Les souvenez-vous/L’impossible tendresse

H. Falque (p. 81-112).

L’IMPOSSIBLE TENDRESSE

Est-il une tendresse à côté de l’Amour,
Aussi grande que lui, mais de forme idéale,
Où l’âme qui cherchait sa sœur et son égale
Trouve un bonheur profond et pur comme le jour ?


Est-il un sentiment si fort et si durable,
Que chaque aube nouvelle affirme sa douceur,
Charme surnaturel qui met en l’âme sœur
La secrète eurythmie et l’accord adorable ?

Et quand on a noué ce lien somptueux,
Qui rend — si librement — chaque âme prisonnière,
Peut-on vivre dans sa radieuse lumière,
À jamais reposés, simple et vertueux ?

Hélas ! si la tendresse, un jour abandonnée
À cet instinct d’amour qu’on croyait apaisé,
S’incline lentement vers la fleur du baiser,
Elle déplacera toute sa destinée.

Que deux êtres, de cœur également loyal,
Puissent s’aimer un temps dans la joie et la peine,
Plus haut que le désir de la nature humaine,
En voulant ignorer son ivresse et son mal,


C’est bien : mais si ces cœurs voient à l’autel mystique
Le flambeau de l’amour scintiller un matin,
Qu’ils s’éloignent, en pleurs, vers un autre destin,
Sans même se tourner sur leur geste héroïque.

LUI —

Je viens à toi, je souffre et je frappe à ton cœur :
Écoute-moi… J’ai faim et j’ai soif de bonheur.

Non pas du grand bonheur qui déborde notre âme,
Du bonheur accablant et chaud comme une flamme,


Mais de l’hôte apaisant dont la sérénité
Jette sur notre cœur une égale clarté.

Comprends-moi : Tu serais Celle, très bienfaisante,
Qui d’un geste pourrait éloigner la tourmente ;

Celle qui tend les bras pour nous barrer le seuil,
Quand nous voulons aller sur les routes d’orgueil.

Tu serais Celle que j’aurais toujours connue,
Dont la crédulité fait notre âme ingénue,

Celle qui, chaque jour, prendrait le bon chemin
Pour me conduire au but qu’indiquait mon destin.

Tu serais Celle en qui l’on met sa confiance,
Parce que son regard chasse notre souffrance.

Tu serais Celle qui promet au voyageur,
Qu’on va trouver bientôt la porte du bonheur.

Et par là tu triompherais de toute peine,
Tu porterais la paix dans les plis de ta traîne,


La Paix, rien que la Paix, le doux apaisement.
Tu serais tour à tour ma sœur et mon enfant.

Notre vouloir pareil ferait notre sagesse ;
Je ne craindrais plus rien de tout ce qui nous blesse.

Je ne mesurerais ni le mal ni le bruit,
Car je dirais : « Elle est tout près ; cela suffit. »

L’effroi de l’inconnu qui nous hante quand même
Ne me hanterait plus si tu voulais que j’aime.

Ainsi, sans rien d’amer ni de vil… Comprends bien,
Ce sentiment serait ma force et ton soutien.

Il serait l’idéal très haut et magnifique
D’un fraternel amour dans notre âme mystique.

Il serait le jardin vert et délicieux,
Loin des chemins, loin des hommes… bien près des cieux.

ELLE —
S’il ne te faut qu’une tendresse toujours pure,
Je te serai cette tendresse sans mesure.

Je serai la fenêtre ouvrant sur l’horizon,
L’allégresse de l’heure et l’or de la saison.


Je serai le repos au milieu du silence
Et la sœur et l’enfant à qui ton âme pense.

Je mettrai sur ton cœur, sur ta vie et tes pas,
Le sourire des beaux bienfaits qu’on ne voit pas.

LUI —
Comme il fait bleu, comme il fait doux, ô mon amie !…
Oh ! quel bonheur miraculeux passe dans l’air :
Un éblouissement inonde le ciel clair
Et la paix vient baiser la nature endormie.


Mon rêve le plus beau ne pouvait pressentir
Cette heure que, pour nous, préparait la tendresse ;
Mystérieusement, dans notre cœur se dresse
L’idéal qui sera plus tard du souvenir.

Nos anges protecteurs qui nous gardent dans l’ombre
Doivent être envieux du bonheur surhumain
Qui me vient d’entrevoir vos lumineuses mains
Au repos, sur les plis de votre robe sombre.

Je ne demande rien de plus que ce moment,
Que ce sommeil du cœur dans ce sommeil de choses ;
Un peu de nuit, un peu de bleu… Là-bas des roses,
Vous, tout près !…
— Je voudrais mourir bien doucement.

ELLE —
Ô mon ami, pourquoi ce mot mourir !… L’accord
Sublime, merveilleux de nos âmes fidèles
Doit t’entraîner vers les sommets des choses belles
Où tout est éclairé, juste, serein et fort.


Oui, j’aime comme toi l’ombre silencieuse,
Un peu d’éternité semble passer sur nous.
J’ai le désir profond de me mettre à genoux
Pour répéter à Dieu que je me sens heureuse.

Cette tendresse qui s’harmonise ce soir
Avec l’enivrement mystérieux de l’heure,
Quelle est-elle, sinon dans notre âme meilleure
La floraison d’un vœu qui s’incline au devoir ?

Nous laisserons nos cœurs levés vers la lumière ;
Unis dans notre joie ou dans notre douleur,
Le grand souffle purifiant de la prière
Nous gardera tous deux du mal et de l’erreur.

LUI —
J’arrive… je suis las… Il fait chaud sur la route.
Voici… Je ne sais plus, tant j’ai l’âme en déroute,
Non… je ne sais plus rien de ce que je voulais…
Je voulais te parler… te dire qu’il fallait

Me comprendre aujourd’hui d’une façon plus tendre.
Avec ton cœur bien fraternel… oui… me comprendre
Dans ce que je dirai de troublant ou d’obscur…
Que m’est-il arrivé ?… que sais-je… où donc l’azur
Qui jetait tant de paix sur notre conscience ?…

Oh ! comme j’ai besoin de paix et d’indulgence !…
Je me retrouve avec un cœur naïf d’enfant
Plein d’un désir de pleurs étrange et étouffant.

Mes yeux sont fatigués… je vois trop de lumière…
Oh ! comme je voudrais tes mains sur mes paupières…

J’ai tant besoin de paix… toi, du dois ignorer…
Laisse-moi…
— Je n’ai rien… je ne veux que pleurer !…

ELLE —
Tu voudrais la douceur de mes mains sur tes yeux.
Tes yeux sont fatigués d’avoir vu trop de choses,
Assieds-toi, je mettrai sur tes paupières closes
Le geste fraternel et tendre que tu veux.


Ton cœur bat fort… si fort… et ta voix grave tremble.
Oui, l’on t’a fait du mal, je le sais, je le sens.
Ne pleure pas… Tu viens et nous sommes ensemble.
Le mal est oublié… ne pleure pas… attends,

Attends pour me parler… Mon amitié te garde.
Plus tard, tu me diras ce chagrin étouffant.
Repose-toi… je ne m’éloigne pas… Regarde,
Je vais prier pour toi comme pour un enfant.

LUI —
Tu veux bien, mon amie, être la chère étoile
Qui me guide, le vent qui souffle dans ma voile.

Tu veux bien, de ton charme, embellir ma raison
Comme cette glycine embellit ta maison.


Tu veux bien susciter des minutes si belles
Qu’elles ont le parfum des choses éternelles.

Tu veux bien m’ordonner la vaillance en la paix ;
Mais l’épreuve s’avance ; et si je succombais ?

Si le poids du chagrin ployait mon énergie,
Retrouverais-je encor ton charme et sa magie ?

Et pourrais-tu m’aider, forte de ta vertu,
À vaincre le destin qui m’aurait abattu ?

ELLE —
Si jamais tu n’es plus, après la lutte ardente,
Qu’un vaincu sans orgueil, sans haine, sans vouloir,
Si jamais tu n’es plus, dans le doute et l’attente,
Qu’un être malheureux qui frissonne le soir,


Viens jusqu’à mon logis, sans crainte ouvre la porte,
Tu sais que dès le seuil mes yeux te seront doux,
Que tu pourras pleurer, ton front à mes genoux,
Sur tes rêves éteints ou sur ton œuvre morte.

Tu sais que je connais le mot essentiel,
Qui, seul, redonnera la force à ton courage,
Tu sais que je dirai : « Recommence l’ouvrage,
Artisan d’ici-bas, travaille pour le ciel ! »

Bien doucement pour faire en toi de la lumière,
Au rythme de ma voix je te consolerai
Et sur ta lassitude immense je mettrai
Le fardeau reposant de mes mains en prière.

LUI —
Que le ciel soit serein ou qu’il devienne sombre,
Si tu ne me vois plus cheminer dans ton ombre,

Ne dis pas que je fus inconstant ou léger :
Mon enfant, laisse à Dieu le soin de me juger.


Car ce que tu prendrais pour de l’indifférence,
N’est qu’un effort hautain pour cacher ma souffrance.

Ce que ma lèvre tait de mon cœur orgueilleux
Évite une douleur à tes jours merveilleux.

Ne le plains même pas ce passant qui murmure,
Qui dit que tout est vain et que la vie est dure.

Fais-lui, par charité, s’il est sur ton chemin,
L’aumône d’un sourire en lui tendant la main.

Si tu le vois inattentif à ce doux geste,
Ne t’éloigne pas trop brusquement de lui… Reste

Pour lui dire tout bas de ces mots lumineux
Par lesquels il croyait qu’il pouvait être heureux.

ELLE —
Puisque tu veux souffrir silencieusement,
Sans qu’un cri de douleur de ton cœur à ta bouche
Vienne apaiser un peu ta souffrance farouche,
Je te plains, car je sais ce que vaut ce tourment,

Cet éternel tourment de vivre, l’âme absente,
Ne cherchant, ne voulant qu’une chose ici-bas,
Attendant, le cœur lourd, celle qui ne vient pas,
Et l’appelant en vain dans cette longue attente.
Et je voudrais, du moins, que l’amour qui te vient
N’ait pas fleuri par moi, mais par quelque inconnue,
Et qu’en disant les mots calmes, qui font du bien,
Je chasse cette peine aux mauvais soirs venue :
Qu’une autre soit l’aimée et moi l’ange gardien.

Je ne poserai plus mes doigts sur tes paupières,
Car leur chaste douceur, au lieu de t’apaiser,
T’enfiévrerait le cœur autant qu’un long baiser.

Et les paroles qui te semblaient des lumières,
Les paroles de paix qu’on prononce tout bas…
Je ne les dirai plus… Tu ne comprendrais pas !…

ELLE —
Paroles que l’on voudrait dire,
Et que l’on ne dira jamais,
Qui sont au bord des lèvres, mais
Qui se cachent sous un sourire.


Oh ! douces paroles de songe,
Qui pourraient créer du bonheur,
Et qui viennent au bord du cœur,
Mais se cachent sous un mensonge.

Oh ! les paroles de tendresse,
Faites de soleil et de fleurs,
Qui pourraient calmer les douleurs
Et les changer en allégresse.

Oh ! paroles graves et belles,
Qui pourraient peupler l’avenir,
Mais qui n’oseront pas venir,
Et qui n’ouvriront pas leurs ailes.

Paroles de joie et de charme,
Qui ne savent pas se poser,
Enivrantes comme un baiser,
Captivantes comme un larme.


Paroles des nobles amours,
Qui sanglotez sous un sourire,
Ô Paroles qu’on voudrait dire,
Pourquoi vous dérober toujours ?

LUI —
Je vais partir… où… je ne sais… ailleurs… là-bas
Dans une solitude où cacher ma détresse…
Mes regrets tresseront un berceau de tristesse
Où viendra s’endormir mon pauvre amour si las !


Ô mon amie, avant d’abandonner mon rêve,
Qu’un instant fugitif nous réunisse encor :
Tel un voleur qui va dérober un trésor,
Je prendrai ton regard qui vers mon front se lève,

Je le fixerai bien, ton pénétrant regard,
Comme si je voulais l’emporter dans mon âme,
Je prendrai sa douceur, sa caresse et sa flamme,
Et puis je m’enfuirai, comme un pauvre, au hasard.