Les trois cocus/Chapitre XXV

Librairie populaire (p. 179-188).


CHAPITRE XXV

OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT


Trois mois se sont passés. Nous sommes à la fin de septembre.

Vu leur position sociale, Campistron et Chaducul ont évité de comparaître en correctionnelle pour ivresse publique. Le vicaire de Saint-Germain-l’Empalé a reçu une forte semonce à l’archevêché. Quant au colonel, il est rentré confus au logis conjugal sitôt qu’il a été relâché, et il a fait à Pauline de piteuses excuses au sujet de sa conduite : il ne parle plus maintenant, à propos de botte, de découper sa femme en morceaux ; il a beaucoup à se faire pardonner.

Mme Campistron, à la suite de cette aventure, voulait un procès en séparation. Heureusement, Laripette s’est fait, auprès de l’épouse outragée, l’avocat du mari coupable, et le colonel ne sait comment lui en témoigner sa reconnaissance. C’est Robert qui lui a obtenu le pardon et l’oubli : il le proclame l’ange de son foyer.

Autre conséquence de l’affaire. Campistron et Chaducul n’y ont jamais rien compris ; car le commissaire les a fait relâcher séparément le lendemain de leur soulographie. On leur a dit, à chacun en particulier, qu’ils s’étaient pochardés d’une manière indigne ; mais ils ont conservé l’idée un peu vague qu’il a été question d’un assassinat quelconque pendant leur ivresse.

Le colonel se dit :

— J’ai été saoûl comme une bourrique, j’en conviens ; mais on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a eu un pékin assassiné dans ce restaurant du bois de Boulogne… j’ai été même légèrement compromis et soupçonné de complicité… Il y a sans doute de hauts intérêts politiques qui ont fait étouffer l’affaire…

Le vicaire, lui, se dit :

— Je sais que j’étais ivre-mort ; mais j’ai cru comprendre que j’ai été aussi victime d’une tentative d’assassinat… Il reste à mon aventure un côté mystérieux qu’il m’est impossible, quant à présent, d’éclaircir… Mes souvenirs me font défaut à partir du moment où j’ai roulé sous la table… Il me semble que mon curé et les deux maçonnes de l’Amour s’en sont allés… Je me suis trouvé, longtemps après, dans le poste de police… Mon compagnon de violon m’a supplié de nommer mes assassins. C’est tout ce qui est resté dans ma mémoire.

Aussi, Chaducul, ayant rencontré un jour Campistron dans l’escalier du 47, l’a-t-il regardé de travers.

Et, le colonel, à qui ce regard n’a pas échappé, pense :

— Ce curé se méfie toujours de moi.

Reste l’explication qui a eu lieu entre Robert Laripette et Marthe Mortier.

Ces deux amants se sentaient coupables vis-à-vis l’un de l’autre. Marthe sait bien qu’elle a reçu Huluberlu pendant une courte absence du jeune docteur. L’abbé a fermé la porte au verrou ; on est venu frapper, puis on s’en est allé. Mais ce qu’elle ignore, c’est que c’était tout bonnement le garçon de service qui avait fait toc-toc. Robert, par contre, sait très bien qu’enlevé par Pauline, il a planté là la présidente.

Ils se sont adressé des excuses mutuelles.

Marthe a prétendu qu’elle avait tiré elle-même le verrou pour éviter de se trouver nez à nez avec le premier indiscret venu qui aurait pu ouvrir la porte du cabinet particulier. Malheureusement, elle a éprouvé ensuite une défaillance, sans doute à cause de la chaleur, et, quand elle est revenue à elle, ç’a été pour constater, à son grand désespoir, que Robert était parti.

Comme la présidente a eu la mauvaise inspiration de s’expliquer la première, Robert a saisi la balle au bond. En effet, a-t-il affirmé, il a été surpris de trouver la porte fermée. Il a interrogé un garçon ; celui-ci, confondant Marthe avec quelqu’autre dame, lui a dit, à coup sûr par erreur, qu’elle s’en était allée ; il n’a rien compris à cela, et il a repris la voiture.

Tout a donc été arrangé pour le mieux, et les deux amants ne se sont jamais doutés de leur infidélité réciproque.

Le prêtre polonais qui a été arrêté au Louvre pour avoir tâté de trop près les rotondités de Mme Le Crêpu, n’a jamais voulu faire connaître son identité ; il a donné un nom de fantaisie : le parquet n’a pas poussé plus loin les recherches, vu qu’il s’agissait en somme d’un délit peu grave ; mais notre tuteur de rotondités a pincé le maximum, ce qui lui vaut d’être à l’ombre au moment où vont se passer les autres événements de cette histoire. Le gaillard n’est donc plus dans la circulation.

Nos lecteurs ont bien compris que ce calotin exotique n’est autre que le prêtre polonais dont Philéas Grisgris possède les papiers et dans la peau duquel il s’est installé. Notre pompier a fait de notables propres dans la science sacerdotale. Irlande et Scholastique lui ont acheté quantité de bréviaires, catéchismes et autres bouquins sacrés qui l’ont mis tout à fait au courant de sa nouvelle profession.

Elles ont tenu à lui apprendre, elles-mêmes, a dire la messe à la mode française.

Dans une chambre, elles ont improvisé un oratoire. Jusqu’à ce qu’il ait connu son affaire sur le bout du doigt, elles lui ont fait répéter le saint sacrifice cinq et six fois par jour.

Philéas s’est prêté volontiers à cette manœuvre ; car, sous prétexte de communier avec le sang de Jésus-Christ, il a mis à sec de nombreuses bouteilles de vieux madère. Bref, il dit à présent sa messe et administre des absolutions comme s’il n’avait jamais fait que cela toute sa vie.

En revanche, Irlande et Scholastique chantent à genoux des chansons provençales, convaincues que ce sont des cantiques polonais. Elles en savent une collection très varice.

Le faux Groussofski, à la suite de son embrassade avec la Rastaquouère sur l’escalier d’honneur de l’archevêché, a trouvée, glissée dans sa ceinture, la carte de visite de la marquise. Intrigué, il s’est rendu, sans larder, à la maison de la rue de Rennes ; mais il n’en a rien dit aux deux vieilles filles. La marquise l’a fort bien accueilli, quoiqu’il ne fût présenté par aucun de ses collègues à tonsure. On lui a octroyé quatre marraines ; il a subi ses épreuves vaillamment ; Sainte-Chipie a déclaré qu’elle était toile de lui ; on lui a révélé l’attouchement et le mot sacré. En résumé, son initiation lui a coûté deux louis. Il a pensé que c’était cher. La Rastaquouère ne s’est pas privée de dire que, dans l’autre franc-maçonnerie, cela coûtait des fois plus de cent francs et qu’on n’avait pas les mêmes agréments que dans le Temple des Maçonnes de l’Amour. Après tout, comme ce n’était pas son propre argent qui était à la danse, Grisgris a conclu que cela lui était bien égal et qu’il reviendrait.

Il est revenu en effet trois jours après et a fait la connaissance de Chaducul.

Les deux prêtres se sont nommés l’un à l’autre.

— Tiens ! a dit Grisgris, c’est à vous que je suis recommandé… Vous m’excuserez, si je ne suis pas encore allé vous voir… Une bronchite aiguë m’obligeait à garder la chambre…

— Oui, je sais, vous êtes chez les demoiselles Duverpin en qualité d’aumônier. À propos, vos papiers que vous m’avez envoyés… il m’est arrivé un accident… Dans un omnibus, un filou, sans doute, m’a volé le portefeuille où je les avais renfermés…

— Vous n’avez plus mes papiers ?

— Non, mon cher… Mais, espérons-le, avec l’aide de Dieu et surtout de la police, nous les retrouverons quelque jour…

— Fichtre ! c’est bien ennuyeux…

— À qui le dites-vous ?… Ce portefeuille contenait encore des lettres et des notes à moi personnelles, que je ne pourrai jamais remplacer…

Le faux Groussofski avait promis de son côté de se livrer à des recherches. Dès ce jour, il fut l’ami de Chaducul.

Et Églantine ? allez-vous me dire.

La pauvre fille a bien du tracas, croyez-le. Pensez donc. Elle a sur le dos nos deux prêtres paillards, Huluberlu et Romuald. Le vicaire, heureux d’avoir été initié aux mystères des Maçonnes de l’Amour, en a témoigné sa reconnaissance à son curé en lui cédant la moitié de ses droits sur sa nouvelle pénitente, de telle sorte qu’Églantine reçoit des absolutions des deux côtés. Heureusement, elle a une forte constitution et est capable de tenir tête à un régiment de confesseurs.

Le plumassier, lui, est du plus en plus convaincu qu’il est nu magnétiseur de première force. Seulement, il n’a jamais pu trouver d’autre sujet que Laripette, et encore Laripette ne veut pas toujours se prêter à ses expériences.

Notre ami Robert prétend que le sommeil magnétique nuit énormément, à sa santé. Il a été, affirme-t-il, très fatigué à la suite de la première séance dans laquelle il a révélé au mari de Gilda l’existence, jusqu’alors inconnue, d’un trésor dans une cave.

Paincuit veille précieusement sur ce « cher Laripette ».

Il l’invite sans cesse à dîner et lui fait toujours servir les mets les plus exquis, les morceaux les plus délicats. Tout le meilleur de sa cave est à la disposition de son sujet.

Le plumassier est travaillé par cette idée du trésor qu’il découvrira dans la compagnie d’un nègre.

Mais quand lui’-sera-t-il donné de rencontrer ce nègre ?…

D’autre pari, Laripette continue, comme vous pensez bien, à donner à Gilda des leçons de cosmographie. Cela fuit plaisir à Paincuit de penser que sa femme s’instruit dans la sisience des astres. Il demande de temps en temps à Robert

Mme Paincuit fait des progrès,

— Oh ! répond Je professeur ès-conjonctions dos centres, c’est une excellente élève… Elle est très docile et retient merveilleusement toutes mes leçons.

— Et où en êtes-vous ensemble de vos études astronomiques ?

— Nous en sommes aux comètes.

— Aux comètes ?… Vous voulez dire, sans doute, ces étoiles qui ont une queue ?

— Mais oui, certainement ; on ne leur donne pas d’autre nom.

— Y a-t-il du monde dans les comètes, monsieur Robert ?

— S’il y a du monde ?… Apprenez, mon cher monsieur Paincuit, que non Seulement les comètes sont habitées, mais encore que leurs habitants constituent une humanité d’une espèce tout à fait parfaite.

— Vraiment ?

— Ainsi, pour ne vous citer qu’un exemple, un exemple matériel, tout se passe avec ordre et logique dans les comètes. De même que chez nous, ces astres uni une humanité divisée en plusieurs races de différentes couleurs ; mais ce qui distingue les habitants des comètes des habitants de la terre, c’est que ceux-là digèrent et évacuent d’une manière conforme à la couleur de leur peau.

— Quoi ! les nègres des comètes l’ont du caca noir ?

— Oui ; et les blancs font du caca blanc.

— C’est merveilleux !

— Non, monsieur Paincuit, c’est tout simplement logique.

— Comment diable sait-on tout cela ?

— Dame, la science a fait de tels progrès !… On possède à présent des télescopes avec lesquels on distingue une épingle à des milliards de lieues.

— Tiens ! vous me donnez une idée… Il faudra que j’achète cet Le armée à ma femme un télescope pour ses étrennes.

On voit par là que Laripette, — l’ange du foyer de Campistron, — a également ses grandes et petites entrées dans le ménage Paincuit.

Chez le président, il n’est pas mal reçu.

La première impression avait été mauvaise pour M. Mortier, nous le savons. Ce magistral, homme vénérable et sérieux, ne pouvait pas admettre qu’une autruche habitât sous le même toit que lui. Du moment que Pélagie est égarée, il n’a plus aucune raison de ne pas voir Robert de bon œil. Pour le principe, il soutient toujours les droits du propriétaire à ne pas vouloir d’un tel animal dans sa maison ; quand le procès viendra à se plaider, il n’est pas douteux qu’il donnera raison à M. Tardieu contre Laripette ; mais il fait néanmoins un excellent accueil à celui-ci.

Ils se sont rencontrés dans plusieurs soirées, tant chez le colonel que chez M. Paincuit. Ils sont dans les meilleurs termes.

Laripette plaît au président.

— Sous ses apparences légères, dit Ai. Mortier en parlant de Robert, ce garçon est un modèle de moralité ; tous nos jeunes gens du quartier latin devraient prendre exemple sur lui.

En effet, le magistrat a une marotte : il voudrait ramener les étudiants et les étudiantes à des mœurs virginales.

Il a fait part de son idée à Robert, qui lui a donné une complète approbation.

— Voyez-vous, monsieur Laripette, s’écrie le président, ces jeunes gens font mon désespoir. Ils se vouent les uns les autres, sans le savoir, à une damnation éternelle. Quand je reviens le soir du tribunal et que je vois cascader ces étudiants et ces grisettes, je ne puis songer sans frémir qu’ils sont la proie du démon de la luxure.

— Le plus horrible de tous les démons, ajoute Robert, un démon aux grilles duquel il est presque impossible de s’arracher.

— Mais le remède ! quel est le remède qui fera disparaître la mal de notre cher quartier des Ecoles ?

— Ah ! monsieur le président, il y a remède à tout ; mais je crois que celui-ci sera difficile à trouver.

— En cherchant bien, cependant…

— C’est cela, cherchons.

Aussi, M. Mortier et l’ingénieux Laripette se sont-ils fouillé la cervelle pour découvrir le moyen de faire revenir les jeunes dissolus de la rive gauche à la continence la plus parfaite.

Un matin, Robert est venu dire au président :

Eurêka !

— Vous avez trouvé ?

— Oui,

— Parlez, mon ami.

— C est simple comme bonjour… Aujourd’hui, on obtient tout ce qu’on veut avec une bonne publicité. Pour qu’un produit quelconque réussisse, il lui faut une forte réclame… Faites donc de la publicité et mettez, en annonce vos sentiments de moralisation…

— Tiens, vous avez peut-être raison, ma foi.

Après avoir mûri la chose, le président a donc loué à une agence de publicité tout un mur de maison bien en vue dans le quartier latin, et il a fait peindre à ses frais, en grandes lettres blanches sur fond bleu, de salutaires conseils aux étudiants et aux grisettes. Cela lui coûte vingt francs par an et par mètre carre, et il a inscrit à son budget une gigantesque annonce d’une quarantaine de mètres carrés.

Ne croyez pas que l’auteur de ce récit invente. L’annonce moralisatrice du président Mortier existe, comme j’ai l’honneur de vous le dire, et tous nos lecteurs peuvent aller la voir. Elle est située à l’angle de la rue Soufflot et de la rue Saint-Jacques, tout auprès du Panthéon ; elle occupe la superficie d’une immense muraille : cinq mètres et demi de largeur sur sept mètres de hauteur.

Voici le libellé textuel de cette phénoménale annonce :

 
AUX LIBERTINS

Celui qui achète et avilit la femme, la fille ou la sœur d’un autre, voudrait-il que l’on traitât de même sa femme, sa fille ou sa sœur ?

LE MARIAGE
est honorable, dit la parole divine ; mais Dieu jugera les impudiques et les adultères.
PAUVRES BREBIS ÉGARÉES
vous riez aujourd’hui !… Demain, vous serez lâchement abandonnées, — puis, pour toujours méprisées…
JEUNES GENS !

La vie morale est une lutte noble, et non un asservissement honteux. Si l’AMOUR IDÉAL élève l’homme, l’AMOUR BESTIAL le ravale !

ÉCOUTEZ TOUS ! ÉCOUTEZ TOUS !

Au nom de l’honneur ! au nom de la Patrie ! au nom de vos familles ! au nom de vos souvenirs d’innocence ! au nom de votre salut éternel !

Pleurez sur vos souillures,
Demandez grâce au SAUVEUR qui pardonne
et qui purifie, et il vous relèvera.

Je le répète, cette annonce, peinte sur mur, existe bel et bien, et je serais désolé que mes lecteurs crussent à une plaisanterie de ma part.

Malheureusement, elle n’a pas encore converti un étudiant ni une frisette.

Le bruit s’est répandu dans le quartier latin que cette invitation à la continence était une nouvelle blague du célèbre farceur Sapeck, dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage.

Sapeck, terreur des concierges et roi des bons vivants, possède, on le sait, une certaine fortune qui lui permet de grever son budget annuel d’une publicité murale, s’il lui en prend la fantaisie.

Aussi, la jeunesse étudiante va-t-elle en pèlerinage contempler quelquefois la curieuse réclame de la rue Soufflot, et comme chacun {attribue à Sapeck, on trouve que c’est une fumisterie très drôle.

M. Mortier est navré du résultat.

Il a rendu un matin visite à ses sœurs Irlande et Scholastique. Quel n’a pas été son étonnement de les trouver flanquées d’un aumônier ?

Scholastique a fait une confidence au président.

Elle est ou du moins elle se croit dans une situation horrible : elle craint d’être possédée du démon.

C’est un clystère qui est cause de ce tracas.

Les deux sœurs possèdent un clysopompe d’ancien système. Cet instrument ayant cessé de fonctionner pour un motif quelconque, Scholastique l’a porté à réparer chez le lampiste de vis-à-vis. C’était un samedi au soir.

Mais voilà que le lundi matin le lampiste arrive tout radieux, avec le clysopompe raccommodé et sa facture.

— Jésus ! Marie ! Joseph ! clama Scholastique, mais je n’en étais pas si pressée que cela !

— Cela ne fait rien, ma bonne demoiselle ; je ne lambine pas à la besogne, moi… Sitôt qu’on me donne un travail à faire, v’lan ! ça y est… Voilà comment je suis !…

— Mais, malheureux que vous êtes, pour raccommoder mon clysopompe, vous avez travaillé hier, n’est-ce pas ?

— Dame, oui.

— Hier, c’était dimanche.

— Parbleu, puisque aujourd’hui c’est lundi !

— Horreur ! vous avez travaillé pendant le repos du Seigneur !

— S’il vous plaît ?

— Vous avez commis un péché mortel !

— Comprends pas.

— Un péché mortel à cause de moi !

— C’est possible… Je ne dis pas non, si ça peut vous faire plaisir.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur !

Enfin, Scholastique accepta — il le fallait bien — son clysopompe raccommodé un dimanche.

Mais elle avait je ne sais quels sinistres pressentiments.

La première fois qu’elle s’en servit — ô épouvante ! — elle eut, dans la journée même, une colique atroce.

Était-ce le doigt de Dieu qui se vengeait ?

Scholastique confia son chagrin à Philéas (c’est-à-dire à son abbé Groussofski) et à Irlande.

Tous deux furent d’avis que ce qui arriva il était déplorable, et que Scholastique devait offrir sa colique à Dieu en expiation du péché mortel du lampiste.

Ainsi il fut fait.

Seulement, la colique persista.

Alors, l’infortunée dévote se sentit envahie par un effroi extraordinaire.

Ce n’était peut-être pas la colique qui avait établi domicile en elle ; c’était Satan en personne.

En effet, voici quel était le raisonnement limpide de la pauvre fille :

Dès le péché mortel du lampiste, Lucifer avait dû s’installer dans le clysopompe profanateur et sacrilège.

Elle avait commis l’imprudence de mêler un lavement à l’esprit diabolique, et, sous le mouvement du piston, lavement et diable mêlés s’étaient introduits dans ses entrailles.

Rien n’était moins discutable.

Je vous laisse à penser si Scholastique n’en menait plus large. Elle se tordait, en proie au malin, récitant à tous les saints du calendrier des litanies et des oraisons jaculatoires.

Hélas ! trois fois hélas ! Satan tenait bon et se refusait à déguerpir.

Irlande proposa à sa sœur de recourir à l’exorcisme.

On expliqua à l’aumônier ce que signifiait ce mot français qu’il n’avait jamais entendu.

— C’est ce que nous appelons, dit-il, en polonais, une « tartanpouille. »

Dans le bréviaire que les deux sœurs avaient acheté à l’abbé, il n’était pas question des exorcismes ; mais Philéas ne s’embarrassait pas pour si peu.

— Je vous en flanquerai un de mon pays, déclara-t-il ; le Père Éternel entend toutes les langues.

Il ordonna d’abord que Scholastique prendrait un lavement à l’eau de Lourdes. C’est ça qui embêterait Lucifer !

On se procura un demi-litre d’eau miraculeuse, et le clysopompe fut rempli.

Scholastique accepta l’opération, en victime résignée. Ce fut Irlande qui manœuvra le piston, et, pendant ce temps, Philéas, bénissant avec gravité la patiente, prononça l’exorcisme suivant :

In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Aquello empègo, pito-mouffo, darnagas et rascazetto. La reino Saboou in sæcula sæculorum. N’a deis musclos sous leis roccos ! Capefigue a l’omnibus. Patin couffin, cagalabri, santibelli de bouffaréou, Dominus vobiscum ! Passa rès ? Amen !

Mais, pour surcroît d’infortune, il paraît que le Très-Haut ne comprend pas le polonais ; car il ne prit pas en considération [a prière de l’abbé Groussofski.

Aprés l’exorcisme comme avant, la colique de Scholastique était atroce.

— Ce n’est pas un démon que vous avez en vous, conclut Philéas, c’est toute une légion de diables.

— Que faire alors, monsieur l’abbé, que faire ?

— Je ne vois plus qu’un moyen de vous en tirer…

— Lequel ?… De grâce, indiquez-le-moi !

— Un voyage à Lourdes et un plongeon dans la piscine.

Aussitôt dit, aussitôt résolu.

Les deux sœurs arrêtèrent incontinent un pèlerinage prochain à la vierge de Bernadette, qui ne pouvait se refuser à chasser la légion de diables du corps d’une personne aussi chaste.

Il va sans dire que l’aumônier devait être de la partie.