Éditions Édouard Garand (37p. 46-48).

X

LA PRISONNIÈRE.


Il serait assez difficile de rendre les sentiments de Mme Péan qui, quelques instants avant la venue de Flambard, exultait dans tout l’orgueil de la maîtresse triomphante sur sa rivale, et qui, à présent, écrasée sur un tabouret, livide, tremblante, les yeux égarés, demeurait comme abîmée dans un désespoir sans issue. Toutefois, si nous sondons sa pensée, ce désespoir ne lui venait pas du fait de se voir enfermée entre quatre murailles solides, mais plutôt d’une soudaine suspicion contre la sincérité et la fidélité de son amant, l’Intendant-Royal. Oui, Bigot traître et lâche, comme elle l’avait appelé quelques jours auparavant aux Trois Rivières ! Et pourtant… oui, pourtant, il y avait un doute dans son esprit. Ce doute lui venait de la présence de Flambard dans cette maison qui était la demeure de l’Intendant-Royal, par conséquent maison inviolable sans s’exposer à un crime de lèse-royauté. Car violer le domicile de l’Intendant-Royal ou celui du vice-roi, c’était violer la demeure royale, c’était nier l’autorité du roi, autorité que le roi avait par décret royal reportée sur ses représentants. Or, Bigot, à ce moment, n’était-il pas, comme Mme Péan elle-même, entre les mains de Flambard ? Est-ce que ce bretteur ne pouvait pas pousser l’audace jusqu’à s’emparer des pouvoirs du roi et s’en servir dans un esprit de revanche contre les représentants du roi ? Oui, mais aussi est-ce que ce même Flambard ne jouissait pas d’un certain et haut prestige auprès du roi Louis XV ? En effet, Mme Péan avait entendu quelque chose de ce genre. Et alors il n’y aurait eu rien de surprenant que Flambard eût pu obtenir du roi le droit et privilège de violer le domicile de son Intendant-Royal en Nouvelle-France. Mme Péan était d’autant moins loin d’accepter cette hypothèse comme vraie, qu’elle connaissait d’ores et déjà les plaintes qui avaient été adressées au roi et à ses ministres contre les agissements louches de Bigot au Canada, et les sévères remontrances qui avaient été faites à l’intendant par des ministres du roi, des ministres trop zélés, comme le pensait la jolie femme. Donc, Bigot, son entourage et elle-même, avec un adversaire tel que le spadassin, pouvaient s’attendre à bien des surprises, même aux plus invraisemblables.

Depuis longtemps Mme Péan réfléchissait, se tourmentait et, oubliant que Bigot pouvait comme elle être prisonnier, se demandait avec angoisse pourquoi il ne venait pas lui rendre visite, pourquoi il ne paraissait pas s’inquiéter du sort, de son amante, lorsqu’elle songea pour la première fois à appeler sa soubrette.

Réconfortée par une pensée d’espoir, elle se leva et courut sonner un timbre. Peu après, de l’autre côté de la porte qui fermait l’entrée du salon, une voix de jeune fille demanda :

M’avez-vous appelée, Madame ?

— C’est toi, Flore ?

— Oui, Madame.

— Pourquoi n’entres-tu pas !

— Parce que, Madame, votre porte est fermée à clef et que je n’ai point cette clef.

— Mais qui a cette clef ? Je suis très surprise…

— Monsieur l’intendant, répondit la soubrette.

— Monsieur l’Intendant… fit la jeune femme en pâlissant.

— Oui, Madame.

— Mais que fait-il de cette clef ?

— Il la conserve, Madame.

— Mais qu’en veut-il faire ?

— Je ne sais, Madame. Mais probablement pour qu’en ses mains cette clef soit en sûreté et que personne ne vienne ouvrir votre porte.

— Pourquoi n’ouvrirait-on pas ma porte ?

— Pour que vous ne sortiez pas, Madame.

— Et pourquoi ne veut-on pas que je sorte ?

Mme Péan étouffait.

— Parce que Monsieur l’intendant veut être certain qu’il ne sera pas trompé !

Il y avait dans l’accent de ces paroles de la soubrette une grande moquerie que Mme Péan n’eut pas l’air de saisir.

Elle interrogea encore :

— Alors, c’est donc Monsieur l’Intendant qui a donné ordre de fermer cette porte ?

— Oui, Madame.

— Et lui, Monsieur l’intendant, où est-il ?

— Madame, répliqua narquoisement la voix de la soubrette, vous semblez ignorer qu’il est douze heures de nuit !

— Minuit… déjà ?

— Et comme Monsieur l’Intendant est parti à neuf heures pour le Fort Jacques-Cartier à une vitesse vertigineuse, il n’y a pas de doute que dans quelques heures il ne soit avec sa bonne amie Mademoiselle Deladier !

Oh ! ce nom tout à coup ! Et il ressembla à un coup de foudre ! Ou plutôt on eut dit qu’un énorme rocher venait de s’abattre sur la tête de Mme Péan… elle s’écroula sur elle-même en poussant un gémissement, puis s’allongea sur le tapis où elle resta un moment inanimée.

Mais elle n’était ni morte ni évanouie. Ses yeux effarés roulaient autour d’elle, et ses traits affreusement contractés et sa bouche tordue accusaient chez la jeune femme une torture sans nom.

Pendant plusieurs minutes elle demeura ainsi, puis elle tressaillit longuement en entendant une clef grincer dans la serrure de la porte qui donnait sur le corridor, porte derrière laquelle Mme Péan avait vu postés, ce soir-là, les grenadiers Pertuluis et Regaudin. Alors, par un effort inouï de sa volonté elle se souleva, mais non sans manquer de retomber. Puis elle réussit à se mettre à genoux près d’un fauteuil sur lequel elle appuya les coudes pour maintenir son équilibre. Et ainsi, curieuse et émue à la fois, elle regarda la porte. La serrure grinçait toujours, mais la porte demeurait close. On eût dit que la personne de l’autre côté avait mille peines à la faire fonctionner, En effet, n’entendait-on pas des grognements d’humeur, des grommellements, des jurons mal étouffés ? Mme Péan avait les yeux tellement écarquillés que ces yeux menaçaient de quitter leurs orbites. Mais enfin la porte s’ouvrit…

Alors Mme Péan poussa un cri… on n’aurait pu dire si c’était un cri de joie, de délivrance, d’amour, de désespoir ou d’effroi ; puis d’un bond prodigieux elle se dressa debout et proféra ce nom :

— Péan !…

Eh oui ! le sieur Hughes Péan, tout couvert de fourrures, entrait et refermait la porte… Puis sa femme entendait, avec la plus grande stupeur, le même grincement de clef et de serrure de l’autre côté de la porte. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Et, stupide, hébétée, elle regardait Péan… Péan qui, tout en enlevant son manteau de fourrure, ricanait ironiquement et chancelait sur ses jambes. Il jeta et sans façon le manteau par terre, lança son bonnet de vison à l’autre extrémité de la pièce, puis, la voix zézayante, les yeux demi voilés, la mine abrutie, il tendit les bras à sa femme et dit :

— Allons ! viens m’embrasser, la Friponne !

Comme mue par un courant électrique détaché des ondes célestes, elle bondit jusqu’à son époux et le souffleta durement. Lui, jeta un cri sauvage, puis gronda un juron, sauta en l’air, bondit à son tour, se jeta sur sa femme et l’étreignit, puissamment dans ses bras, disant :

— Eh bien ! ma femme chérie, puisque Bigot ne veut plus de toi, c’est moi qui te prends… et selon mon droit !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Péan, rugissant comme une bête sauvage furieuse, venait de coucher sa femme sur un divan, et, sans desserrer son étreinte, effondré sur elle, il l’embrassait violemment, et jurait :

— Par Notre-Dame ! sa petite femme est à soi ou elle ne l’est pas… Hein, Friponne !

— Jamais les yeux d’une femme n’avaient exprimé plus d’horreur que ceux de Mme Péan à cette minute. Suffoquant, elle essayait vainement à se déprendre de l’étreinte et elle tournait la tête en tous sens pour empêcher le contact des lèvres de son mari avec les siennes. Oh ! si elle avait pu mettre une main dans son corsage et y prendre cette dague…

Une soudaine clameur qui retentit par toute la maison fit lâcher prise à Péan.

— Au feu ! rugissait cette clameur.

Mme Péan poussa un cri déchirant. Car d’étranges crépitements résonnaient sous ses pieds, et une âcre fumée commençait à s’infiltrer dans la pièce close.

Elle se leva agitée et frissonnante, répétant ;

— Le feu, Hughes… le feu… le feu… !

Péan, immobile, conservant à sa bouche un sourire niais, avait l’air tout à fait fou. Il regardait sa femme avec une persistance bizarre… il semblait la couver d’un regard haineux. La jeune femme courut à la porte du corridor et cria :

— Voyons, Hughes, enfoncez cette porte, pour l’amour du Ciel !

Les clameurs s’étaient tues, mais on entendait un terrible grondement d’incendie à l’étage inférieur.

Mme Péan poussa une clameur d’épouvante et s’écrasa sur le tapis. À cet instant la porte du corridor volait en éclats, et à travers un nuage de fumée Bigot parut. Il ne sembla pas voir Péan, mais de suite ses yeux étaient tombés sur la jeune femme à demi inconsciente. Il se baissa, la prit dans ses bras et l’emporta. Alors Péan partit à leur suite… il semblait marcher comme dans un rêve.