Bibliothèque à cinq cents (p. 41-48).

CHAPITRE XI
SUR LA PISTE

L’endroit où quelques heures auparavant se trouvait la maisonnette couverte de vignes et dans laquelle Marion avait bercé son enfant, en attendant le retour de son mari, n’était plus qu’un espace couvert de ruines fumantes lorsque nos trois amis ; « Vieux Rocher, » « Chat Rampant » et « Yeux d’Étoiles, » sur leurs coursiers blancs d’écume, y arrivèrent.

La vue du triste spectacle les navra, et ils ne purent proférer une seule parole.

Depuis longtemps ils étaient à peu près convaincus que la demeure de leurs amis avait été détruite, mais à présent leurs craintes étaient tout à fait réalisées.

Les chevaux s’étaient arrêtés comme s’ils avaient su que leur longue course était au terme. Il avaient été poussés avec la même vigueur que si la vie de leurs maîtres avait dépendu de leur vitesse et ils étaient presque rendus.

« Pieds légers » paraissait le plus abattu des trois et tremblait de tous ses membres.

Le chef sauvage ne dit pas un mot, mais donnant la bride de son cheval à tenir à sa femme, il sauta par terre, ainsi que son compagnon blanc.

Ils commencèrent tous les deux à examiner avec soin le terrain.

De temps en temps quelque parole ressemblant à un juron s’échappait de la bouche du vieux trappeur, ou un uhg ! de surprise ou de satisfaction disait que « Chat Rampant » trouvait quelque chose. Les pistes des sauvages étaient aussi visibles pour eux que les caractères d’un livre pour une personne instruite.

À la fin ils se retrouvèrent tout près de « Yeux d’Étoiles, » ayant entièrement examiné le terrain et les touffes d’herbes environnantes.

— La bande apache allée sur la grande piste noire ! Bon ! dit le Caddo avec satisfaction. Munroe grand brave. Ferait bon chef. Battu pour femme, battu pour enfant mais prisonnier. Apaches nombreux comme feuilles des arbres. Pris frère blanc avec femme et enfant pour torture. C’est mauvais. Que dit « Vieux Rocher » ?

Le vieux trappeur jeta autour de lui un regard égaré. Il était encore muet de douleur et d’appréhension.

Puis il frissonna et répondit à son compagnon à voix basse :

— T’as raison, Caddo. Il y a eu grande bataille, et tant qu’il a pu tirer son revolver et tenir son couteau, notre ami s’est battu ; ces démons ont pillé sa demeure et l’ont fait captif, avec la pauvre Marion et le petit aussi. Oh ! il me faut ces maudits Apaches ! Ce que je dis, c’est qu’il faut suivre la piste de ces fils de Satan, et les envoyer jusque chez leur père, s’il veut les reprendre. Je sauverai Munroe ou j’aurai la tête scalpée et les oreilles coupées comme un chien de Pécos. J’arriverai peut être trop tard pour les délivrer de la torture, mais dans ce cas je t’assure que je leur en percerai des poumons à ces Apaches endiablés. Je ne te demande pas de venir, Caddo, car « Yeux d’Étoiles » est avec toi et ça ne ferait pas. J’vas laisser mon cheval manger un peu d’herbe et j’vas aller examiner les pistes de l’autre côté de la rivière. Au soleil couchant, « Pieds légers » sera reposé, j’pense, et nous commencerons la poursuite. Il n’y a pas d’autre moyen à prendre. Que le Seigneur garde Marion et son enfant ! J’irais ben au camp Johnston chercher de l’aide et un cheval frais mais ça me ferait perdre du temps ; et si les soldats se mettent de la partie, et que les sauvages les voient, nos amis sont morts.

N’avions-nous pas dit aussi à Munroe que c’était risqué que d’amener sa famille ici. Mais il est têtu comme une mule mexicaine. Maintenant il est perdu, hormis que je reçoive mon coup de mort en les enlevant du camp Apache, ce qui est risqué et pas facile à faire.

Pour le chef, ce discours était long et inutile, mais il comprenait les sentiments de « Vieux Rocher » et savait qu’il était presque fou de chagrin et d’anxiété.

Quand le vieil éclaireur eut fini, le Caddo parla ainsi :

— « Chat Rampant » est sur le sentier de la guerre. Apaches ont pris ses amis blancs. Un chef Caddo ne s’assied pas quand ses frères blancs sont dans camp ennemi. « Chat Rampant » va aller sur piste des Apaches. « Yeux d’Étoiles » ira sur piste aussi car elle aime beaucoup femme blanche et petit aussi. Nous allons sauver Munroe et sa femme. Sauver le petit aussi. Viens ! Mon frère blanc cherchera piste l’autre côté de Concho pendant que « Yeux d’Étoiles » restera avec mustangs. « Chat Rampant » cherchera traces avec frère blanc. J’ai parlé.

— Que le Grand Esprit te bénisse, Caddo, reprit « Vieux Rocher. J’savais que tu étais bon et droit, mais j’ne voulais pas te demander de te mettre sur la piste des Apaches. « Yeux d’Étoiles » ne doit pas venir, qu’elle aille au camp Johnston attendre notre retour.

— « Yeux d’Étoiles » ira avec son chef, reprit la jeune indienne d’un ton décidé.

Cette réplique mit fin à la discussion.

Le Caddo et le vieil éclaireur traversèrent alors la rivière pour aller examiner les traces laissées par les Apaches. Ils virent que Munroe avait tué un grand nombre d’Apaches, mais qu’il avait été fait captif pour être torturé tandis que sa femme devait être réservée à un sort encore pire ; ils crurent aussi que l’enfant serait tué aussitôt que ses cris incommoderaient les sauvages.

Les Apaches amèneraient-ils les captifs dans leur village pour les torturer ou accompliraient-ils cette œuvre diabolique à leur premier campement ?

Dans le premier cas il y avait espoir de délivrance ; dans le second les secours arriveraient trop tard.

Le Caddo et « Vieux Rocher » furent d’opinion que les Apaches avaient suivi le cours du Concho et qu’ils continueraient ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent assez loin pour camper sans danger.

Il était probable que les sauvages feraient halte dans le bois, alors nos deux amis en profiteraient pour examiner leur camp à distance. Cachés dans les grandes herbes, ils pourraient peut-être approcher et délivrer les captifs.

« Vieux Rocher » et « Chat Rampant » savaient que les mustangs des Apaches étaient très fatigués, car ces derniers venaient de se livrer au pillage dans le bas du pays, et ils n’avaient passé sur les bords du Concho que pour se reposer. Ayant découvert accidentellement la maison de Munroe et fait des prisonniers, ils avaient été obligés de fuir sans avoir eu le temps de prendre de repos. Un retard les exposait à être découverts et poursuivis par les « longs couteaux. »

Le Caddo et « Vieux Rocher » retournèrent bientôt auprès de « Yeux d’Étoiles » qu’ils ramenèrent avec eux de l’autre côté du fleuve.

Arrivés là, ils s’enveloppèrent tous les trois dans leurs couvertures de laine et songèrent à se reposer. Ils avaient besoin de forces pour accomplir, le jour suivant, la tâche périlleuse qu’ils avaient résolu d’entreprendre.

Le lendemain, au jour levant, ils étaient tous trois débout, et pendant que « Yeux d’Étoiles » préparait le déjeuner, les deux hommes examinaient encore les traces des sauvages à la clarté du matin.

Ils parvinrent, par leurs nombreuses observations, à se rendre compte des tristes scènes de la veille comme s’ils en avaient été témoins.

Le repas terminé, nos chercheurs de pistes préparèrent les chevaux et cachèrent dans des touffes d’herbes tout ce qui pouvait les embarrasser pendant leur voyage.

Une heure après, ils étaient déjà à l’endroit où les Apaches avaient tourné pour prendre la rivière.

Le Caddo et « Vieux Rocher » furent alors surpris et désappointés de voir que les Apaches s’étaient dirigés du côté de l’ouest vers la grande région des buffles.

Ils ne savaient que penser du projet des sauvages. Le chemin que ces derniers avaient pris indiquait qu’ils n’avaient pas craint une attaque des troupes du camp Johnston qui auraient pu facilement les voir dans la grande plaine.

Une idée du Caddo ranima un peu leur courage.

Il était probable que les Apaches avaient voulu avancer plus à l’ouest jusqu’à la région des buffles ; de là ils se dirigeraient vers le Rio Pécos en comptant sur les troupeaux de bisons pour effacer leurs traces et dépister ceux qui tenteraient de les poursuivre.

Ceci parut raisonnable au vieux trappeur mais si les pistes des sauvages étaient effacées, il n’y avait plus de possibilité de tenter une délivrance.

Sur délibération, les deux éclaireurs conclurent que les pistes empreintes sur la prairie avaient été faites à dessein de les tromper.

Ils abandonnèrent donc la piste et continuèrent leur course à travers le bois, courant de temps en temps vers le bord pour voir dans la plaine.

Aucun indice de la présence des Apaches ne se manifesta, et tout le jour s’écoula ainsi. Mais vers le soir, au loin, du côté du sud, ils aperçurent la bande des Apaches, ainsi que des traces indiquant qu’elle avait campé quelques heures, sous les arbres qui bordaient la rivière.

Nos trois amis étaient furieux, car ils étaient obligés de camper pour faire reposer leurs chevaux et il était probable qu’un troupeau de buffles effacerait la piste de leurs ennemis. À moins d’un mille du bois, l’herbe avait été toute foulée par des troupeaux de bisons qui s’étaient dirigés vers le sud.

« Vieux Rocher » et le Caddo étaient loin de s’imaginer qu’à une petite distance d’eux, Munroe se mourait en ce moment de faim et de soif avec son enfant exposé à une chaleur torride.

L’heure de la délivrance n’était donc pas encore sonnée.