Éditions Édouard Garand (37p. 56-59).

III

Mlle DELADIER PROJETTE.


La femme d’Aubray, créature simple et peu méfiante, que Vaucourt n’avait pus cru devoir renseigner sur la personnalité de la visiteuse, crut à cette histoire d’enlèvement, car seule peut-être de tous les habitants du fort elle n’avait pas confiance en Pertuluis et Regaudin, encore que ceux-ci, depuis leurs méfaits passés, eussent fourni maintes preuves de leurs bonnes intentions. C’est que la pauvre femme ne leur pardonnait pas facilement de lui avoir enlevé son enfant, car, comme on s’en souvient, elle avait terriblement souffert de sa séparation avec son petit, souffert autant, sinon aussi longtemps qu’Héloïse de Maubertin qui des mois et des mois s’était vue elle aussi séparée de son petit Adélard. Femme un peu rancunière, elle n’avait pas voulu reconnaître qu’il y avait eu méprise de la part des deux bravi. Son mari et sa sœur, Rose Peluchet, avaient bien essayé de la faire revenir sur le compte des deux grenadiers, elle en avait été incapable.

— Est-ce que deux chenapans de la sorte, disait-elle, deux vauriens qui ne pensent qu’à boire et batailler, peuvent avoir une âme ? Monsieur Flambard les a matés, mais gare s’ils s’avisent jamais de lâcher la consigne !

Or, l’aventure de Mlle Deladier enlevée par Pertuluis et Regaudin lui paraissait une histoire vraie, et pour elle la vérité s’affirmait du fait que le capitaine Vaucourt était intervenu à temps pour sauver l’honneur de la pauvre jeune fille. La brave femme, sur le coup et sans la moindre défiance, s’était donc laissée prendre par une rusée coquine. Et celle-ci profita de la circonstance pour se faire renseigner sur tout ce qui se passait au fort, et elle put apprendre où Foissan était retenu prisonnier ainsi que le jeune La Trémaille et les deux autres gardes. Elle apprit encore que, matin et soir, le lieutenant Aubray, quand il était dans la place, allait porter aux prisonniers leur pitance de chaque jour : quand le lieutenant était absent, c’était sa femme qui se chargeait de cette tâche. Mais ce que n’apprit pas Mlle Deladier ce fut la présence au fort de Marguerite de Loisel et du vicomte Fernand de Loys, et ce fut probablement une omission de la femme d’Aubray. N’importe ! Mlle Deladier en savait suffisamment pour entreprendre ce qu’elle projetait. Aussi éclata-t-elle de joie triomphante lorsque la femme d’Aubray se fût retirée :

— Allons ! s’écria-t-elle, tout me réussit et jamais la fortune ne m’aura si bien servie ! Tout, du reste, a concordé à tracer la voie à mes projets : aux Trois-Rivières la Friponne m’informe de la présence de Pertuluis et Regaudin, puis elle me confie le contenu de la lettre que ces deux imbéciles de grenadiers ont écrite à la Péan. Mais la Péan n’est pas femme à se laisser prendre comme ça, et même s’il est possible qu’on la prenne, Monsieur l’intendant me commande de me substituer à elle coûte que coûte.

— « Ma belle amie, m’a dit mon prince charmant, Foissan et la Péan, si elle est prise, vont nous trahir pour recouvrer leur liberté ; même s’ils ne devaient pas trahir, je redoute pour nous comme pour eux ce conseil de guerre qu’on veut tenir. Pour ne pas donner prise à de malheureux hasards, il importe que ce soit vous qu’on emmène au Fort Jacques-Cartier afin que vous rendiez la liberté à Foissan ou le tuiez dans ses fers, et vous seule, ma toute belle, ma toute aimée, êtes capable de ce coup d’audace. Car on ne se méfiera pas de vous, et vous aurez toutes les chances du monde de mener à bien cette petite mission. Voyons ! avez-vous une idée ? Pensez-vous pouvoir jouer votre rôle avec succès ? »

Mlle Deladier fit une pause et sourit largement d’ivresse. Puis elle reprit son soliloque :

— Ce n’était pas la plus simple des choses de me substituer à la Péan. Et, cependant, j’ai réussi grâce un peu à la Péan elle-même qui soulève par ses cris un chahut de tous les diables. Et puis, la Friponne est aux aguets… Mais est-elle bien sûre cette Friponne ? Ne joue-t-elle pas un rôle ? car je crois que Péan lui fait de temps à autre un brin d’amour. N’importe ! la Friponne m’avise de ce qui se passe. Je cours à l’auberge de France, et au moment où mes idiots de grenadiers sont tout désemparés, je fais mine de me sauver de l’auberge comme si j’eusse été la vieille Péan. Et eux, alors, de m’empoigner… Ah ! l’adorable méprise…

La jeune fille riait presque aux éclats. Mais peu après elle grinça des dents à l’évocation d’un souvenir.

Et l’autre, ce goujat de Foissan qui eut la présomption de croire que j’allais unir ma destinée à la sienne… qu’en faire ? Monsieur l’intendant a dit de le délivrer ou le tuer dans ses fers… faire en sorte qu’il ne passe pas en conseil de guerre. Non… le tuer comme ça, froidement, je ne pourrais pas, car il ne m’a fait d’autre mal que de m’avoir embêtée de ses assiduités. Le mieux c’est d’ouvrir son cachot et lui donner la clef des champs, puis de rendre la liberté aux trois gardes de Monsieur l’intendant et de m’escamper à mon tour.

Elle se reprit à rire, d’un rire juvénile, espiègle.

— Mon Dieu ! que c’est drôle, et ce qu’on s’amuse en cette Nouvelle-France !

Puis, sérieuse :

— Oui, mais l’ennuyeux c’est de vivre dans cette sordide cabane sans jour et sans air une journée, deux jours, trois jours peut-être ! C’est égal, je m’amuserai à préparer mes plans. Pour aujourd’hui je vais me contenter de faire une reconnaissance autour de la prison de Foissan, tout en me mettant au courant des aîtres de la place…

Elle se tut pour demeurer grave et méditative. Puis :

— Ne serait-il pas avantageux de mettre Foissan sur le qui-vive, par exemple, en lui glissant une note ? Oui, et lui faire savoir en même temps que je travaille à sa délivrance. Mais avec quoi écrire un billet ?… Tiens ! suis-je un peu simple ? Cette brave femme d’Aubray me prêtera bien une écritoire et un bout de papier !…

Mlle Deladier était femme de décision et d’action : sitôt dit, sitôt fait. Elle jeta son manteau sur ses épaules et alla d’un pas rapide frapper à la maison du lieutenant Aubray. Sa femme vint ouvrir.

— Ah ! c’est vous, mademoiselle ! s’écria cette dernière sans trop de surprise. Entrez… entrez…

— Non, merci, brave femme. Je désire écrire un mot ou deux à Monsieur le commandant du fort, et je viens vous demander de me prêter une écritoire et un papier.

— Une écritoire et un papier ! fit la paysanne avec surprise cette fois. Je crois bien que nous avons l’écritoire et le papier, mais je ne sais pas au juste où trouver ces objets. Il va falloir que je cherche un moment. Entrez, tout de même, il fait trop froid pour rester dehors.

La jeune fille se rendit à l’invitation. Le lieutenant n’était pas à la maison, et sa femme demeurait seule avec son enfant et le vieux père Aubray. Celui-ci, paisiblement assis sur une berceuse devant la cheminée, berçait sur ses genoux l’enfant endormi.

— Il est mignon, ce petit ! dit Mlle Deladier. C’est votre enfant, madame ?

— Oui, mademoiselle. Pauvre petit ! il est souffrant depuis quelques jours, et je pense qu’il a pris du froid.

Tout en disant ces paroles elle fouillait dans un placard. Bientôt elle trouvait l’écritoire et un papier qu’elle tendit à la jeune fille.

— Merci, ma bonne femme, je vous rapporterai ces choses dans une heure.

Elle s’en alla pour rentrer vivement chez elle et écrire le billet suivant :


« Je suis venue ici sur l’ordre de Monsieur l’intendant pour vous délivrer. Tenez-vous prêt ! »
E. D…


Un peu plus tard elle allait rendre l’écritoire à la femme d’Aubray, puis elle se mettait à parcourir le fort, sans se préoccuper de la curiosité qu’elle suscitait parmi les soldats de la garnison qu’elle croisait un peu partout. Elle suivit d’abord le chemin de ronde en se dirigeant vers la porte de la palissade. Il était environ dix heures, et lorsqu’elle atteignit la porte les appels sonores d’un clairon retentirent : c’était l’heure des exercices militaires sur la Place d’Armes. En quelques minutes toute la garnison se trouvait rassemblée à cet endroit, de sorte que le reste de la place demeura désert. Mlle Deladier avait dépassé la porte puis les étables. En se rappelant les indications de la femme d’Aubray, elle pouvait apercevoir la case où Foissan était prisonnier. Cette case était bien reconnaissable avec sa porte bardée de fer et cadenassée. Voyant qu’elle n’était pas observée, la jeune fille y courut, glissa son billet sous la porte par le mince interstice qu’on y découvrait, et elle frappa trois ou quatre fois la porte de son poing afin d’attirer l’attention du prisonnier. Puis elle se sauva rapidement vers le chemin de ronde et rentrait chez elle peu après. Mlle Deladier avait agi au bon moment, car à peine était-elle entrée dans sa case qu’un gardien pénétrait dans la geôle de Foissan.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce matin-là, après que Mlle Deladier eut été installée dans son logis temporaire, Jean Vaucourt avait parcouru le fort, donné des ordres ici et là, puis il était rentré chez lui. Sa femme se trouvait avec Marguerite de Loisel et le petit Adélard dans une pièce reculée où les deux jeunes femmes se faisaient leurs confidences. Vaucourt ne voulut pas les déranger et il entra dans la chambre qu’on avait mise à la disposition du vicomte. Celui-ci, pour passer le temps, lisait.

— Ah ! j’ai une nouvelle intéressante à vous communiquer, vicomte ! s’écria le capitaine en entrant.

— Voyons ! fit de Loys avec curiosité.

— Pertuluis et Regaudin sont de retour au fort.

— Ah ! ah !

— Mais pas seuls… en compagnie d’une femme !

— Vraiment ?

— Ah ! ne put s’empêcher de rire le capitaine, vous ne pouvez vous imaginer la méprise que les deux pauvres diables ont commise ? J’aurais voulu que vous fussiez là pour voir la figure de nos deux amis, vous n’auriez pas manqué de rire.

— Allons ! contez-moi la chose.

— Je vous dirai auparavant que notre ami Flambard avait confié aux deux grenadiers une mission aux Trois-Rivières, mission qu’il n’a pas jugé à propos de nous faire connaître. Il s’agissait d’enlever Mme Péan et de l’emmener ici afin qu’elle fût à notre disposition pour ce que nous attendons d’elle devant le conseil de guerre, mais ce n’est pas Mme Péan que les grenadiers ont amenée…

— Non ? Qui donc ?

— Devinez !

— Je ne le pourrais pas.

Mlle Deladier.

— Eugénie Deladier ! s’écria le vicomte en sursautant.

— Je savais bien que vous seriez surpris tout autant que je l’ai été moi-même.

— Non seulement cette affaire me surprend, reprit de Loys sur un ton grave, mais elle m’inquiète aussi.

— Pourquoi ?

— Parce que je connais cette coquette, et que je devine quelque chose de louche dans cette méprise qui, au fond, n’en est pas une.

Jean Vaucourt tressaillit et regarda le vicomte avec stupeur.

— Je vous répète, mon ami, sourit amèrement de Loys, que je connais cette fille. Certes, je ne doute point de la bonne foi des deux grenadiers Pertuluis et Regaudin ; mais je jurerais qu’on leur a aidé en quelque sorte à commettre cette méprise. Je veux dire que Mlle Deladier ou Mme Péan, et peut-être les deux ensemble ont préparé ce qui peut nous sembler une méprise, et je ne serais pas étonné qu’au tréfonds de tout cela il n’y eût l’esprit infernal de Bigot qu’on peut toujours reconnaître à ses combinaisons savantes et machiavéliques. Oh ! capitaine… si vous connaissiez ce monde comme je le connais !

Ainsi donc, vous croyez que Mlle Deladier n’est pas ici par accident, mais selon un plan conçu et préparé à l’avance ?

— Je le crois.

— Mais ce plan ?

— Délivrer Foissan de ses fers et le soustraire au jugement d’un conseil de guerre, je ne vois pas autre chose. Car Foissan actuellement représente pour Bigot, et ses gens le plus grand danger qui les ait jamais menacés. Ne redoutent-ils pas que l’Italien, pour sauver sa vie, ne se fasse leur dénonciateur ?

— Vous avez peut-être raison.

— Et qui mieux qu’une jeune et jolie fille pouvait tenter cette entreprise ?

— Ainsi donc, reprit Vaucourt, il faudrait tenir cette demoiselle Deladier comme une espionne et une ennemie ?

— Tout juste, comme une émissaire de l’intendant. Mais si nous interrogions les grenadiers Pertuluis et Regaudin, peut-être pourraient ils nous donner quelques détails de leur aventure qui nous apporteront peut-être des éclaircissements.

— Monsieur le vicomte, les deux grenadiers ont déjà quitté le fort. Après un frugal repas, ils ont pris des chevaux frais et à présent ils galopent vers Montréal, où ils vont rejoindre notre ami Flambard.

— Et Mlle Deladier, où est-elle ?

— J’ai mis à sa disposition une case non loin de celle de mon ordonnance, de sorte qu’elle est chez elle.

— S’il en est ainsi, capitaine, je ferai surveiller Mlle Deladier.

— Je suis de votre avis. S’il est vrai qu’elle tente d’arracher Foissan de nos mains, nous allons faire échouer son projet. Je reviendrai causer de cette affaire après les exercices militaires.

Et le capitaine s’en alla, résolu à ne pas se laisser jouer par Mlle Deladier.