Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 215-222).

XXVIII

L’ENLÈVEMENT


L’incertitude de l’abbé Barbaroux ne se résolvait point. Affalé sur une chaise, dans le parloir silencieux, il méditait sur la visite de la veille. Pour être seul, il s’était réfugié dans le grand salon, et, la tête enfoncée dans ses mains, il songeait douloureusement. Il priait Dieu de l’éclairer et de lui inspirer une juste résolution. Oublier les méfaits de sa sœur et ne pas lui en vouloir, c’était outrager la vertu. D’ailleurs, il ne se sentait pas le courage, dans son ressentiment, sa souffrance et son indignation, de lui montrer le même visage qu’autrefois. Il lui était à jamais impossible de faire abstraction de ce passé honteux et de considérer Gaudentie avec estime et avec amour, comme jadis. C’était fini, on ne construit rien sur des ruines. Avilie et tarée comme elle l’était, elle ne méritait plus que le mépris. L’abbé Barbaroux se refusait donc à lui conserver la direction de la maison et à continuer à Charles les mêmes faveurs. « Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu, se répétait-il, pour se donner du courage devant son œuvre de justice. » Mais d’autres paroles du Christ revenaient à lui, et il se rappelait la parabole du figuier stérile : « Maître, laissez-le encore cette année, afin que je laboure au pied et que j’y mette de l’engrais. Et peut-être donnera-t-il du fruit : sinon, vous le couperez après. » Cela augmentait ses hésitations. Et il ajoutait en secouant sa tête, où le rond de la tonsure s’élargissait de jour en jour :

— Je suis comme celui qui a semé du bon grain et qui voit grandir de l’ivraie !

Mais en frappant Mme Pioutte, en la repoussant de chez lui, il atteignait Virginie, qui était innocente. Comment concilier tout cela ? Et peu audacieux de son naturel, il redoutait d’affronter la colère de sa sœur.

Des rayons de soleil, entrés par les fenêtres, tendaient, dans le salon, leurs cordes vibrantes où dansaient des peuples d’atomes, dans une ascension continue. Des mouches étourdies et bourdonnantes les traversaient parfois ; elles paraissaient alors lumineuses, c’étaient des balles d’argent qui bondissaient dans la clarté et s’éteignaient tout à coup. Les fuseaux de lumière blanchissaient les mallons usés, comme frottés par le temps. La Jeanne d’Arc puisait toujours son inspiration dans le linge emmaillotant le lustre. Tout respirait une misère décente, respectable, austère, et l’abbé, songeant à sa ruine, n’échappait pas à l’idée que l’instigatrice en avait été cette sœur tant aimée à laquelle il s’était dévoué si longtemps !

Toutes ses hésitations revenaient le harceler à la fois. Il construisait hypothèses sur hypothèses. Ne pourrait-il confier Virginie à Cécile, avec une pension, et reléguer Gaudentie dans sa maison de Sanary, dont elle ne s’était plus occupée depuis son achat et qui était vide de locataires ? Quant à Charles, il ne lui enverrait plus rien. Il était d’âge à se débrouiller seul. Mais quoi ! et son fils ? Allait-il exposer à la misère et à la maladie un enfant innocent ? Et qui sait même si ce bébé était baptisé ?

L’abbé se tourmentait. Pas une minute, il ne songea à accuser la Providence, mais au contraire, d’un cœur plein de foi, il lui offrait ses sacrifices et sa souffrance, et il implorait de Dieu qu’il éclairât sa sœur et qu’il lui inspirât le repentir de ses fautes et une compréhension plus exacte de ses devoirs. Tout de même, il fallait avoir une explication nette avec elle, lui dire une fois pour toutes ce qu’il savait et l’éloigner de lui. Et cette perspective épouvantait Théodore.

En attendant, comme il avait à cœur de réparer l’injustice commise envers Mathenot, il se mit en route pour le trouver le lendemain même de sa visite à Mme Caillandre. Il s’excusa de l’avoir renvoyé, et le supplia de revenir chez lui. Mathenot accepta. Quand les pas de l’abbé Barbaroux se furent éloignés sur le palier, Mathenot se dit :

— Je crois qu’Augulanty est bien bas. L’esprit du démon va enfin quitter cette demeure qu’il a souillée si longtemps. Et l’abbé Barbaroux et moi, nous la purifierons !

Barbaroux n’avait donné à Augulanty aucune explication en lui annonçant que Mathenot quittait l’école Saint-Louis-de-Gonzague. L’économe, qui ne se méfiait pas du prêtre, ne s’en était pas étonné, mais lorsque son directeur lui annonça le retour du professeur, il manifesta sa surprise.

— Mais ne l’aviez-vous pas renvoyé, monsieur l’abbé ?

— La raison pour laquelle nous nous étions quittés n’existe plus, dit laconiquement Théodore.

— C’était donc une raison bien éphémère, fit Augulanty, avec un sourire engageant.

— Vous l’avez dit, répondit l’abbé, sèchement.

Augulanty jeta un regard sournois sur son directeur. Depuis quelques jours, il le trouvait avec lui moins cordial et plus fermé. Cette méfiance soudaine lui déplaisait. « Il faut que je veille ; c’est louche, il y a quelque chose qui ne va pas. » Et il se demanda si Mathenot n’était pas au fond de ce problème. « Méfions-nous, » conclut-il.

Le lundi, Mathenot reparut, raide, austère, brusque comme à son habitude. Augulanty, qui l’observa avec inquiétude, le retrouva tel qu’il l’avait toujours connu. « J’aurai l’œil sur ce bonhomme, » pensa-t-il.

Barbaroux n’avait encore rien dit à sa sœur. Il se tut aussi le lendemain et toute la semaine.

Le jeudi suivant, huit jours après sa visite à Cécile, il prit définitivement une décision.

— Je me séparerai de ma sœur, je l’enverrai à Sanary avec une pension. Quant à Charles, qu’il se débrouille !

Je l’avertirai qu’à partir d’octobre il n’ait plus à compter sur moi… Virginie ira vivre chez Cécile.

Dans la nuit du jeudi au vendredi, l’abbé Barbaroux dormit mal. Il était agité et fiévreux. Il se tournait et se retournait dans son lit sans trouver de repos. Les décisions qu’il n’avait pas acceptées venaient tourmenter sa conscience et la harceler et lui reprocher son choix.

Un des élèves soupira ; un autre ronflait. Les moindres bruits du dortoir retentissaient dans le grand silence de l’ombre. « Marguerite ! » murmura un enfant endormi. L’abbé s’efforça de reconnaître cette voix. « Qui est-ce ? » se demanda-t-il. Mais, à ce moment, il entendit le roulement sonore d’une automobile sur la chaussée ; peu après, la voiture s’arrêta. Il parut à l’abbé qu’elle était tout proche de l’école, il écouta ses ébrouements et sa trépidation de machine nerveuse et impatiente, avide d’espace et de fuite. Et tout à coup, il crut distinguer, au milieu de ce tumulte, le grincement de la porte d’en bas. « Quelle folie ! pensa-t-il aussitôt. Je deviens halluciné ! » Il entendit plus nettement le heurt du battant refermé, il voulut en avoir le cœur net, il courut à la fenêtre, l’ouvrit, repoussa le volet… Un roulement bruyant annonçait le départ de l’automobile, il regarda dans la direction du bruit. Il y avait au bout de la rue une clarté rapide, qui fuyait à ras de terre, puis disparut au tournant. Tout se tut. L’abbé se recoucha. « C’était une porte voisine. On aurait dit que c’était ici. Tout fait un bruit effroyable, la nuit… » Il se rendormit peu après.

Le lendemain, quand il se réveilla, il ne songeait plus à cet incident. Il alla dire sa messe de six heures. Il la célébra d’un cœur ému, car sa décision était prise, et il ne doutait point, comme tous les esprits pleins de foi, que Dieu lui-même eût pris la peine de la lui inspirer.

Les rayons de soleil entraient à flots dans la chapelle en traversant les vitraux. Des mosaïques de taches vertes, roses, bleues ou jaune citron se posaient alternativement sur les dalles blanches et noires, sur les dentelles de l’autel, sur les bancs de bois poli. Les élèves, qui assistaient à la messe, chaque matin, répondaient par un murmure aux prières. L’abbé les bénit d’un geste large, les deux bras étendus, et dans la conscience de l’œuvre entreprise, dans le sentiment de son devoir, il sentait se cicatriser en lui la blessure que lui avait faite la conduite de sa sœur.

Il descendit l’escalier de la chapelle. L’air frais du matin, purifié aux sources du jour, lui apporta des pensées heureuses et saines. Des hirondelles fendaient l’azur fluide du ciel. Quand il arriva dans la cour, il vit devant lui Augulanty, blême, les cheveux emmêlés, la bouche tordue, le regard farouche.

— Venez, monsieur, dit-il, j’ai à vous parler !

L’abbé, effaré, courut derrière l’économe, qui fuyait devant lui. Ils traversèrent ainsi la salle d’études, le corridor, ils entrèrent dans l’économat.

— Monsieur, cria Augulanty, Virginie est partie !

L’abbé ouvrit la bouche pour crier, pour s’étonner, pour questionner. Aucun son ne sortit de ses lèvres paralysées. Il avait un air en même temps traqué et terrible.

— Partie, répéta Augulanty. Oui, monsieur. Partie avec un agent de change !

Théodore Barbaroux se laissa lourdement tomber sur une chaise. Tout bourdonnait à ses oreilles. Son cœur battait comme celui d’un agonisant. Il semblait que quelque chose se rompait en lui. Comme ses pensées lui faisaient mal !

— Quand cela ? Quand cela ? eut-il la force de murmurer.

— Cette nuit !

— Cette nuit ? balbutia le prêtre, en fixant un œil atone et fixe sur celui de son interlocuteur, mais alors… c’est cela que j’ai entendu…

— Quoi ? Vous avez entendu quelque chose ? Qu’avez-vous entendu ? cria brutalement Augulanty. Allons, relevez-vous ! On dirait que je vous annonce une mort. Un peu d’énergie, sapristi !

L’abbé Barbaroux était si ahuri qu’il ne remarquait point combien l’attitude emportée et bruyante d’Augulanty contrastait avec sa grâce et sa douceur habituelles.

Il balbutia :

— Cette nuit, je ne dormais pas… Je veillais… J’ai entendu une porte… qu’on ouvrait, j’ai cru que c’était celle de la maison, puis j’ai entendu une voiture automobile, je me…

Augulanty l’interrompit.

— Une voiture automobile ! C’est bien cela ! Il en avait une, cet individu !

— Qui ? questionna Barbaroux.

— Mais Sylvestre Legoff, donc, celui qui a enlevé votre nièce !

— C’est… Sylvestre Legoff ?

— Oui. Vous le connaissez ?

— Non… ou plutôt si… Je savais seulement…

Augulanty l’interrompit de nouveau.

— Saviez-vous qu’il connût Virginie ?

— Non… Mais, dit plus nettement Barbaroux, qui commençait à prendre conscience de ce qui se passait autour de lui et qui s’étonnait de cet interrogatoire, comment se fait-il, Augulanty, que ce soit vous qui m’informiez de tout cela ?

Augulanty commença aussitôt à baisser pavillon.

— Mon Dieu, monsieur l’abbé, c’est Mme Pioutte qui m’en a chargé… Quand je suis arrivé, comme chaque jour, pour assister à la célébration du saint sacrifice de la messe, j’ai trouvé votre sœur, qui m’attendait. Elle avait l’air si accablée que je lui ai demandé aussitôt de nos nouvelles. C’est alors qu’elle m’a tout raconté. Ce matin, à l’heure habituelle du lever de Mlle Virginie, elle ne l’a pas entendue remuer, elle est allée frapper à sa porte, personne n’a répondu ; elle est entrée, l’appartement était vide, et tous les objets de toilette, chapeaux, robes, souliers, avaient disparu. Sur la commode, il y avait une lettre bien en vue où Mlle Virginie lui annonçait son départ avec M. Legoff. Elle avait assez de la vie qu’elle menait, dit-elle…

Ce qu’il ne racontait pas, ce digne M. Augulanty, c’était sa surprise, sa colère, son indignation. Ce départ imprévu de Virginie, en déjouant ses plans, le rejetait dans la misère d’où il espérait sortir par ses diplomaties et ses bassesses. En fuyant ainsi, elle lui volait son avenir. Non, il ne disait rien de tout cela, mais ce qu’il cachait ainsi avec tant de peine, sa figure le criait. Cette fois, la violence foncière de sa nature, le sentiment que tout était perdu, sa rage triomphaient de son hypocrisie. Ce n’était plus sa volonté qui modelait sa figure, mais sa rancœur et sa révolte contre le destin, et ce visage âpre, tourmenté, contracté, ces yeux injectés de sang, ce teint livide, marqué de taches rouges, racontaient mieux que ne l’eussent pu faire des paroles, son désespoir haineux, sa surprise, sa fureur. En le voyant ainsi, l’abbé Barbaroux se rappela tout ce que lui avait dit Mathenot, il retrouva dans Augulanty l’ami et le complice de sa sœur, un être ligué dans le complot formé contre lui. Il se redressa et lui dit :

— Mon Dieu, monsieur Augulanty, vous êtes bien bouleversé !

L’économe reprit un peu de son habileté.

— Ah ! monsieur l’abbé, quand je vois tout ce que vous avez fait pour cette enfant et la manière dont elle vous en récompense, comment voulez-vous que je ne sois pas bouleversé ? Quand je vois cette jeune fille, élevée avec tant d’exemples chrétiens, devenir une femme perdue…

Mais l’abbé Barbaroux ne le laissa pas continuer. Indigné de tant de fourberie, il s’écria :

— Et surtout quand vous voyez que ce départ détruit vos calculs, quand vous voyez que vous ne pourrez pas l’épouser et prendre après moi la direction de l’école, n’est-ce pas, monsieur Augulanty ? Et quand vous voyez que cela ne vous a servi à rien de terrifier Mme Pioutte en lui faisant redouter la révélation de secrets… que nous savons tous ici ! Allons ! cessez cette comédie !

Il parut que le digne M. Augulanty venait d’être foudroyé. Il reculait, l’échine basse et souple, comme un chien battu, le dos rond, la tête courbée. Il n’était plus livide, mais vert. Dans un mouvement plein de gêne, il pressait et maniait ses mains croisées sur le creux de l’estomac, et l’on entendait craquer les phalanges de ses doigts.

M. Barbaroux lui désigna la porte. Il s’effaça.

Alors l’abbé Barbaroux cacha sa tête dans ses mains et sanglota. Après quoi, il pria la concierge de prévenir Mme Pioutte qu’il l’attendait au parloir.