir bientôt.

Dauphin sortit de l’hôtel avec la conscience d’avoir fait la meilleure action du monde, en contractant avec le prince.

— Si cet imbécile avait été l’amant de la femme, murmura le prince, en voyant s’éloigner les plumes de coq de Dauphin, j’aurais eu la femme par le domestique : et le mari par la femme ; l’emprunt était souscrit en huit jours. Puisqu’il n’en est pas ainsi, il a fallu tourner la direction des batteries. Attendons… La femme n’a pas d’amant, pas d’intrigues ; mais le mari ?… Ni l’un ni l’autre, ce n’est pas possible.


VI

Dans le faubourg Saint-Honoré, et sur la porte de la maison de Reine Linon, la conversation que nous allons rapporter avait lieu, quelques jours après la visite de Dauphin au prince.

En tendant son cou vers le magasin de la fruitière, le portier de la maison disait : Est-ce étonnant, voilà trois jours que la petite blanchisseuse n’est pas rentrée ! Il lui est arrivé quelque chose.

La fruitière, en s’adressant à l’épicier, répétait : Est-ce étonnant, voilà six jours que la petite blanchisseuse n’est pas rentrée chez elle. Elle est partie avec quelqu’un.

Trois jours étaient devenus six jours, et quelque chose s’appelait déjà quelqu’un.

L’épicier, en parlant au mercier, répétait : Voilà plus de douze jours que la petite blanchisseuse n’est pas rentrée chez elle. On l’a enlevée.

Le mercier faisait quelques pas vers le pharmacien, et lui répétait : Voilà bien quinze jours que la petite blanchisseuse n’est pas rentrée chez elle. Elle s’est noyée.

Suivie d’un commissionnaire qui portait derrière elle un sac de nuit, Reine Linon passait sous le seuil de sa porte au grand étonnement du portier, de la fruitière, du mercier et du pharmacien.

Le lendemain, Dauphin se présentait à l’hôtel du prince et demandait à lui parler.

— Monseigneur, dit-il en le voyant, j’ai déjà des nouvelles à vous apprendre.

— Parle, Dauphin.

Le chasseur raconta alors au prince que le jour même où il avait eu l’honneur de le voir, M. Ervasy, était parti pour Versailles. Il y était allé, avait-il dit à madame Ervasy, dans l’intention de débattre quelques intérêts de propriété avec les actionnaires du chemin de fer. Dauphin n’avait pas pu le suivre si loin ; mais, préoccupé de son engagement envers le prince, il avait passé une grande partie de son temps au débarcadère du chemin de fer, afin de voir arriver de Versailles, pour peu que le hasard fût favorable, son excellent maître. M. Ervasy.

— Le voyage seul, interrompit le prince, était un événement heureux pour sa santé.

Passant à côté de la réflexion, Dauphin continua et dit que par un bonheur extraordinaire il s’était trouvé là juste au moment où M. Ervasy sortait du wagon.

— Était-il un peu engraissé ? demanda le prince.

— Il était accompagné d’une jolie petite femme, blonde, jeune, qui portait un beau bouquet de dahlias.

— Et ils se sont quittés, cela va sans dire, après être descendus du convoi ?

— Pas du tout, monseigneur. Ils sont montés tous deux dans une petite voiture.

— Naturellement, tu les as aussitôt perdus de vue.

— J’ai eu, le croiriez-vous ? la curiosité de les suivre. J’ai pris un fiacre, et j’ai dit au cocher de suivre la petite voiture.

— Je prévois que le cocher était gris, et qu’il t’a mis à la suite d’un corbillard.

— Il était gris, mais il m’a arrêté à vingt pas de la maison devant laquelle s’était arrêté la petite voiture.

— Le reste, comme de raison, ne t’est pas connu ?

— Le reste, monseigneur, n’était pas difficile à connaître. La jeune fille se nomme Reine Linon ; elle est blanchisseuse, et j’ai pris par écrit, de peur de l’oublier, le numéro de la maison.

— Ceci n’est d’aucune importance pour personne, dit le prince en lisant le numéro ; l’essentiel est de savoir si ce voyage a fait du bien à ton maître.

— Il est rajeuni de dix ans. Il a dit des choses fort amusantes à sa femme tout le long de la soirée. Je n’en revenais pas.

— Ah ! j’en suis charmé, s’écria le prince. Il faudrait conclure de ce que tu m’as dit que les voyages en chemin de fer seraient peut-être un excellent moyen de ramener ton maître à la santé. Et que penses-tu, Dauphin, de cette jeune fille qui était avec lui ?

— Ce que je pense ? je n’ose pas vous le dire, monseigneur.

— Pourquoi cela ? Voyons, dis.

— Ce pourrait bien être quelque enfant naturel de M. Ervasy. Quand les riches n’ont pas d’enfants chez eux, ils en ont toujours chez les autres, disait mon père.

— Tu as raison, Dauphin. Mais, passons là-dessus ; bornons-nous à nous réjouir de l’amélioration survenue dans la santé de ton maître. J’ai quelques affaires pressées…

— Monseigneur, je serai toujours à vos ordres.

Dauphin sortit.

Le prince sonna.

Son secrétaire parut.

— Prenez deux cents louis sur vous.

— Oui, monseigneur.

— Sortez et achetez une parure en émeraudes de quatre mille francs, environ. Vous envelopperez l’écrin dans un papier très-commun, solidement, mais grossièrement cacheté, et sans dire qui l’envoie, vous laisserez ce paquet au portier d’une maison du faubourg Saint-Honoré, dont voici le numéro.

— Lisez-vous bien le nom ?

— Oui, monseigneur :

« Mademoiselle Reine Linon, blanchisseuse. »

— Très-bien. Allez, ne perdez pas de temps ; je vous recommande surtout de ne pas descendre de voiture devant cette maison.

À l’aide d’un raisonnement où la bonté du cœur et la vanité trouvaient leur compte, madame Ervasy s’attribuait le mieux apparent de la santé de son mari. Rien ne lui aurait ôté de l’esprit qu’un commencement de jalousie avait amené ce résultat souhaité. Non qu’Ervasy se fût aperçu, et franchement elle osait presque s’en féliciter, de la comédie burlesque à laquelle elle avait intéressé Dauphin, mais il avait dû comprendre qu’elle savait se passer de lui pour se distraire, aller dans le monde, vivre satisfaite. Il avait dû remarquer qu’elle s’était réduite à se contenter dans beaucoup d’occasions de la présence auprès d’elle d’un simple domestique, puisqu’elle avait perdu le mérite d’être pour lui, Ervasy, une compagne utile, indispensable. Elle ignorait que le bonheur dans le ménage éclot de lui-même comme les fleurs dans les forêts ; elles sont simples, mais leur éclat vient d’elles-mêmes, et leur parfum, s’il est petit, ne passe jamais.

Ervasy n’abusait sa femme par le témoignage d’une joie réelle que parce qu’il l’apportait du dehors ; elle en recevait la lumière et la chaleur, mais le foyer n’était pas en elle. Heureux, son mari répandait le contentement tant qu’il durait, mais si Reine Linon ne le lui communiquait pas lorsqu’il la quittait, il n’en avait pas à donner autour de lui. Que de femmes se créent la même illusion ! Elles ne savent pas, étant placées dans la position de madame Ervasy, qu’elles ne sont que des occasions de joie pour leur mari et rarement des causes.

Le moral d’Ervasy était en pleine convalescence et suivait parallèlement les progrès de sa santé, en voie de retour. C’était l’ouvrage de Reine Linon, qui ne s’en doutait pas ; elle faisait le bien sans le savoir. Pourvu qu’Ervasy la conduisît déjeuner à Saint-Cloud, à la Tête-Noire, dîner dans l’île Saint-Denis, chez Perrin, aux concerts Musard, et dans vingt autres endroits différents, elle laissait Ervasy libre de se bien porter à cause d’elle. Seulement il ne fallait pas qu’il lui dît : Rentrons, il fait froid ; asseyons-nous, il fait trop chaud ; n’allons pas à pied, je suis trop las ; ne montons pas dans un coucou, j’aurais honte d’y être vu. » Point de ces mauvaises raisons. Quiconque vit avec une grisette doit être jeune ou apprendre à le redevenir. Sur ce point elle est sans pitié ; elle n’admet pas la vieillesse, elle n’y croit pas ; elle n’y arrive du reste jamais comme grisette. Une vieille grisette n’existe pas. Comme la perdrix, elle change de nom en vieillissant. Que devient elle ? Que deviennent les vieilles lunes ?

De quel saisissement ne fut pas atteint Ervasy en surprenant Reine occupée à adorer sous tous les angles, près de la croisée, un écrin où brillaient un collier, des bracelets et des boucles d’oreilles en émeraudes ? Il eut besoin de relâcher le tour de sa cravate et d’ouvrir quelque peu son gilet ; il vit vert partout ; ses oreilles sifflèrent ; il chancela sur ses jambes.

— Voilà qui est galant, j’espère, s’écria Reine, en étalant dans tout son jour la brillante parure d’émeraudes.

Ervasy n’eut pas une parole de réponse.

— Eh bien ! j’en avais rêvé la nuit dernière, ajouta Reine. Un petit nègre m’offrait dans une corbeille un cachemire des Indes et une parure dans un écrin.

— Trouvez-vous que ces boucles d’oreilles vont à mon teint ? demanda Reine en essayant un à un les divers bijoux.

— Je trouve que vous vous êtes assez moquée de moi, répliqua Ervasy du ton le plus décontenancé.

— Me moquer de vous ! est-ce que je rêve ? cependant je ne vois pas le petit nègre.

— Ne faites pas semblant de déraisonner, Reine. Je vous ai surprise : vous avez reçu cet écrin de la part d’un amant. Vous me trompiez.

L’étonnement, la colère, mille nuances de surprise passèrent sur le visage de la blanchisseuse. Ervasy était trop ému pour qu’elle lui demandât s’il voulait plaisanter avec elle. Reine ne laissa échapper que ces mots :

— Mais je croyais que c’était vous qui m’aviez envoyé cet écrin ?

Elle examina ensuite si l’adresse qui accompagnait l’envoi portait son nom.

— C’est bien mon nom : Reine Linon, blanchisseuse.

Tenez, dit-elle à Ervasy avec un désintéressement plein de franchise, gardez-le ; je n’en veux pas, puisqu’il ne vient pas de vous.

— Mais ne soupçonnez-vous personne ?

— Personne.

— Votre propriétaire ?

— Il commencerait, répliqua Reine, par ne pas me faire payer mon loyer.

— Mais c’est un objet de quatre ou cinq mille francs, dit Ervasy.

— C’est grand, interrompit Reine.

— Toujours vous est-il adressé par quelqu’un qui vous aime.

— Les gens qui nous détestent, dit Reine en prenant la chose avec plus de calme, ne nous envoient pas des diamants verts.

— Il n’y pas de diamants verts. — Cela s’appelle des émeraudes. Je disais que c’est l’offre de quelqu’un qui veut vous séduire.

— C’est possible.

— Que lui répondrez-vous ?

— Voyons, votre vous m’ennuie. Je ne puis pas répondre au mur. Si quelqu’un se présente je verrai.

— Que verrez-vous ?

— Je verrai un beau jeune homme, s’il est beau.

— Et s’il a des intentions, si…

— Obligez-moi, dit Reine, d’aller vous calmer avec une promenade aux Champs-Élysées. Ces monstres d’hommes croient qu’on se donne pour une parure de coco comme les négresses. Ah ! vous êtes jaloux. Je m’en doutais depuis l’autre jour. Vous faisiez des yeux terribles à un beau Turc qui revenait avec nous de Versailles. Il me plaît, moi, d’être admirée et d’être crue sur parole. Je ne connais pas celui qui m’a envoyé cet écrin ; s’il vient je le lui rendrai ; s’il est beau je vous en ferai part.

— Vous ne me dites pas la vérité, dit Ervasy en prenant prudemment son chapeau et ses gants.

— Vous ne voulez pas de cette vérité, dit Reine en faisant reculer du regard le pauvre Ervasy jusqu’à la porte de la chambre, je vais me servir de l’autre.

J’ai été suivie hier par le Turc de Versailles : il a pris chez le portier mon nom, mon adresse, et c’est lui qui, ce matin, m’a envoyé l’écrin. Attendez encore, dit-elle à Ervasy : Avant que vous ne partiez, permettez-moi de vous rendre un service. Vous avez là un cheveu noir qui fait tort à ces gris.

Reine arracha en riant avec malice le cheveu noir et ferma brusquement la porte de sa chambre sur le visage d’Ervasy.

Molière a prétendu, avec sa sagacité ordinaire, que la grammaire régentait jusqu’aux monarques ; qu’eût-il dit de la logique qui renferme dans ses attributions le monde entier, et par conséquent la grammaire ? Or la logique prit la place d’Ervasy expulsé et tourmenta singulièrement l’esprit de la blanchisseuse de fin. Impossible de mettre, comme un amant, la logique à la porte. Reine Linon se dit qu’elle avait traité avec beaucoup trop de légèreté, devant Ervasy, la question de l’envoi de l’écrin. Recevoir, c’est s’engager ; accepter, c’est contracter obligation. Rien pour rien dans ce monde, et peu pour beaucoup dans un certain monde. D’où provenait cet acte de générosité dont le mystère aggravait l’importance ?

Après un long examen de conduite, elle alla poser l’écrin sur la cheminée et elle s’en éloigna ensuite avec un noble sentiment d’appréhension. Ses paupières frangées de longs cils descendirent sur ses yeux timides, ses mains se posèrent sur ses genoux ; Reine fut sur le point de pleurer. Je l’ai affligé, murmura-t-elle ; il avait raison pourtant.

Au milieu de ces pensées de regrets, on frappe deux petits coups voilés à sa porte ; c’était le choc d’une main gantée. Un pressentiment soudain remua Reine jusqu’au fond du cœur. Elle met vite un tablier grossier devant elle, dérange en un clin d’œil l’ordre trop coquet de sa coiffure, et elle court ouvrir.

Un jeune homme de vingt-cinq ans entra dans la petite chambre, en s’informant s’il avait l’avantage de parler à mademoiselle Linon. Pour toute réponse, Reine lui présenta un siége, et resta debout près de la croisée, ne sachant au juste ni à quel endroit, ni dans quelle position se mettre devant lui. Elle ne s’attendait pas, il faut le dire, à recevoir un visiteur d’une physionomie aussi avantageuse. Plus l’écrin lui avait semblé riche, et plus elle s’était peint sous des traits disgracieux le personnage qui l’avait offert, et qui, selon elle, avait prétendu éblouir, étant incapable de plaire. Le mécompte, si cela doit s’appeler un mécompte, était complet. Jeune, d’une taille souple, illuminant un beau visage brun, doré par les lueurs de ses yeux bleus expressifs, il donnait une valeur infinie à la finesse de sa structure pleine et nerveuse, par une mise parfaite, particulière à quelques privilégiés du goût. À l’élasticité des mouvements qu’ont les Français, il joignait l’exquise tenue des élégants de Londres, mérite difficile, dont il faut tenir compte aux méridionaux, peu habitués à supporter la gêne dans leurs climats chauds. Son pantalon noir, demi-collant, descendait sur ses bottes avec une précision dont Humann, le maître à tous dans son art, a trouvé, à force d’habileté, le rare secret. Ses pieds annonçaient une origine, exemple de tout mélange avec des races déformées par le travail. Ils étaient minces, brisés, et se ployaient comme une main de femme. Tant de beauté, tant de distinction ne furent pas sans effet sur Reine. Elle aurait volontiers souhaité avoir affaire à quelque vieux poursuivant, à quelque perruque blonde, afin de rejeter avec dédain des offres blessantes. Venues de si fines et si nobles mains : les offres ne froissaient presque plus. Elles étaient une erreur, une inconvenance, mais comment y voir un crime, même un affront !

Cependant Reine, qui se croyait en droit de parler la première, la délicatesse lui imposant le devoir de refuser le don de l’écrin même avant d’entendre les raisons qu’on avait pour le lui offrir, alla prendre les bijoux et les rendit. En les déposant entre les mains de celui qui la regardait agir avec un sourire de bienveillance, et ne voulait pas tout de suite la contrarier, elle dit qu’elle ne devinait pas les intentions cachées d’un tel hommage. Elle s’estimait assez pour croire à une erreur commise à son égard : elle fut éloquente à sa manière. Si Reine avait eu l’habitude de se maîtriser, elle aurait peut-être en ce moment causé au jeune homme, attentif à l’écouter, une peine réelle, mais elle monta trop haut ; elle mit trois clefs à son indignation ; la vérité se perdit dans les airs. Sans lui supposer de l’hypocrisie, son auditeur la jugea à fond, il la jugea bien : il la plaça à une élévation raisonnable, mais non inaccessible.

Il dit à Reine avec l’inimitable réserve des gens bien élevés, quand elle eut achevé son petit discours vertueux : — Mais je ne vous aime pas, mademoiselle, je n’attends pas de vous, je vous jure, le moindre retour d’affection. Peut-être sommes-nous allés trop vite tous les deux.

Chez les femmes sans naissance ni éducation complète, l’expérience n’arrive jamais que par ces affreux déchirements du voile jeté sur leur intelligence en défaut.

En effet, réfléchit-elle, qui m’a dit qu’il m’aimait, parce qu’il m’a envoyé un cadeau ? Mais alors, se demanda-t-elle, pourquoi me l’envoie-t-il ?

La question vibrait encore dans Reine Linon que le prince, car c’était lui, dit à la blanchisseuse de fin, en lui remettant de nouveau l’écrin : « J’attends de vous un grand service ; trouverez-vous mauvais que je commence par être galant avec vous ? »

Reine sourit, tout en rougissant de son erreur. Tenait-elle, ne tenait-elle pas l’écrin ?


VII.

Voyant Reine à demi rassurée, le prince la pria de s’asseoir près de lui sans lui permettre de soupçonner dans son empressement familier et contenu tout à la fois le plus léger désir de se jouer de sa crédulité. Le service qu’il attendait d’elle lui fut expliqué à voix basse. Reine entra peu à peu dans les vues qu’il lui exposa en quelques mots clairs et concis ; mais à peine eut-il fait la moitié de la confidence, qu’elle se prit à sourire. Bientôt ce sourire, se prolongeant, devint une petite gaieté d’étonnement, et la gaieté fut à la fin si expansive, si franche, si soutenue, quelle accompagna jusqu’au bout le monologue du prince, charmé d’un tel assentiment.

— C’est donc convenu, s’écria-t-il en se levant. Vous ne croirez plus, j’espère, mademoiselle, que j’ai jamais eu l’intention d’exiger de vous plus que je ne vous ai demandé. Adieu, mademoiselle Reine, à bientôt.

— À bientôt, lui répondit Reine, en accompagnant le prince jusqu’au commencement de l’escalier.

Quand elle rentra dans sa chambre, elle se jeta sur son écrin, et fut presque sur le point de s’écrier en l’admirant :

— Rien n’est perdu, pas même l’honneur.

Ervasy n’eut plus qu’une idée en sortant de la maison de Reine Linon : celle de se tuer. Elle le trompait, elle avait un autre amant qu’elle lui préférait, un amant plus jeune, pauvre comme elle, et qu’elle pouvait mener où bon lui semblait, depuis l’Opéra jusqu’à la Chaumière, sans que cet amant fût toujours préoccupé de la crainte d’être vu. Le suicide lui vint à l’esprit, comme il vint à la pensée du peintre Gros et à celle de bien des personnes qu’on croirait à l’abri de cette résolution désespérée. Ce ne sont pas les grandes causes qui engendrent le suicide. Chez les hommes puissants par leur nom ou par leur richesse, ce sont presque toujours de petites inquiétudes, de petites taquineries du sort, des piqûres faites à l’amour-propre. Napoléon ne s’est pas suicidé à Sainte-Hélène ; il se serait peut-être asphyxié sur le trône s’il eût continué à régner. On se tue fort bien pour une blanchisseuse ; on se tue pour infiniment moins : pour une pièce rejetée ou pour un tableau refusé au salon, Ervasy balançait entre les divers moyens de sortir de la vie, songeant combien on est peu empêché dans l’exécution de ce projet par l’attrait d’immenses richesses et par le lien des honneurs, lorsqu’on frappa à la porte de son cabinet. Il repoussa promptement ses pistolets dans le tiroir et alla ouvrir : c’était Dauphin, le chasseur, qui venait lui porter une lettre, remise à l’instant même par un commissionnaire. On attendait la réponse.

— C’est bien, dit-il à Dauphin : — Madame est-elle rentrée ?

— Pas encore, monsieur. .

— Laissez-moi.

Dauphin se retira.

— Un billet de Reine ! que veut-elle ? s’écria Ervasy.

Il ouvrit le billet en tremblant et il lut :

« Mon cher jaloux.

« Il ne s’agit pas de cela. Demain c’est dimanche tout le jour. Il fera beau, puisqu’il pleut depuis trois semaines. Je ne connais pas les bois de Montmorency, dont on m’a toujours fait de grands récits. Nous nous y promènerons à ânes ; et après la promenade nous irons à Montmorency, chez Leduc. C’est convenu. Je vous attendrai donc chez moi demain à midi. Nous prendrons les Omnibus jusqu’au faubourg Saint-Denis. Là on trouve des voitures pour Montmorency toutes les demi-heures.

« Votre petite Reine qui vous aime bien.
« REINE LINON. »

Le suicide s’envola avec ses longues ailes de crêpe pour s’abattre sur la mansarde de quelque poëte. Le banquier ouvrit sa croisée et respira à pleines haleines les parfums de ses fleurs d’automne ; il écouta avec extase le chant des oiseaux. La vie lui sembla bonne et belle. Il était aimé. Sa jalousie n’avait pas eu le moindre prétexte pour s’exercer ; il avait perdu la raison. Cet écrin ne prouvait rien ; Reine l’avait rendu à l’impertinent qui s’était sans doute présenté pour recevoir le prix de son cadeau. Reine est une charmante fille, une excellente amie, un cœur d’or, je ne sais pas l’apprécier à sa valeur, s’écria-t-il ; je vais songer à son éducation. Elle a de l’esprit, de l’intelligence ; elle prendra, je le veux, un rang dans le monde. Demain je lui achèterai une maison. Il faut faire riches ceux qu’on veut rendre meilleurs.

Ervasy prit une plume et répondit en ces termes au billet de Reine :

« Chère petite Reine.

« Demain à midi, je serai chez toi. Si cela ne te contrarie pas, nous irons dans une voiture à nous jusqu’à Montmorency. On va plus vite et on revient quand on veut. Je te ménage une surprise qui te sera agréable, je l’espère, mais ne va pas te fâcher à ce sujet et m’appeler encore millionnaire. »

La réponse fut renvoyée à Reine par le même commissionnaire, et Ervasy, la nuit étant venue, fit allumer les flambeaux de son cabinet. Comme une première fois, il avait modulé son bonheur sur la flûte, il imagina d’appliquer sa joie à un autre ordre d’exercice : il ouvrit sa riche bibliothèque : il prit un livre. Ce ne pouvait être que la Nouvelle Héloïse de J. J. Rousseau. Il existe toujours quelques livres, et celui-là est du nombre, qui dispensent de louer les autres livres et surtout de les lire. Peu liseurs de leur naturel, les banquiers aiment à savoir d’avance les ouvrages où ils seront sûrs de s’attendrir.

Il eut dans son sommeil des rêves enchantés, féeriques, moitié banquiers, moitié voluptueux ; des amours ailés jouaient nu-pieds sur des bordereaux, et des millions de pièces d’or reproduisaient les traits de Reine Linon, illusion probablement née en lui du souvenir de la folie de ce banquier italien qui fit frapper une monnaie à l’effigie d’une courtisane célèbre, sa maîtresse, et donna cours à ces pièces d’or et d’argent dans les limites de ses propriétés.

Enfin le jour de la réconciliation se leva et Ervasy attendit midi avec impatience. Après le déjeuner, où il s’était montré d’une humeur charmante avec sa femme, la trouvant belle, spirituelle, séduisante, il lui dit qu’il allait faire visite à l’un de ses anciens amis retiré près de Vincennes. Il dînerait chez lui ; ainsi on ne l’attendrait pas à l’hôtel.

— Comme je réussis ! pensa madame Ervasy, en écoutant les éloges donnés à ses qualités par la bouche de son mari. Encore quelques efforts, et il est sauvé. Ce n’est déjà plus le même homme.

— Vous ne partirez pas encore, lui dit-elle en le retenant.

— Je ne suis pas du tout pressé de vous quitter, répondit Ervasy, qui aurait déjà voulu être bien loin.

— Alors, écoutez-moi. Nous restons ensemble aujourd’hui.

— Vraiment ! s’écria Ervasy, du plus étrange son de voix.

— Nous irons tous deux chez cet ami ; vous me présenterez à lui.

— Avec plaisir, mais…

— Si nous ne dînons pas chez lui, nous dînerons au premier restaurant venu.

— Vous avez là une charmante idée, mais…

— Mais quoi, reprit madame Ervasy, il fait un temps délicieux, pur, on ne saurait le souhaiter plus beau ; le bois de Vincennes doit être admirable au coucher du soleil. Dauphin, dit-elle en se tournant vers son chasseur, qu’on attelle. Vous venez avec nous.

Dauphin alla faire atteler.

— Vous ne m’avez pas laissé achever, reprit Ervasy. Je serais heureux de vous mener avec moi chez cet ami, si je ne connaissais pas son caractère, mais il vous ennuierait mortellement par le récit de ses infirmités. Il ne sort pas d’ailleurs de son cabinet et il fume continuellement.

— N’importe, répliqua madame Ervasy. Au surplus, je pourrais vous attendre à l’entrée du bois avec Dauphin. Dauphin me lira le journal des modes. On ne s’ennuie pas dans un bois comme celui de Vincennes, Dauphin lit fort bien. Je goûterai sur l’herbe si vous me faites trop attendre. Dauphin m’achètera des fruits. Ainsi c’est arrêté, je ne vous quitte pas.

— La voiture est prête, vint dire Dauphin.

— Votre bras, cher ami.

Madame Ervasy s’appuya sur le bras de son mari jusqu’au perron ; là ils montèrent tous deux dans une calèche. Dauphin prit sa place derrière, et la voiture roula.

Reine Linon attendait.

Midi, midi et demi, une heure sonnèrent. Reine Linon ne vit pas arriver Ervasy. Alors elle laissa un mot pour lui sur sa table et partit toute seule pour Montmorency. Elle ne pouvait l’attendre plus longtemps ; dans tous les cas, il était prévenu. Pourquoi avait-il manqué au rendez-vous ? pourquoi un mot de lui ne l’avait-il pas avertie de son impossibilité à s’y trouver ? Ces pensées et le mouvement de deux ou trois voitures différentes où elle monta pour se rendre à Montmorency allumèrent son sang. S’il a tort, finit-elle par se dire, il verra ! Ses lèvres se rencontrèrent comme celles de Néron quand il eut prononcé le fameux Rome brûlera ! et ses petites mains froissèrent son mouchoir. C’est dans ces bonnes dispositions qu’elle descendit, après un voyage semé de projets de vengeance, sur la place du marché, à Montmorency. Elle ne vit personne. Que vais-je devenir ici toute seule jusqu’à la nuit, se demanda-t-elle, moi qui comptais tant m’amuser ? Je m’amuserai, parbleu ! sans lui ; voilà tout. Elle se fit aussitôt seller un petit cheval, et elle partit comme l’éclair pour gagner les bois d’Andilly.

Plus le dépit, la contrariété, la colère, augmentaient et grondaient en elle, et plus elle fouettait avec sa cravache l’excellent petit cheval dont elle drapait les bonds avec sa robe de soie verte. Le vent de la course allongeait derrière elle ses cheveux déroulés en flammes blondes ; à peine si sa jambe gauche, gracieusement contournée, touchait le fer de l’étrier ; quant à la droite, elle n’en avait aucun souci. La grâce, la finesse, et même l’étendue de cette jambe, dessinée sous un bas d’une blancheur de neige — à qui voulait les voir ! ou plutôt à qui pouvait les voir ! Les montées, les détours, les ornières, les étroites percées dans le menu bois, elle franchissait tout au galop. Un cavalier étonné de la rencontrer seule, et fort loin de Montmorency, ayant essayé de l’aborder et de lier conversation avec elle, elle tripla de vitesse. Le cavalier persistant à la suivre, elle s’arrêta sec au milieu d’une clairière, et l’attendit. — Où allez-vous ? lui demanda l’importun. — J’en reviens, lui répondit-elle avec un sang-froid impertinent et en reprenant un galop moqueur à travers le bois.

Le jour s’écoula, et elle arriva essoufflée, mourant de faim à Montmorency. Elle s’informa auprès de l’aubergiste Leduc, si un monsieur dont elle dépeignit les traits, ne s’était pas présenté dans l’après-midi. Sur une réponse négative, elle dit : Eh bien ! qu’on me serve à dîner dans un cabinet. La plus violente colère, quoiqu’elle affectât un certain calme, conduisait tous ses mouvements. Elle ne voulait pas s’avouer que l’absence d’Ervasy avait rompu tous ses projets. Son dîner fut composé comme s’il avait lui-même dicté le menu. Rien d’omis. Elle fit frapper une bouteille de champagne, et plutôt pour l’honneur que pour le plaisir d’en boire, elle en avala deux verres au dessert. Quand elle quitta la table il était nuit. À l’Ermitage ! se dit-elle ensuite, puisqu’on m’y attend. — À l’Ermitage !

L’Ermitage avait déjà allumé sa ligne de quinquets sous les branches des tilleuls séculaires qui ont prêté leur ombre aux rêveries de Jean-Jacques Rousseau. Chaque gradin de cet amphithéâtre tapissait de spectateurs différents ses talus de verdure. Aux premiers gradins s’étalaient les paisibles amateurs du bal, faisant de l’art pour l’art ; au second, dans une bande de lumière et d’ombre, des buveurs champêtres regardaient le ciel à la manière de Sancho Pança ; au troisième gradin et tout à fait dans l’ombre, ondulaient des groupes d’amoureux. Un peintre flamand composerait de délicieux effets de perspective en s’inspirant de cette montagne animée, qui commence par un bal et se termine par une étoile.

Reine avait mieux à faire qu’à observer ; elle entra dans le bal, et sans se laisser intimider par les regards des commis marchands parisiens, elle en mesura le cercle.

— Je vous attendais, lui dit une voix sortie comme d’un tronc d’arbre. Me voici.

Reine reconnaît la voix, franchit la triple rangée de chaises et, s’approche de la personne qui lui avait parlé.

— Je vous remercie de votre exactitude, lui dit la personne cachée. Il est ici ; mais comment se fait-il que vous n’êtes pas avec lui ?

— Il est ici ! répéta Reine avec étonnement. Montrez-le-moi. Ah ! il est ici !

— Il est là bas sous ce gros arbre. Son chasseur est derrière lui. Le voyez-vous ?

Sans en écouter davantage, Reine rentre dans le bal et court à Ervasy. Elle va lui parler, le confondre, le renverser, l’anéantir. Elle s’arrête. Une dame est là ; elle est avec Ervasy. Quelle est donc cette femme ? se dit Reine, et pourquoi l’a-t-il amenée ici ? Est-ce un tour qu’il m’aurait joué ? L’insulte serait complète. Elle regarde Ervasy. Quel regard ! Ervasy perd contenance, baisse les yeux ; il semble s’accuser, demander grâce pour quelques instants. Reine hésite. Lui fera-t-elle une horrible scène ? Le signal de la contredanse est donné : madame Ervasy prend son mari par la main, et tous deux vont prendre place à un quadrille auquel il manque encore, pour se compléter, un cavalier et une dame.

— Vous m’ayez invitée, dit alors Reine Linon au premier inconnu qui lui tombe sous la main.

Celui-ci ne sait que répondre.

— Moi… je…

— Eh oui, vous m’avez invitée. Vite ! faisons vis-à-vis à ces personnes qui attendent. Seriez-vous fâché de l’erreur, monsieur ?

Interdit, l’inconnu cède, et voilà Reine et lui face à face dans le quadrille avec M. et madame Ervasy.

Ervasy, en exécutant le premier en avant-deux, se penche sur Reine et lui dit :

— Vous saurez tout : soyez prudente.

En répondant à la figure, Reine réplique :

— Je ne veux rien savoir ; je vous arracherai les yeux.

La contredanse était sur l’air : Mon rocher de Saint-Malo que l’on voit sur l’eau, arrangé par Musard.

À la pastourelle, Ervasy ajoute :

— J’ai été obligé, chère Reine, d’accompagner cette dame à Vincennes avant de venir ici. Je n’ai jamais pu m’en séparer ; C’est elle qui m’a conduit par force, ce soir, ici à l’Ermitage, lui ayant dit que quelqu’un m’attendait à Montmorency.

— Je vous dis que je vous battrai comme plâtre ; lui répliqua Reine, si vous remettez le pied chez moi.

Enfin, vint le galop. Profitant du changement de cavalier qu’impose cette dernière partie de la contredanse, Reine, qui avait enlacé Ervasy, l’entraîne à quelques pas plus loin, et va le placer juste en face du prince, dont la présence glaça de honte Ervasy.

Un des premiers banquiers d’Europe, dansant le galop avec une grisette !

Si je ne me trompe, lui dit le prince, en riant, c’est M. Ervasy ?

— Moi-même, prince ; je me distrais… je prends de l’exercice… je danse… je…

— Cette jeune personne est, je crois, votre blanchisseuse, lui dit le prince. Mais elle est ravissante.

Reine s’était éloignée.

— Si je disais jamais à ma cour, avec qui j’ai vu danser un des banquiers les plus puissants de la terre, on ne le croirait pas. Mais continuez, je vous prie.

— Prince, lui dit le banquier, en lui serrant la main, votre affaire est faite. Les fonds sont prêts. Je me charge de l’emprunt. J’ai réfléchi, cela me va.

— Je reçois votre parole, répliqua le prince ; mais, je vous en prie, achevez votre galop. Je n’aurai rien vu s’il vous est agréable que je n’aie rien vu.

Deux sourires se rencontrèrent, et le silence et l’emprunt étaient irrévocablement acceptés.

Reine n’était pas restée là pendant le dialogue du banquier et du prince. Dévorée de jalousie, elle alla vers madame Ervasy, qui, plantée au milieu du bal avec Dauphin, ne savait où était passé son mari, emporté dans les bras de sa danseuse. Quand Reine revint à sa place, madame Ervasy la regarda attentivement, afin de deviner, s’il était possible, le secret de cette scène. Ses recherches exaltant la mauvaise humeur de la grisette, celle-ci s’approcha de madame Ervasy, et lui dit : — Madame, je ne suis qu’une grisette, et le monsieur que je viens de vous ravir est mon amant. Y a-t-il une réponse ?

L’apostrophe causa une telle envie de rire à madame Ervasy, et elle s’y abandonna avec tant de naturel, que Reine resta pétrifiée.

— Dauphin ! dit ensuite madame Ervasy à son chasseur, reconduisez-moi à la voiture. Et le rire ne la quitta pas tant qu’elle pût voir Reine debout, étonnée, immobile au milieu du bal.

Quand Ervasy revint, Reine retrouvant enfin sa langue, lui dit :

— Mais quelle est donc cette dame ?

— C’est ma femme.

— Votre femme ! Ah ! mon Dieu ! Et moi qui lui ai dit !…

— Que lui as-tu dit ?

— Que j’étais votre maîtresse !

— Elle s’est évanouie ?

— Elle a ri, au contraire, de toutes ses forces : elle rira jusqu’à Paris.

— Ce que tu dis là me rassure, elle ne t’aura pas crue ; l’excès de ton imprudence nous a sauvés.

Suis-je heureux ! songeait Ervasy en retournant à Paris assis près de Reine dans un coucou à quinze sous par place. Puisque Reine est ainsi jalouse, c’est qu’elle m’aime ; et puisque ma femme a pris ainsi la chose, c’est qu’elle n’a pas le moindre soupçon.

Quelques jours après le bal de Montmorency, Reine Linon recevait du prince un nouvel écrin encore plus beau que le premier, et d’une dame qui avait voulu se désigner sans se nommer un cachemire d’un prix rare.

Ces cadeaux étaient moins au-dessus qu’on ne se l’imaginerait du caractère et de la nouvelle position de Reine. Ervasy lui avait acheté une maison rue Duphot.

Reine est toujours restée blanchisseuse, car le bonheur du banquier est de lui baiser les bras lorsqu’ils sont encore moites de l’eau tiède et savonneuse à peine essuyée, de la voir courir en jupe courte et en tablier blanc sous le toit de sa mansarde.

L’erreur profonde d’Ervasy est de croire que personne ne connaît son second ménage. Tout le monde le sait : sa femme, l’univers et Dieu, et Dieu, l’univers et sa femme le lui pardonnent.

Dauphin, le chasseur, est passé au service du prince, qui, ayant égard à sa haute intelligence, lui a conservé son emploi de chasseur.