Éditions Édouard Garand (37p. 48-51).

XI

CHEZ LE GÉNÉRAL.


Tandis que se passait cette scène étrange, une autre d’un genre tout à fait différent se passait ailleurs, en un autre endroit de la cité, c’est-à-dire chez Monsieur de Lévis où nous nous transporterons.

Ici, nous demanderons au lecteur de ne pas s’étonner de toutes ces scènes de violence, de ces passions déchaînées, de ces amours brutales, tout cela est une peinture fidèle des mœurs du temps, et encore nous ne leur prêtons qu’un demi-réalisme. Peindre dans toute la vérité et la crudité telles que certaines chroniques nous relatent ces mœurs, paraîtrait si monstrueux qu’on les croirait invraisemblables tant ces mœurs du XVIIIe siècle contrastent avec nos usages policés du XXe. Nous avons cru utile, sinon nécessaire, d’en donner une ébauche pour mieux faire voir contre quelle bande de larrons et de débauchés les honnêtes gens devaient lutter. Et alors rien ne peut étonner que l’Histoire ait reproché à ces gens de la luxure et du crime la perte de la Nouvelle-France. Car quels crimes et quelles lâchetés un tel monde ne pouvait-il pas commettre ?…

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Monsieur de Vaudreuil avait offert l’hospitalité au Chevalier de Lévis en son château, mais le chevalier avait de préférence accepté l’habitation de Monsieur de Longueuil, attendu, comme il avait dit, qu’il y serait plus tranquille pour l’élaboration de ses plans de guerre.

Comme on le sait, le Chevalier de Lévis était devenu général des troupes de la Nouvelle-France après la mort du marquis de Montcalm. Tout cet hiver de 1759-1760, il avait travaillé sans relâche à établir un plan de campagne contre les Anglais, plan qu’il allait mettre en œuvre avec succès au printemps suivant. Dans ce plan figurait principalement une attaque contre la garnison de Québec avant même la fin de l’hiver, si c’était possible. Car le chevalier avait décidé d’y mettre toutes ses forces dans l’espoir de chasser les Anglais de la capitale, puis de ramener une partie de ses troupes sur les frontières de la Nouvelle-Angleterre pour faire face à toute tentative d’invasion que l’ennemi pourrait tenter de ce côté-là. Ce travail demandait une attention constante, et le chevalier avait voulu fuir autant qu’il était possible le mouvement et le bruit dont le château Vaudreuil était le théâtre tous les jours par les allées et venues des fonctionnaires, des courtisans, et par les réunions nombreuses qu’y devait faire le gouverneur pour la discussion des affaires de la colonie. Ce château était donc une véritable fourmilière. En outre, à cause de son rang, M. de Vaudreuil était obligé de donner de temps à autre quelques modestes fêtes auxquelles étaient conviées la noblesse et la bourgeoisie de la cité et des environs.

M. de Lévis avait autour de lui ses principaux officiers et ses ingénieurs militaires, ainsi que quelques gardes et domestiques.

Il passait minuit, et M. de Lévis travaillait encore dans une pièce retirée de l’habitation. Nul bruit, tout semblait reposer.

Un serviteur entra timidement.

— Eh bien ? interrogea le général.

— Monsieur Flambard… murmura seulement le valet.

— Bien, bien. Introduisez, mon ami.

L’instant d’après le spadassin entrait, grave et digne.

— Je vous demande pardon, général, de me présenter à une heure si tardive…

— Asseyez-vous, mon ami, sourit le général. Je vous attendais tout en travaillant. Voyons ! vous avez donc complété votre mission ?

— Oui, général, telle que je l’avais voulu… pardon ! que nous l’avions voulu.


Mlle  Deladier ne perdit pas de temps. Avec précaution…


Le général, la main supportant son menton, le sourcil froncé, dit :

— Franchement, Monsieur Flambard, j’étais un peu opposé à de tels procédés. Ne craignez-vous pas que le roi n’en soit outragé ?

— Monsieur, répondit le spadassin, j’ai pris toute l’affaire sur ma propre responsabilité, et je tiens à vous assurer, de même que j’en ai assuré Monsieur le gouverneur, que nulle réprimande ne vous sera faite de la part du roi, car s’il y a réprimandes, elles seront pour moi, moi seul ! Au reste, n’avez-vous pas agi comme général-en-chef, selon les droits et pouvoirs que vous confère votre grade, et Monsieur de Vaudreuil comme le premier représentant du roi ?

— Certes, certes. Mais nous ne pouvions agir de la sorte que le roi n’eût signé un décret relevant ces messieurs de leurs fonctions.

Flambard se leva brusquement, grandit sa taille de géant, et répliqua avec un accent d’autorité et de défi qui stupéfia le général :

— Ce décret, monsieur le général, est signé… il a été signifié !

— Que dites-vous ?

— Je dis que moi, Flambard, je me suis emparé de l’autorité royale dans l’intérêt même de cette autorité, et que j’ai démis l’Intendant-Royal de ses fonctions pour le mettre sous arrêts.

— Mais qui remplacera l’intendant ?

— Moi, Monsieur.

Lévis considéra ce grand gaillard avec admiration. Jamais il n’avait vu audace et témérité pareilles, et jamais il n’avait rencontré un soldat comme ce grenadier pour aimer autant son roi et son pays.

— Oui, moi, Monsieur, reprit Flambard d’une voix terrible. Et tout cela, je l’ai écrit au roi ! tout cela, je le dirai au roi le jour où je me présenterai devant lui, et je sais que le roi m’approuvera. Car, Monsieur, sachez-le : s’il est d’infâmes courtisans en France qui font tout leur possible pour consommer la perte de la Nouvelle-France, je sais que le roi, lui, tient à sa colonie ; malheureusement, influencé et trompé par cent coteries insidieuses le roi n’est le plus souvent qu’un jouet. Il veut et ne veut pas. Et ces affreuses coteries ont ici leurs agents que je ne nomme point, puisque vous les connaissez, et des agents qui ont juré la perte de la colonie. Ils ont gagné une première manche par la capitulation de Québec, et à présent ils travaillent pour gagner la seconde. Eh bien ! Monsieur, si le roi n’est pas ici pour vouloir, il doit être de ses sujets pour vouloir pour lui, et moi j’ai voulu et je veux ! Je veux, Monsieur comme vous voulez-vous-même. Vous voulez reprendre Québec aux Anglais, et vous avez raison. Tout un peuple et toute une armée de braves ont mis leur unique espoir en vous, et vous devez prendre Québec et vous devez chasser les Anglais du pays ! Et vous le ferez, j’en suis sûr. Et c’est pourquoi je vous seconde de toutes mes forces, c’est pourquoi il se trouve tant de jeunes et brillants officiers canadiens — tel Jean Vaucourt — qui vous secondent, et c’est pourquoi, Monsieur, pour ne pas exposer vos plans à la faillite, moi, Flambard, j’ai cru devoir retrancher la bande de coquins et de traîtres qui rongent les entrailles de la colonie comme un ver monstrueux. Monsieur, avec ces hommes hors de nuire, croyez-le, la victoire est à nous !

M. de Lévis avait approuvé de la tête tout ce que le spadassin lui avait débité ; et il allait parler, lorsqu’une voix de stentor, qu’on aurait pu reconnaître pour celle de Pertuluis, retentit dans la nuit silencieuse :

— Alerte, grenadier Flambard !

De suite la voix aigre et perçante de Regaudin clamait :

— Au feu !… Au feu !…

Le spadassin jeta une imprécation, tandis que Lévis se levait d’un bond. Les deux hommes traversèrent en courant un long couloir au bout duquel se tenaient en faction les grenadiers Pertuluis et Regaudin.

— Eh bien ! quoi ? demanda Flambard.

— Voyez ! dit Pertuluis en montrant par la porte ouverte une lueur rouge qui teintait le ciel noir.

— Par Notre-Dame ! proféra le Chevalier de Lévis, n’est-ce pas là un incendie… et sur la rue Saint-François ?

Flambard fut soudain agité par un pressentiment terrible. Et, pendant que s’élevait dans la nuit et que courait sur toute la cité une rumeur sans cesse grandissante, le spadassin dit au chevalier :

— Monsieur, j’ai oublié de vous informer que l’un de mes prisonniers nous a échappé…

— Qui donc ?

— Deschenaux.

En quelques mots Flambard narra la scène que nous connaissons.

— Et que concluez-vous ? demanda le général.

— Que ce pendard de Deschenaux aura mis le feu à la maison dans l’espoir de donner la liberté à ses amis !

Et, sans plus, le spadassin cria à ses deux compagnons :

— En avant !

— Taille en pièces ! vociféra Pertuluis, comme si on lui eût commandé de se jeter sur une troupe ennemie.

— Pourfends et tue ! rugit Regaudin qui ne crut mieux faire que d’imiter son camarade. En une course géante les trois grenadiers s’élancèrent vers le lieu de l’incendie, culbutant dans l’ombre tous les êtres humains qui se trouvaient sur leur passage, piétinant de pauvres diables, écrasant des nez, enfonçant dans des ventres… N’importe ! ils furent bientôt arrivés sur la rue Saint-François où se massait déjà une foule énorme de citadins.

— C’est bien cela, gronda Flambard en s’arrêtant, nous avons été joués par Deschenaux !

Oui, la maison qu’habitaient Bigot et ses gens brûlait… elle n’était plus qu’un ardent brasier ; et le peuple de la cité, maintenant, demeurait silencieux et grave spectateur de la scène.


Fin de la Première Partie.