Les trois cocus/Chapitre XXIV

Librairie populaire (p. 173-178).


CHAPITRE XXIV

HISTOIRE D’UN CRIME


Huluberlu s’était bien comporté à l’égard de la présidente Marthe Mortier dans le cabinet particulier du restaurant du bois de Boulogne. Il s’était si bien comporté qu’il en avait oublié totalement Bruscambille et Blanc-Partout.

Nous savons que le curé s’était livré à de copieuses libations.

Toutefois, la présence de sa pénitente, seule en pareil lieu, ne laissa pas que de l’intriguer, et il voulut l’interroger.

Ce fut en vain, elle refusa de lui répondre.

Tout ce qu’elle lui dit fut ceci :

— Je vous en conjure, monsieur l’abbé, retirez-vous. D’un instant à l’autre, quelqu’un peut venir. Ma réputation sera compromise. De grâce, allez-vous-en !

— Est-ce votre mari que vous attendez ?

— Je n’attends personne… mais partez, je vous en supplie !

À travers les fumées de son ivresse, Huluberlu voyait assez clairement la situation.

Ce n’était pas à coup sûr le président qui pouvait venir d’un instant à l’autre. Marthe n’aurait eu aucune raison pour ne pas le dire. Dans ce cas, puisque l’épouse de M. Mortier était en train de commettre un adultère, autant valait que ce fût avec lui, Huluberlu, qu’elle se rendît coupable d’infidélité.

Et sans autre forme de procès, il avait tiré le verrou du cabinet particulier, afin de ne pas être dérangé.

Il fallut bien que Marthe en prît son parti.

Par exemple, elle eût voulu être à cent pieds sous terre, quand, à un moment donné, on frappa à la porte.

— Grand Dieu ! pensa-t-elle, c’est Robert… Quelle honte !… Je n’oserai jamais reparaître devant lui…

Huluberlu et Marthe gardèrent un profond silence. La personne qui avait frappé refit encore « toc-toc » à la porte ; puis, ne recevant pas de réponse, elle s’éloigna.

Pendant ce temps, le colonel Campistron, convenablement éméché de son côté, satisfaisait aux besoins de l’impérieuse nature. Quand il eut rajusté ses bretelles et boutonné son gilet, il sortit du petit local en humant avec joie l’air frais de l’extérieur. Il n’avait pas fait quatre pas dans le corridor, que deux jeunes filles lui sautèrent au cou en s’écriant :

Le voilà,
Nicolas !
Ah ! ah ! ah !

Et elles l’entraînèrent de vive force dans un salon.

— Mesdemoiselles, fit Campistron, tout en se laissant faire violence, voudriez-vous avoir la bonté de m’expliquer ce que signifie votre conduite ?

Bruscambille prit la parole :

— Mon petit père, tu vas trinquer avec nous, et puis nous t’expliquerons tout ce que tu voudras.

Blanc-Partout tira le cordon de sonnette. Un garçon parut.

— Trois pippermints, commanda Bruscambille.

Un nuage passa sur le front du colonel.

— Et ma femme qui est là dans un cabinet à côté ! se disait-il à lui-même.

Puis, après réflexion, il ajouta, toujours en son for intérieur :

— Baste ! j’invoquerai la crainte d’une congestion cérébrable, comme le soir du café de Madrid.

Il y avait en effet une petite histoire, à propos du café de Madrid.

Un soir, il y prenait une glace en compagnie de Pauline. Tout à coup, une fantaisie luxurieuse avait fait vibrer son cœur d’officier retraité.

Il avait dit à sa femme :

— Attends-moi deux ou trois minutes, en lisant le Charivari… Je vais jusqu’au passage Jougfroy… Tu me comprends ?

C’était une feinte. Il ne se rendait pas, le scélérat, au cabinet à quinze centimes du passage. La vérité est qu’il venait de voir passer une jolie impure dont la vue avait produit sur lui une brusque mais forte impression.

En quelques pas il avait rejoint la donzelle et lui avait glissé deux mots à l’oreille.

Ces sortes d’amours à la course ne traînent pas. Ces rues voisines regorgent d’hôtels très hospitaliers, dont les chambres se louent à l’heure et même au quart d’heure.

Au bout de quinze minutes, il revenait au Madrid, où Pauline lisait toujours le Charivari. Il était essoufflé, par exemple, le colonel.

— Tu as été bien longtemps, il me semble, avait observé Pauline.

— Ne m’en parle pas… J’ai cru que j’y resterais…

— Que t’est-il donc arrivé ?

— J’ai failli avoir une congestion cérébrale… Heureusement, j’ai eu la force de vite courir jusqu’au boulevard et de me promener un peu au grand air… Cela m’a fait du bien… J’en ai été quitte pour la peur…

— C’est vrai ! Ton visage semble tout congestionné…

L’explication avait paru suffisante à Pauline : elle ne se douta pas que son mari venait de déchirer le contrat d’un formidable coup de canif.

Or, c’était une histoire de ce genre que le colonel espérait rééditer. Il trinquerait avec les deux beautés inattendues, et il mettrait son retard de quelques minutes sur le compte d’une crainte de congestion cérébrale.

Il ne se doutait pas, le sacripant, que le cas n’était plus le même. D’abord, il était déjà un peu parti ; ensuite, il avait affaire à deux gaillardes qui n’avaient pas envie de le lâcher.

Elles prièrent le garçon de laisser la bouteille.

D’où il résulta qu’on ne se contenta pas de boire un seul petit verre. On trinqua, retrinqua, et retrinqua encore.

Chaque fois que le colonel se levait et allait sonner pour appeler le garçon et régler les consommations, Bruscambille et Blanc-Partout se jetaient sur lui et l’embrassaient.

— Juste ciel ! comme tu es pressé !

— On dirait que nous t’embêtons à six francs l’heure !…

— Au contraire, mes chéries ; seulement, il faut que je vous quitte…

Il n’osait pas dire qu’il avait à rejoindre sa femme. C’est ça qui n’aurait pas ému les deux cocottes ! Elles auraient été capables de le reconduire pour voir si c’était vrai et pour adresser bien des compliments à madame !

Le colonel se rasseyait donc et buvait encore.

Elles étaient si charmantes, du reste ; elles le turlupinaient d’une façon si agréable ; elles lui donnaient des noms si gentils.

Il y avait de quoi perdre la tête.

Campistron la perdit, à la fin.

— Baste ! advienne que pourra, conclut-il. L’aventure est délicieuse. J’y suis, j’y reste.

Bruscambille avait entendu ces derniers mots.

— J’y suis, j’y reste ! c’est Mac-Mahon ! fit-elle à voix basse en parlant à Blanc-Partout.

Le colonel commanda du champagne. Un peu qu’il était dans de bonnes dispositions, il eut vile conquis un noble plumet. Pauline fut alors tout à fait absente de sa pensée. Il n’y songea pas plus que si elle n’avait jamais existé.

— Allons, maréchal adoré, criait Blanc-Partout, dis quelle est celle de nous deux que tu aimes !

— Je vous aime l’une et l’autre.

— Gourmand.

— Tu nous embrasseras chacune ?

— Mille tonnerres, je le jure !

— Parions que non !

— Parions que si !

Et voilà le colonel qui se lève et veut embrasser les deux joyeuses filles. Dans son élan, il bouscule la table ; elle se renverse, entraînant par terre verres et bouteilles, qui font en tombant un bruit de tous les diables.

Mais ce n’est pas tout.

La table, dans sa chute, met à découvert un cadavre qui était caché dessous.

En effet, un corps gît, inerte, sur le parquet : le corps d’un monsieur qui, bien qu’habillé d’un costume laïque, a le crâne marqué de la tonsure, signe distinctif des prêtres.

À ce coup de théâtre, Campistron perd le peu qui lui restait de raison. Il abandonne ses velléités amoureuses. Il se dit qu’il a été entraîné dans un guet-apens. Ces filles ont commis un crime ; elles ont voulu le griser pour lui en faire endosser la responsabilité.

Quel trait de lumière !

Il se précipite sur la porte, la ferme à double tour, met la clé dans sa poche, va à la fenêtre et hurle :

— Au meurtre ! au secours ! à l’assassin !

Bruscambille et Blanc-Partout veulent lui imposer silence.

— Ah ça ! vous êtes fou, disent-elles. Restez donc tranquille !

Mais lui :

— Misérables ! vous avez trempé vos mains dans le sang de cet homme !… Vous méditiez de me faire passer pour le criminel… Oh ! les coquines !…

— Vous êtes toqué, répond Bruscambille.

— C’est notre ami Chaducul, ajoute Blanc-Partout.

— Il n’est pas mort.

— Il a roulé sous la table, parce qu’il était plein comme une huître.

Ah bien oui ! impossible de faire entendre raison au colonel, qui beugle de plus belle :

— Au meurtre ! au secours ! à l’assassin !…

Tout le personnel de la maison accourt. Campistron ouvre la porte. Les garçons, les consommateurs entrent pêle-mêle. Deux sergents de ville arrivent.

— Emparez-vous des criminelles, crie le colonel avec exaltation.

— Quelles criminelles ?

— Ces scélérates, ces brigandes !

Son doigt désigne Bruscambille et Blanc-Partout.

— Voilà le cadavre !

Et il montre Chaducul, qui est là, ne bougeant pas plus qu’une borne.

Les garçons, les consommateurs, les sergents de ville rient.

De l’un à l’autre ou se murmure :

— C’est un curé qui faisait ses farces et qui s’est pochardé.

Profilant de la bagarre et ne voulant pas être compromis dans ce scandale, Huluberlu s’est empressé de filer avec Marthe.

Le colonel continue à se démener comme un diable dans un bénitier. Il prend le ciel à témoin que l’on se refuse à faire justice, que les sergents de ville manquent à leur devoir en n’arrêtant pas, séance tenante, Bruscambille et Blanc-Partout ; il injurie tout le monde. Bref, c’est lui qu’on met en état d’arrestation.

— Voilà le couronnement du crime ! s’écrie-t-il, lorsque les agents l’entraînent. Elles ont réussi, les infâmes, à faire croire que c’est moi qui suis l’assassin !… Et c’est cela qu’on appelle la justice ?… Ô malheur !

On le boucle dans un fiacre. Les sergents de ville racolent un collègue. Camspistron est ficelé comme un saucisson d’Arles. On le transporte au commissariat le plus proche.

En même temps, on y trimballe Chaducul. Celui-ci est déposé sur une banquette. Il ouvre à demi un œil et pousse un soupir. On déficelle Campistron.

Le colonel se jette à genoux devant la banquette.

— Il agonise, monsieur le commissaire, dit-il… Au nom de ce que vous avez de plus sacré, interrogez le moribond avant qu’il ait rendu l’âme… Je ne crains rien… s’il peut parler, il vous nommera les assassins… Vous verrez que ce n’est pas moi !…

— Assez ! répond le commissaire. Fichez-nous la paix !

L’ivresse de Campistron est entrée dans la période tendre. Il sanglote sur Chaducul.

— Mon ami, mon excellent ami, gémit-il, dis-leur que ce sont les deux femmes qui l’ont poignardé.

Puis, se relevant, il ajoute avec dignité :

— Je suis innocent du sang de ce juste !… Crucifiez-moi, si vous voulez ; mais la postérité me réhabilitera, comme elle a réhabilité Lesurques !

Chaducul, cependant, finit par ouvrir les yeux ; il croit comprendre qu’il a été assassiné ; il murmure quelques mots :

— Rastaquouère… les maçonnes… Huluberlu… le-serment terrible… Blanc-Partout… Crac-Micmac… Je serai vengé… Ne m’achevez pas… Je dirai tout… j’embrasserai le mahométisme… Je sens que je meurs… Oh ! les assassins !… Vive Bruscambille !

Là-dessus, le commissaire, complètement édifié, ordonne de renfermer les deux ivrognes dans une chambre particulière du poste, en attendant qu’ils aient fini de cuver leur vin.