Éditions Édouard Garand (37p. 54-56).

II

LA MÉPRISE DES GRENADIERS


Il nous faut ici revenir de quelques jours en arrière pour nous instruire des événements qui s’étaient passés au Fort Jacques-Cartier depuis que Flambard en était parti avec ses deux grenadiers et la caravane et l’escorte chargées de vider le magasin secret qu’on avait découvert à Batiscan.

Foissan, comme on se le rappelle, avait été mis sous cadenas. La garnison, que cet événement avait surprise et quelque peu dérangée, s’était remise à sa routine journalière. Le calme régnait donc comme avant.

Chez Jean Vaucourt il y avait plus d’animation depuis que Marguerite de Loisel et le vicomte de Loys y avaient élu domicile. Les deux femmes avaient souvent des entretiens exquis, tandis que de Loys, dont la convalescence avançait rapidement, jouait avec le petit Adélard lorsque le capitaine était appelé hors de chez lui par ses fonctions. Depuis longtemps nos amis n’avaient connu autant de paix et de bonheur, et, pourtant, cette paix et ce bonheur n’étaient pas toujours exempts d’ombre, il restait dans les cœurs quelque inquiétude : car on n’oubliait jamais que la capitale était aux mains des Anglais. À quarante milles du Fort Jacques-Cartier flottaient les couleurs d’Albion ! Et l’on prévoyait qu’au printemps l’Angleterre enverrait des renforts considérables à Québec, tandis que des armées venant des colonies anglaises marcheraient contre Montréal. Mais on avait le fervent espoir que la France saurait devancer l’Angleterre et que Le Mercier reviendrait avec des navires, des soldats et des armes à temps pour se mettre en garde contre l’ennemi. Or, l’inquiétude venait de la crainte que la France retardât d’envoyer les secours attendus.

Et la crainte et l’espoir tour à tour assiégeaient les esprits par tout le pays, et souvent la crainte dominait à cause des sombres horizons qui s’amplifiaient de toutes parts. Les affaires étaient paralysées par le manque d’argent. L’ouvrier ne trouvait plus à gagner sa subsistance. Le laboureur, énormément appauvri et dépourvu des premières nécessités, perdait courage. Le soldat, affamé sur sa pauvre ration, menaçait de déserter. La plus lourde tâche de M. de Lévis, durant ce terrible hiver, fut de maintenir le moral de son armée. Car dans cette armée comme parmi le peuple c’étaient toujours les mêmes murmures :

« Si Monsieur Bigot et ses associés mangent et boivent bien, comment se fait-il que nous ne puissions bien manger et boire ? Est-ce que nous ne le méritons pas autant que ces messieurs de la Grande Compagnie ? »

Il fallait faire taire les murmures, et pour redresser les courages il importait que les officiers et fonctionnaires demeurés honnêtes et loyaux souffrissent tout autant que leurs subordonnés. C’est pourquoi l’on vit M. de Lévis manger ce que mangeaient ses soldats, et l’on vit officiers et fonctionnaires, et en tête Lévis et Vaudreuil, prendre dans leurs goussets déjà minces la somme plus ou moins suffisante et dépêcher à M. Cadet, le grand échanson, et à M. Bigot, le grand argentier, un envoyé spécial chargé de se procurer, rubis sur l’ongle, des vivres et des vêtements pour les soldats. Or, il était reconnu que pour des bons ou du papier-monnaie émis en remplacement de l’or, attendu que l’or avait été entassé dans les coffres de la Grande Compagnie, on n’obtenait rien ni de M. Cadet ni de M. Bigot ; mais pour de l’or sonnant on avait tout ce qu’on désirait. L’unique chose qui valut de l’or c’était la solde des officiers et fonctionnaires ; sur ces soldes données en garantie M. Bigot avançait de l’or, et avec cet or que Cadet empochait pour son compte et celui de ses associés, on obtenait les marchandises et vivres requis. Donc, vivres et marchandises il y avait, et plus qu’on aurait pu l’estimer. Mais il fallait avoir le secret. Le hasard et, peut-être plus justement, le flair du grenadier Flambard avait fait dénicher une des caches secrètes de la bande, celle de Batiscan. Il y en avait peut-être cent autres par tout le pays, qui le saura jamais ! Depuis bientôt dix ans la Grande Compagnie puisait en secret dans les magasins du roi, elle accumulait, entassait et ne vendait que pour de l’or. Et si le peuple du pays manquait d’or, la Compagnie trouvait le moyen de maintenir la marche des affaires en commerçant avec les Anglais. Et le grand Maître de la Compagnie, nous le savons, c’était Bigot. Or, les défenseurs de la colonie, les loyaux sujets du roi de France et tous les vrais patriotes ne pouvaient faire mieux que dénoncer ces manœuvres infâmes. Flambard s’en était fait le champion et il résolut un jour de démasquer la bande et de lui faire rendre gorge s’il était moyen. Nous avons vu comment notre héros s’y était pris. Mais Flambard, nous l’avons déjà dit, n’était pas un diplomate ni un politique quoiqu’il ne dédaignât pas la ruse, et il allait droit au but, et avec les sournois coquins qui le guettaient sans cesse, tant ils le redoutaient, il risquait quelquefois de frapper dans le vide. C’est ainsi qu’il avait perdu l’avantage gagné sur ses adversaires : il tenait Bigot, Cadet et Varin, mais Deschenaux, le factotum de l’intendant, lui avait glissé entre les doigts. Or, Deschenaux était le serpent, et le serpent en se glissant dans l’ombre avait délivré Bigot et ses adeptes et, par un double coup, il avait fait mettre Jean Vaucourt sous arrêts.

Donc, au Fort Jacques-Cartier tout allait bien depuis que les trois grenadiers en étaient partis pour Batiscan, lorsqu’au matin du troisième jour suivant Pertuluis et Regaudin survinrent avec la jeune femme qu’ils avaient enlevée aux Trois-Rivières.

Ils firent mander le capitaine.

— Ah ! ah ! s’écria Jean Vaucourt en les voyant. Et notre ami Flambard ? demanda-t-il aussitôt.

— Capitaine, nous n’en savons rien, répondit Pertuluis. Nous nous sommes bornés, Regaudin et moi, à remplir la mission qu’il nous avait confiée.

Ce disant il conduisit Vaucourt au traîneau à quelques pas de là, et ajouta :

— C’est pourquoi nous vous apportons cette précieuse Madame de Péan !

Vaucourt regardait les deux bravi avec étonnement.

— Et ça n’a pas été sans mal ! dit Regaudin à son tour. Mais pourvu que la donzelle ne soit pas morte étouffée et trépassée sous ces fourrures…

Pertuluis déjà retirait doucement les peaux de fourrure sous les yeux ébahis du capitaine qui se penchait avidement sur le traîneau. L’instant d’après une forme humaine inanimée apparaissait, dans le fond de la carriole. C’était une femme enveloppée dans un ample manteau de fourrure et encapuchonnée d’un châle de couleur grise. On ne voyait de son visage que le nez et la bouche.

— Elle n’est pourtant pas morte, grommela Pertuluis, puisqu’elle a le corps tout chaud encore !

Vaucourt écarta doucement le châle, et aussitôt il se redressa avec la plus grande surprise.

— Eh ! mes amis, s’écria-t-il, ce n’est pas Madame Péan !

Les deux grenadiers demeurèrent abasourdis, incapables de souffler un mot. Puis ils considérèrent la jeune femme, très jolie, qui dormait bien doucement.

— Je crois reconnaître cette jeune fille… reprit Jean Vaucourt.

— Ah ! ah ! une jeune fille ! fit Pertuluis la voix tremblante d’émotion.

— Oh ! oh ! fit Regaudin à son tour… Une jeune fille, dites-vous ?

— Si je ne me trompe, cette jeune personne est Mademoiselle Deladier !

Les deux grenadiers faillirent tomber à la renverse.

À l’instant même, la dormeuse ouvrait les yeux, souriait narquoisement et disait, sans bouger :

— Oui, beau métier pour de galants grenadiers du roi ! on enlève une jeune fille à sa mère !

Dépeindre la figure des deux grenadiers serait difficile ; ils eurent à peu près la même contenance que le jour où, par méprise encore, ils avaient enlevé Rose Peluchet de son lit pour aller la porter à Deschenaux. Aussi, allaient-ils offrir de suite leurs excuses à Mlle Deladier, lorsque Jean Vaucourt parla.

— Mademoiselle, je ne me suis donc pas trompé : vous êtes Mademoiselle Deladier ! Vous devinez sans plus qu’il y a eu méprise du chevalier et de son compagnon, et c’est pourquoi je vous prie d’accepter leurs excuses.

La jeune fille partit de rire et répliqua en s’asseyant :

— Je ne suis pas une de ces coriaces créatures au cœur implacable, et je pardonne volontiers à mes deux excellents grenadiers du roi, mais à condition, naturellement, qu’ils me ramènent chez moi.

— Mademoiselle bredouilla Pertuluis en s’inclinant, je déplore…

— Et moi, Madame, dit Regaudin en se courbant jusqu’à terre, je désire vous exprimer mes regrets…

— Et certainement que nous vous ramènerons, Mademoiselle, reprit Pertuluis… Nous vous ramènerons, ventre-de-roi ! et séance tenante !

— Pardon, messieurs ! Mais veuillez croire que je ne suis pas faite de fer… Je suis femme, et même faible femme…

— Et fort jolie… interrompit Regaudin en se courbant de nouveau.

— Hé ! monsieur l’écuyer, se mit à rire la coquette, j’allais le dire. Donc, si je suis femme, et femme faible et jolie, il me faudra un certain repos avant de repartir, et c’est pourquoi je demanderai au capitaine Vaucourt l’hospitalité pour quelques jours.

— Assurément, Mademoiselle, sourit Jean Vaucourt, vous êtes la bienvenue.

Sachant que cette demoiselle Deladier était une mondaine quelque peu dévoyée, Jean Vaucourt ne voulut pas lui donner asile dans sa maison où, d’ailleurs, il n’aurait pu la loger convenablement. Il la conduisit à une petite case, jolie et propre voisine de la case de son ordonnance, Aubray, et il demanda à la femme de ce dernier de prêter ses services à la visiteuse. La femme d’Aubray accepta de se rendre le plus utile possible, et en quelques instants la jeune fille était confortablement installée dans la case qu’un bon feu dans la cheminée réchauffait.

Malgré ces attentions Mlle Deladier n’était pas contente. Quand elle se vit seule dans cette case sans fenêtre et uniquement éclairée par le feu de l’âtre, elle fut prise d’un accès d’indignation.

— Oh ! monsieur le capitaine, gronda-t-elle sourdement, vous ne voulez pas me faire les honneurs de votre maison comme si j’étais une pestiférée capable d’empoisonner votre prude de femme ; mais prenez garde ! je pourrai un jour laver cet affront !

Et sa colère avait grandi à ce point qu’elle s’était mise à jurer, à tendre les poings, à menacer, à tempêter, lorsque parut la femme d’Aubray. Alors, comédienne tout autant peut-être que la Péan, Mlle Deladier réussit à se transformer sur-le-champ en une jeune fille niaise, innocente et bien malheureuse que deux malandrins dans le but de la rançonner avaient enlevée de son village.