Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 222-234).

XXIX

LE FRÈRE ET LA SŒUR


Quand Mme Gaudentie Pioutte fut entrée doucement dans le salon qu’elle parcourut du regard et quand elle eut vu son frère immobile, debout auprès d’une fenêtre, comme une statue sombre et tragique de la Méditation et de la Douleur, elle s’élança vers lui, les bras ouverts, et s’écria d’une voix pathétique :

— Mon pauvre Théodore ! Mon pauvre Théodore !

Mais elle s’arrêta court, ses larmes, comprenant toute leur inutilité, rentrèrent d’elles-mêmes sous leurs paupières. Théodore s’était tourné vers elle, le regard glacé, la figure rude et sévère, et il lui avait dit :

— Évite-moi ces effusions ridicules, Gaudentie !

À ces mots, comme elle parut indignée, Mme Pioutte ! Comme son cœur de mère et de sœur dut souffrir de cet accueil injuste ! Elle s’appuya d’une main à un fauteuil pour ne pas chanceler ; elle s’écria, toute brisée par l’émotion :

— Ah ! Théodore, je ne m’attendais pas à une pareille dureté de ta part. Quand je viens à toi, tout en larmes…

— Il est inutile, maintenant, de pleurer et de te lamenter, le mal est fait ! Toutes les larmes de la terre n’y changeraient rien ! Mais considère ta conscience, Gaudentie, et demande-toi, humblement, si tu n’as pas ta part de responsabilité dans ce qui vient d’arriver là !

Mme Pioutte suffoqua d’indignation et de surprise. Elle pivota sur elle-même et se laissa tomber dans le fauteuil.

— Ah ! Théodore, quel mal tu me fais ! Tu sais pourtant si ma santé est chancelante. Certes, j’aurais cru… Quand je viens à toi, toute blessée, toute souffrante, quand mon cœur d’honnête femme considère ce qu’est devenue ma fille, ah !… Tu ne trouves que des reproches à m’adresser, tu as l’air de croire que je suis pour quelque chose dans ce malheur… Ah ! si mon pauvre mari vivait, lui, au moins !… Tiens, Théodore, tu viens de me redonner mes palpitations…

Elle appuya sa main sur son cœur, comme pour en compter les battements. Son frère la regardait avec mépris et dégoût. Cette comédienne, qui jouait maintenant une scène sentimentale pour l’attendrir et éviter ses reproches, était-ce possible que ce fût là vraiment la femme que, pendant tant d’années, il avait estimée et chérie ?

— Je ne te dis pas que tu y sois pour quelque chose, répliqua-t-il enfin, je pense que non. Je pense aussi que tu ignorais les relations de ta fille et de cet homme… Mais il y a des responsabilités morales !

— Est-ce ma faute si je suis pauvre ? gémit Mme Pioutte, est-ce ma faute si Virginie n’a pu trouver autour de nous ce qu’elle attendait de la vie, si elle voulait un bonheur que mes moyens ne me permettaient pas de lui offrir. Certes, si mon pauvre mari avait vécu, je me serais efforcée de la distraire… Elle rêvait trop, cette petite ! Il aurait fallu la mener au théâtre, dans le monde, en voyage… Était-ce possible dans notre situation ? À qui la faute si elle a fini par faire ce coup de tête ?

— Ah ! tu l’excuses ? fit l’abbé, je m’y attendais ! Ah ! c’est du nouveau, cela, par exemple ! Dis-moi donc qu’elle a bien agi, que tu l’approuves, que…

— Je ne dis pas cela, mais…

— Tu es trop bonne ! s’écria l’abbé avec un rire sarcastique, et tu veux que je ne te rende pas responsable de tes enfants, quand je vois ce qu’ils deviennent tous ! Comment les as-tu donc élevés pour en faire ce qu’ils sont ? Quel exemple leur as-tu donc donné ? Dans quel milieu corrompu ont-ils passé leur jeunesse ? Tremble que Dieu ne te demande des comptes ! Ah ! elle est propre, ma famille ! C’est quelque chose de joli que tout cela ! Un garçon qui vit avec une maîtresse…

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Gaudentie, en se levant, frémissante, dans le sursaut furieux de la mère qui défend ses petits.

L’abbé, qui marchait de long en large dans le salon, les mains dans ses poches, balayant de son passage le coin de tapis qui pendait à l’angle de la table, fit halte et laissa tomber sur sa sœur un regard sévère et lourd :

— Ne nie pas. Je suis au courant de tout. Il est inutile que tu ajoutes le mensonge à tes autres péchés…

— C’est Augulanty qui t’a dit cela pour se venger lâchement du départ de Virginie ?

— Non, ce n’est pas Augulanty. Augulanty ne m’a pas plus dit cela qu’il ne m’a révélé le pacte odieux que vous aviez fait ensemble, ce pacte de sa complicité et de ta complaisance… Ce n’est pas par lui que je sais ce qu’est ton fils : un paresseux, un bon à rien qui mange, avec une femme ignoble, ce qu’elle gagne comme modèle, ou peut-être pis encore ! Quant à tes filles, l’une pousse son mari à la dépense jusqu’à ce qu’il vole son patron…

— Comment ? Que veux-tu dire là ? Cécile…

— Ah ! c’est vrai, tu ignores cela, nous avons voulu te le cacher pour épargner ton cœur de mère ! Eh bien, Cécile, pour se venger du mari que tu l’as forcée à prendre, a voulu le déshonorer en le poussant au vol ! — Et, pour les sauver, c’est moi qui ai fourni les douze mille francs que Louis avait dérobés. Sans quoi, il allait aux galères ! — Et ta seconde fille part avec le premier venu et sera qui sait quoi dans dix ans d’ici !… Et pour compléter le tout, une sœur qui vole son frère pour donner quinze mille francs à un chenapan !

Cette fois, Mme Pioutte ne nia rien. Écrasée par cette révélation inattendue, elle retomba dans son fauteuil ; instinctivement, elle se voila la face, et d’elle, on ne vit plus qu’un grand nez osseux émergeant de dix doigts secs et pressés dans un même mouvement.

— Et c’est à cela que je me suis dévoué, répétait Théodore Barbaroux, à cela que j’ai consacré tant d’heures de travail, tant de soucis, tant de pensées. C’est cela que j’ai considéré si longtemps comme un refuge, une consolation… Une consolation ! répéta-t-il, avec amertume. Et c’est cela que j’ai aimé, que j’ai chéri, soutenu de toutes mes forces, que j’ai considéré comme l’idéal de la famille, du devoir et de l’union ! Et vous étiez tous autour de moi à me mentir et à me tromper, pour obtenir de moi le plus possible, pour me soutirer le plus d’argent !

— Ah ! j’y vois clair à présent ! continua-t-il en reprenant sa marche. Dire que j’ai été aveugle si longtemps ! Mais je ne croyais pas que l’argent pût avoir tant d’importance et que l’amour lui cédât le pas. Je ne pouvais rien voir ! Il a fallu toutes ces hontes pour m’éclairer. Ma confiance en toi m’aveuglait. Tu étais pour moi l’épouse, la mère, la sœur modèles. Je voyais en toi toutes les vertus, tous les mérites, tu étais la femme chrétienne, la femme forte de l’Évangile. Oui, j’ai vu tout cela ! Pendant des années, j’ai travaillé pour toi avec bonheur, heureux si tu étais heureuse, inquiet si je voyais un pli ou un nuage sur ton front ! Et tu m’as volé, tu m’as trompé, tu as fait sciemment le malheur de ta fille, tu as cherché des raffinements de mensonges pour que je ne m’aperçoive de rien, comme si tu en avais besoin avec moi ! Et je ne m’apercevais même pas que tu étais dépensière et gaspilleuse, que tu n’élevais tes filles que dans le goût de la toilette, du luxe, du plaisir. Tu me disais que c’était pour les marier. Je te croyais. Que n’aurais-je pas cru de toi ?

Toute la misère de sa vie venait aux lèvres de l’abbé Barbaroux. Il allait et venait comme une épave qu’une vague jette et qu’une autre remporte. Dans son grand désastre, il se retournait vers son passé pour y revoir l’image aimée de sa sœur, et cette image le fuyait. Il tournait en rond, désorbité, gémissant, laissant s’épancher toute sa souffrance, à flots, comme le sang qui gicle d’une artère coupée.

— Et puis, Cécile a mangé tout son argent en babioles, en niaiseries, en inutilités, saccageant une fortune pour acheter des lampes, des robes, des bijoux. N’est-ce pas toi qui l’as élevée ainsi ? N’est-ce pas grâce à toi que Virginie a repoussé la vertu comme un vêtement hors d’usage, le jour où elle a vu qu’elle n’en retirerait pas tout ce qu’elle en attendait ? Pendant soixante ans, j’ai cru en toi !… Ah ! on peut, ainsi, toute sa vie aimer quelqu’un, le parer de toutes les vertus et des plus rares mérites, et puis, il faut reconnaître que l’on s’est trompé, que celle que l’on considérait comme la femme la plus honnête du monde n’est rien… — Et ton mari, c’est toi aussi qui l’as ruiné ! Je le vois bien ; maintenant, puisque tu m’as conduit au même point que lui. Ah ! oui, la plus honnête femme du monde ! Une femme qui vole pour permettre à un chenapan de faire la noce !

Mais alors Mme Pioutte, qui frémissait de colère de tous ces reproches, releva la tête, à cet outrage jeté à son fils. Une lueur terrible fit briller ses yeux gris, elle eut quelque chose de fauve et de bestial, tandis qu’elle s’écriait :

— Ce chenapan est mon fils ! Et j’aurais fait bien autre chose pour lui. Un fils ! Tu ne sais pas ce que c’est, toi ! C’est tout dans la vie, on n’a besoin de rien autre… ! J’aurais donné ma vie pour le tirer d’un mauvais pas ! Et qu’est-ce que c’est, à côté d’une existence, qu’un petit détournement d’argent et quelques mensonges ? Je n’ai vu qu’une chose, moi, que, si tu apprenais sa conduite, tu le renierais. Il fallait, avant tout, le sauver ! C’est ton intolérance, ton étroitesse d’idées, ton injustice qui m’ont menée là ! Tu ne connais rien de la vie !

— Non, fit l’abbé, je n’en connais rien. Car ce que tu appelles la vie, c’est le vice, la honte, la luxure, la malhonnêteté, l’infamie ! Sois tranquille, je ne demande pas à la connaître. C’est une autre vie que j’ai connue. On n’a pas été un chrétien, un homme de foi, de devoir, fidèle à Dieu et à ses principes, soucieux de sa parole, de son honneur, de sa dignité pour ne trouver dans la vie que des instincts à satisfaire et des vices à protéger… Oui, c’est dans de monstrueuses théories que tu as élevé ta famille. On reconnaît l’arbre à ses fruits et les voilà, les fruits de cette éducation ! Ah ! quelle honte ! Quelle honte !

— Tu n’as jamais aimé mon fils, jeta Gaudentie, qui prit de nouveau l’offensive ; et c’est bien pour cela que j’ai tant travaillé à le garantir de ta colère. Depuis qu’il est né, le pauvre enfant, tu le détestes. Tu n’as jamais eu que des reproches à lui faire. Tu n’avais même pas de patience avec lui, quand il avait un an ! Tu l’as toujours considéré comme un fainéant, comme un propre à rien. Et tu es tout heureux, maintenant, de pouvoir ainsi le trouver en faute…

— Tu es injuste, Gaudentie, protesta la voix forte de l’abbé, si j’avais témoigné à Charles l’antipathie dont tu parles, je ne lui aurais pas donné deux cents francs par mois depuis trois ans, comme je l’ai fait, pour qu’il apprenne la peinture…

Dans cette phrase, Mme Pioutte vit, avec une mauvaise foi toute féminine, un moyen de détourner le débat de son objet réel et d’invectiver encore son frère :

— Deux cents francs par mois ! Penses-tu que ce soit beaucoup ? Tu lui reprochais tantôt de se nourrir d’un argent gagné par sa maîtresse. Pauvre enfant ! S’il n’avait pas assez pour vivre…

— Mais c’est infâme, ce que tu dis là, cria Théodore, rouge de colère et de honte. Mais il n’y a plus en toi la moindre parcelle d’honneur, tu ne sais même plus ce que c’est. Tout est donc pourri dans ton cœur ? Tu l’excuses ! Tu autorises tout, pourvu qu’on gagne de l’argent. Quand on n’a pas de quoi vivre, Gaudentie, on travaille, on ne se fait pas nourrir comme ton fainéant de fils le fait, entends-tu ? On casse des cailloux sur une grande route plutôt que de toucher un sou du gain d’une fille ! Ah ! en arriver là, s’écria l’abbé, en élevant les bras vers le ciel, avoir tout fait pour ceux que l’on aime et s’apercevoir, à la fin, d’une telle indignité ! C’est à cela qu’auront servi tant de sacrifices !

Gaudentie se leva solennellement, avec beaucoup de dignité, et prit la parole :

— C’est la dixième fois, au moins, Théodore, que tu fais allusion à ce que tu as fait pour nous. Ce n’est pas très délicat, de ta part, mais… passons ! Il ne faut rien exagérer. Tu nous as nourris, logés, c’est vrai. Tu as été très bon pour nous, quand mon pauvre mari est mort, c’est vrai encore. Mais depuis que nous sommes ici, je tiens ta maison, je surveille tes domestiques, je te fais réaliser des économies en dirigeant tout, je t’ai permis ainsi d’avoir des pensionnaires… Après tout, je me suis donné un mal de chien, afin que ta baraque marche, et pour la récompense que j’en ai… Tu parles tout le temps des services que tu nous as rendus, j’imagine que tu n’as pas dépensé pour ta famille ce que t’ont coûté tes caprices… N’as-tu pas acheté ce local, qui était, ma foi ! fort inutile ? N’as-tu pas fait construire cette chapelle, uniquement pour satisfaire une de tes fantaisies ? Tu y as dépensé pas mal d’argent. Je pense que tu ne le regrettes pas, celui-là, tu ne dis pas que cela t’a ruiné…

— Tu me reproches mes dépenses, maintenant, tu me…

— Eh ! je ne te reproche rien, je constate, voilà tout ! Tu m’accuses de t’avoir ruiné ? J’ai tout fait au contraire pour t’empêcher de l’être. Mais avec ton entêtement exaspérant, tu n’as jamais rien voulu entendre. On se butait contre tes partis pris. Tout ce que je te disais, c’était comme si je chantais « Femme sensible ! » sur l’air de Malborough. Ce qui te coûtait, c’était moins notre entretien que le nombre incalculable des élèves qui ne payaient pas ! Voilà où t’a conduit ton christianisme ! Sous prétexte de bonnes œuvres, tu as accueilli une foule d’enfants pauvres, si mal élevés et si voyous que les autres s’en sont allés. Je te l’ai dit cent fois. Tu n’as jamais voulu m’écouter. Tu as pris ton grand air suffisant et orgueilleux de confiance absolue dans ton propre jugement, pour me faire comprendre que cela ne me regardait pas et que je n’y entendais rien. Tu n’en as jamais fait qu’à ta tête. Ne t’ai-je pas aussi corné aux oreilles que tes mendiants du Bon Grain te portaient le plus grand tort ?

Théodore allait répliquer, il s’aperçut à temps que Gaudentie soulevait encore une question de détail pour l’égarer, et il se tut.

— Tu t’es complu à agir ainsi pour satisfaire ton idéal d’homme chrétien, pour te créer une réputation de saint. Tu t’es bien moqué de détruire ton pensionnat, de nous laisser sans un sou, après ta mort. Mais quand, après avoir dilapidé ta fortune en extravagances, tu m’accuses de t’avoir ruiné, je trouve que c’est un peu raide.

Il semblait qu’une poche de fiel eût crevé en Gaudentie Pioutte, que tous les bienfaits de son frère eussent amassé chez elle des flots de rancune et de haine. Toute contrainte cessant, elle allait enfin prendre sa revanche, se venger de Théodore, lui faire payer cher chacun des services qu’elle avait l’humiliation de devoir à sa bonté. Et, la figure dure et mauvaise, elle s’acharnait, blessant en lui tout ce qu’elle y savait de vulnérable. Il avait traité son fils de chenapan ! Ah ! comme il allait solder ce mot, et tout le reste en même temps, ses bonnes actions à lui et ses mauvaises à elle ! Et à la place de sa sœur, l’abbé Barbaroux voyait un être bas, vil, envieux, qui l’énervait et l’irritait par l’injustice de ses invectives, son ingratitude et cette fausseté absolue de raisonnement qui faisait infiniment souffrir un esprit droit comme le sien. Ils se parlaient tous deux une langue étrangère, et le fait le plus simple, le plus banal, le plus quotidien, avait pour chacun d’eux un sens différent.

Il cria avec violence :

— C’est moi que tu accuses à présent ! Tu as des reproches à me faire ? Je n’ai pas été pour vous ce qu’il fallait ?… Mais tu oublies, Gaudentie, que tu es la coupable, et moi, l’accusateur. Ne renverse pas les rôles… Ah ! Dieu ! As-tu toujours été telle que je te vois aujourd’hui ou l’es-tu devenue depuis que tu es mère ? Est-ce toi qui as corrompu ton fils ou lui qui t’a dépravée ? Ah ! race odieuse, et c’est la mienne ! Que ne ferais-tu pas pour ton Charles !

Fouaillée par cette colère méprisante, meurtrie par ces attaques qui visaient son fils, Gaudentie se déchaîna à son tour. Et Théodore la regardait avec terreur.

De leur ancienne affection, de cette douce et vieille amitié, qui avait rempli pour eux tant d’années de jeunesse, de leur estime réciproque, de leur mutuelle confiance, il ne demeurait rien. Mais la rancune, le mépris, l’animosité allaient de l’un à l’autre, comme ces balles élastiques que des raquettes se renvoient.

Ils étaient maintenant prêts à le défigurer, ce passé, à y fouiller, pour chercher de secrets motifs de haine dont ils auraient pu se servir même en ce temps-là. Sous les fleurs de leurs souvenirs, ils cherchaient la boue et le fumier qui alimentaient depuis longtemps déjà de vénéneuses plantations empoisonnées de dépit et de colère, et il parut tout à coup à Théodore que Gaudentie, avec son œil gris, devenu cruel et aigu, son grand nez crochu, son long cou nu et ridé, ressemblait à un vautour et qu’elle était prête à fondre sur lui.

— Tu l’as dit, criait-elle, je ferais n’importe quoi pour Charles ! Mon fils, mais il me demanderait de dévaliser un passant dans la rue que je lui obéirais ! Mais sa maîtresse, entends-tu, je l’aime, puisqu’il l’aime, c’est encore un peu de lui, et puisque tu me chasses, j’irai chez lui, je la servirai, cette femme ! Mais pour qu’il soit heureux, je serais capable de tout ! Je le défendrais contre Dieu même, si je pouvais, le bonheur de Charles ! Je balayerais les rues pour le voir sourire, j’assassinerais pour qu’il se paye un plaisir. Tu ne sais pas tout, Théodore, s’écria-t-elle dans un accès d’orgueil maternel, maladif et presque sauvage, ces deux cents francs qui ont disparu, c’est moi qui les ai volés pour faire enterrer le fils de Charles !

L’abbé poussa un grand cri de douleur.

— Ah ! c’est complet ! Il ne manquait plus que cela ! Tu es donc possédée du démon ?… Tu parles… tu parles à faire vomir un honnête homme ! C’est donc fini, il n’y a plus rien sur cette terre de ce qui en a fait la grandeur, autrefois ; tout est ruiné, démoli, détruit. Tu n’as donc jamais pensé à Dieu, Gaudentie !… Tu oses te confesser, communier, tu es hypocrite et sacrilège. Quelle honte ! Et c’est moi qui vois cela, dans ma propre famille ! Misère ! Ah ! je ne comprends plus mon époque ! Je suis un homme d’autrefois. Oui, tu le disais en t’en moquant tantôt, mais c’est la vérité. J’ai vécu pour un idéal. J’ai obéi aux inspirations d’En-Haut. Qu’étaient pour moi la misère, la souffrance en face de ma conscience ? J’ai pu être fier de moi. J’appartiens à une race disparue. Les miens sont morts. — Ah ! il est dur à gravir le jardin des Oliviers ; elle est amère, la lie du calice ; je le comprends aujourd’hui, le cri de mon Divin Maître : « Seigneur ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? » — Oui, je suis aussi incompréhensible à mes contemporains que je les comprends peu moi-même. Tu assassinerais quelqu’un pour rendre ton fils heureux ? Et tu oses me dire, à moi, des abominations pareilles ! Et d’ailleurs, tu as fait pis… Tu commettais des infamies pour que ton fils ait du plaisir ? De la boue, de la boue, de la boue ! — Et toujours cette notion absurde du bonheur, comme si on pouvait être heureux ici-bas !… L’idée du devoir est morte, il ne reste que celle du plaisir. Ô Dieu, qu’est-ce que l’homme a donc fait de votre terre ? Il est temps que vous le balayiez encore, ce monde, où rien ne demeure de ce que vous y avez mis. Qu’il ne reste plus un seul de ces êtres s’ils sont tous tels que je les vois maintenant…

L’abbé marchait à grands pas à travers la pièce, levant les mains avec désespoir, heurtant les meubles. Le soleil commençait à dorer les rideaux usés des fenêtres, des mouches cognaient aux vitres, curieuses, babillardes, et l’on entendait, par moment, les cris des élèves qui venaient d’entrer en récréation.

— Je vois tout, je comprends tout, à présent. Et vous étiez tous là, autour de moi, m’entourant, me cajolant, me flattant, vous attendiez quelque chose de moi, mon argent ou ma place. On se battait déjà pour ma succession. Mais je suis vivant, bien vivant, je vous chasserai, tous, je resterai seul. Et Mathenot lui-même m’a trompé. Ce qu’il voulait, c’est démolir Augulanty pour le remplacer, et j’ai cru qu’il agissait dans mon intérêt. Comme je suis faible ! Il faut toujours que je croie… Vous accouriez à moi comme à une curée, comme des bêtes, comme des oiseaux de proie, comme… des… gerfauts ! Étais-je un parent pour vous, étais-je un frère, un oncle, un professeur, un prêtre ? Étais-je même un homme ? J’étais une proie, bonne à déchiqueter, à déchirer, à coups de bec, à coups d’ongles. C’était à qui arracherait une somme, une promesse, un espoir. J’ai été le centre de mille intrigues, le but de vingt démons. Moi, qui ne voulais que le bien, j’ai, par le seul fait d’avoir agi, répandu le mal autour de moi. Il y a donc quelque chose d’empoisonné dans l’air pour que les meilleures intentions produisent des crimes ? La honte ! La honte ! Et vous m’avez tué, je sais que vous m’avez tué ! Vous vous battrez sur mes dépouilles… — Et la maison de Sanary, que j’oubliais ? C’est pour qu’il te reste quelque chose dans ma débâcle que tu l’as fait mettre sous ton nom. Et je ne voyais rien… Aveugle ! aveugle ! Ô Dieu, que deviendrais-je si je ne vous avais pas ? Vous saccagez en moi tout ce qui est humain. Eh bien ! j’aurai du courage, je briserai ces affections terrestres ; tout est vain dans la vie, sauf l’amour de Dieu et le sacrifice. La Terre Promise ne s’ouvre qu’aux vaillants. Lorsque la Providence a marqué un être, il faut qu’il aille en haut, toujours en haut, tout droit. C’est vous qui me punissez, Seigneur, et c’est juste. J’avais trop de bonheur, la vie m’était trop douce. Puisque j’avais choisi le célibat pour vous plaire, je ne devais pas vouloir une famille. Vous avez raison, Seigneur, je me soumets. Je chasserai tous ces instruments mauvais, je me séparerai des miens, je me détacherai de tout. Je ne garderai que mon œuvre, ou plutôt la vôtre, j’élèverai encore des enfants pour vous…

Mme Pioutte, qui s’était rassise, écoutait avec horripilation les discours de son frère, sans comprendre que la folie perçait à travers cette frénésie.

Elle l’interrompit en ricanant :

— Ah ! ton œuvre ! Elle est fraîche, ton œuvre. Et c’est en elle que tu as confiance ? Mais elle est finie, mon pauvre Théodore ! Tu t’imagines élever des enfants pour la gloire de Dieu ? Tu ne sais rien, tu ne vois pas ce que tu as sous les yeux, et tu te plains que l’on te trompe… Ces élèves sont des hypocrites, qui ne croient à rien et qui font des patenôtres pour que tu ne les punisses pas. Si tu voyais d’Iffraye-Lencontre et Saurin-Géroville manger leur pain et leur saucisson avant d’aller communier, tu ne m’accuserais pas d’hypocrisie. Tous ont des maîtresses, et ceux qui n’en ont pas ou sont trop jeunes font pis encore. Je ne peux pas tout te dire, mais tu devrais le savoir. Si tu sortais, le soir, tu verrais tous tes anges se promener avec les filles du quartier et entrer dans de sales bouges… Tu ne sais même pas que c’est Délussin qui a tué Combette et que, de dégoût, du Puget et Samoëns ont quitté le pensionnat. Mais tout le monde le sait en ville, et tu n’auras que tes mendiants à la rentrée… Elle est finie, finie, ton école, bien finie !

— Tais-toi, tais-toi, hurla l’abbé, hagard, affolé, je ne peux plus supporter tout cela ! Ah ! cette terre, ces gerfauts, le voici, le « charnier natal » ! Ah ! Dieu, je ne peux plus rester ici, que je m’en aille, que je m’en aille !

Éperdu, l’abbé Théodore se jeta vers la porte, l’ouvrit et vit, dans un coin du corridor, Délussin, qui serrait contre le mur le joli petit Robert-Damblin et lui mangeait les lèvres de baisers. À la vue du directeur, ils s’enfuirent.

— Délussin ! cria l’abbé.

Délussin, rouge, penaud, revint sur ses pas.

— Ici, Délussin ! Ah ! Ah ! tu profitais de mon absence pour embrasser ton camarade ; ma sœur avait raison, je ne vois rien ici, mais cela va changer, les branches mauvaises seront jetées au feu. Allons, Délussin, viens ici que je te contemple. Tu as raison, sois vil, sois bas, sois aussi ignoble que tu pourras l’être. Comme tu me répugnes ! Tu es bien l’image de ton temps ! Écoute-moi, tu as tué Combette…

Délussin recula avec tant de précipitation que l’abbé, croyant qu’il voulait s’échapper, le saisit par le bras.

— Tu as tué Combette, je le sais, tout le monde le sait en ville. Eh bien ! continue, tue, déshonore, vole ton père, vole ta mère, vole ton frère, tu feras bien. Crois-tu qu’il y ait un Dieu, une foi, une religion, une morale, un honneur, une dignité personnelle ? Allons donc, des niaiseries ! Tu sais ce qu’en vaut l’aune. Crois-tu à l’immortalité de l’âme, crois-tu même que l’homme ait une âme ? Des préjugés ! Il n’y a que des bêtes, Délussin, des gerfauts qui se repaissent dans les charniers. L’hypocrisie, le mensonge, l’ingratitude, la cruauté, le déshonneur, le vol, la luxure, la tromperie, tout cela a son prix, tout cela vaut de l’argent. Sois un bon gerfaut, toi aussi, trouve ton bénéfice, tes profits dans le charnier. Ne recule devant rien. N’est-ce pas ainsi qu’on est un homme ? Un homme, c’est-à-dire un vautour, une sangsue ! Ah ! que je souffre ! Cela est trop, trop à la fois. Seigneur ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, mon Dieu… Mon Dieu… mon D…

Il lâcha Délussin, sa langue s’embarrassa et devint pâteuse, et, dans son œil qui se fit fixe et hagard, il y eut cette expression timide, suppliante, avilie, effroyable d’angoisse et de faiblesse, de l’être qui sent la mort sur lui et qui en a peur.

Et tout à coup, il roula au pied de l’escalier.