Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 158-165).

XXI

L’ABBÉ BONSIGNOUR


À cinq heures, les élèves ayant quitté la cour de la récréation et réintégré les geôles des salles d’études, l’abbé Barbaroux prit son chapeau usé, sa grosse canne noueuse et sortit de la maison. Cette journée, si fertile en événements, l’avait épuisé ; la fatigue amollissait ses jambes et alourdissait ses pieds, qui lui semblaient, à chaque pas, soulever des semelles de plomb. Il pensa que l’air du soir et la marche lui feraient du bien, et il se mit en route pour aller au boulevard Notre-Dame, dans un quartier assez éloigné de la rue Saint-Savournin, solliciter l’homme qui pouvait seul le sauver. Il ne prit pas de tramway afin d’épargner les dix centimes du voyage, car il était si prodigieusement économe pour lui-même qu’il hésitait devant les plus minimes dépenses.

Cet homme, c’était l’abbé Bonsignour, un camarade de collège et le plus ancien, en même temps que le meilleur de ses amis, un prêtre plein de cœur, charitable, bienveillant et d’un optimisme absolu. Très riche, il répandait, certes, le bien autour de lui, mais il s’assurait aussi la vie la plus douce, la plus sereine et la plus tranquille. Il avait une grande foi et une telle confiance dans la bonté et la miséricorde célestes qu’il disait toujours : « Dieu n’en demande pas tant ! » On en faisait toujours assez pour lui, croyait-il. Terriblement égoïste, en réalité, il n’avait pas cet égoïsme dur, qui se renferme en soi et repousse autrui, mais un égoïsme doux, aimable et douillet, qui est charitable pour s’éviter la peine de voir souffrir et qui ne sait rien refuser. Son amour de la quiétude l’avait rendu optimiste ; il préférait ignorer le vice, le mal, la misère humaine. Il pensait que tout est toujours pour le mieux, et il répétait que tous les hommes seraient sauvés, après un temps plus ou moins long de purgatoire. Il croyait à l’enfer, mais il supposait qu’il serait vide, qu’il n’y aurait personne pour l’habiter et que ce serait là le triomphe de Dieu. Quelle défaite pour Satan que de voir l’humanité entière au Ciel et nul, si ce n’est lui, dans son Enfer à jamais vide de pensionnaires et dont il mettrait alors les clefs sous la porte !

L’abbé Bonsignour portait sur lui-même son heureuse confiance et sa joie de vivre. Grand et gros, il avait une figure de pleine lune, écarlate et toujours congestionnée. Il marchait avec majesté et s’exprimait avec lenteur. Ses cuisses épaisses semblaient soupeser son ventre proéminent. Des bourrelets de graisse entouraient ses petits yeux gais, un nez de rien du tout s’élevait entre ses deux larges joues enflammées, et un triple menton descendait avec solennité sur son rabat. Autour de lui, tout était également gras et confortable. Sa servante était une vieille femme, très grosse et moustachue, si rouge qu’il aurait suffi de poser des côtelettes sur ses joues pour les voir aussitôt atteindre un degré de cuisson très suffisant. Elle mijotait des petits plats succulents pour son maître, fort porté sur la bouche et dont les repas avaient une importance extrême. Ce saint homme de prêtre faisait son salut, en choisissant pour cela la voie la plus douce, la plus sereine et la plus large. Il préférait, pour s’élever vers le ciel, les grands chemins de pente insensible et douce aux petits sentiers escarpés, rudes et rocailleux.

Quand l’abbé fut entré dans le salon, il le regarda, en attendant son ami. Ah ! comme il ressemblait peu au sien ! Tous les meubles, à voir continuellement Bonsignour, avaient pris exemple sur lui et commençaient à lui ressembler. De grands fauteuils ventrus et moelleux élargissaient leur siège invitant, le canapé de velours rouge gonflait sa croupe onctueuse, la grande table se carrait sur ses gros pieds solides, les rideaux veloutés faisaient de larges plis bien ronds, comme luisants de graisse, les chaises rembourrées reposaient rien que par leur vue. Dans le buffet vitré, on apercevait des services étincelants, des assiettes larges comme la figure de l’abbé Bonsignour, une soupière d’argent aux flancs si épanouis qu’elle paraissait enceinte, une cafetière bedonnante, des tasses boursouflées. Enfin, il n’y avait pas sur les murs de crucifix ou d’images d’un Christ amaigri, osseux et étiré par le supplice, mais un tableau ancien représentant une joyeuse Nativité où, dans une ferme assez élégante, un petit Jésus, frais et rose, agitait ses petits bras potelés entre une Vierge de bonne allure, aux joues rebondies, et un Saint-Joseph obèse. Et des coussins, remplis de plumes à en crever, se soulevaient avec peine sur les sièges arrondis, et des tabourets bombés s’accroupissaient sur la laine du tapis profond et presque élastique, et une lourde chatte, pareille à une boule d’étoffe blanche, dormait au centre d’un pouf vert.

L’abbé Bonsignour entra joyeux, hilare, épanoui, les deux mains ouvertes et tendues devant lui.

— Ce bon Théodore ! Enfin, le voilà ! Quel plaisir de te revoir ! Il y a des siècles que nous ne nous étions vus ! Quel bon vent t’amène ?

Mais Barbaroux secoua sa tête sèche et ridée.

— C’est un bien mauvais vent, mon ami, que celui qui me conduit aujourd’hui chez toi ! Et je donnerais bien des années de ma vie pour ne pas être obligé de faire la demande que je me vois forcé de…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Bonsignour, en poussant un siège vers son ami et en s’étalant sur le canapé, que t’arrive-t-il ?

— Je ne peux rien te dire, murmura l’abbé. Ne me demande rien. Mais je me trouve dans une situation affreusement douloureuse et pénible. Et si je viens chez toi, ce soir, c’est…

Il s’interrompit. Sa voix s’arrêtait dans sa gorge. Il n’osait prononcer la phrase humiliante. Et, levant vers le ciel ses yeux brouillés, il offrait de nouveau à Dieu ce sacrifice. Bonsignour en profita pour glisser un coussin dans le dos de son ami et lui fourrer un tabouret sous les pieds. Il souffrait de voir les gens mal installés.

— Allons, disait-il, prend tes aises, fais comme chez toi ! Arrange-toi confortablement. — Voyons, as-tu quelque chose à me demander, est-ce un service que je peux te rendre ?

— C’est cela, chuchota Théodore.

— Eh ! mon Dieu ! ne te fais donc pas de bile, Théodore ! Nous sommes sur la terre pour quatre jours, ce n’est pas la peine de nous les empoisonner ! Tu sais que si tu me demandes un service que je puisse te rendre, c’est comme si c’était déjà fait !

— Merci, merci, dit Barbaroux, ému, je reconnais bien là ta sûre et bonne amitié.

— Est-ce de l’argent qu’il te faut ?

L’abbé Barbaroux fit oui, de la tête, sans parler.

— Combien ?

— J’ose à peine te le dire. C’est une si grosse somme !

— Dis tout de même.

L’abbé ouvrit la bouche, avec une affreuse contraction, comme s’il allait vomir, et, de cet effort énorme, il sortit une voix tremblante, avec ces mots :

— Cinq mille francs !

— N’est-ce que cela ? s’écria joyeusement Bonsignour. Tiens, tu as failli m’inquiéter ! Allons, mon vieux, ne te fais pas tant de bile, tu les auras, tes cinq mille francs.

— Ah ! merci ! s’écria Barbaroux en serrant la main de Bonsignour, tu me sauves la vie ! Ce n’est pas précisément pour moi, cet argent, tu comprends, mais pour quelqu’un des miens… Je ne peux rien te dire. Ah ! comme je le regrette ! J’aurais tant besoin de dégonfler mon cœur ! Il y a des secrets qui vous étranglent… Enfin, je dois me taire ! Ah ! Bonsignour, Dieu envoie de rudes épreuves à ses fidèles. Heureusement qu’il nous donne la grâce de pouvoir les supporter ! Et d’ailleurs, je n’ai pas à me plaindre ! Si ceux qui… Je veux dire certaines personnes sur qui on comptait… enfin, des parents nous causent des déceptions, du moins, on retrouve ses amis. Que n’accepterait-on pas quand on en a un comme toi ? La Providence fait bien ce qu’elle fait, mon cher Bonsignour, conclut l’abbé Barbaroux.

— Allons, Théodore, calme-toi. Nous n’avons que quatre jours à vivre. Il ne faut pas se faire de bile inutilement. Ne crois pas que je te rende un si grand service. C’est naturel, tout naturel. N’aurais-tu pas agi de même si je te l’avais demandé ? — Mais quand auras-tu besoin de cet argent ?

— Ce soir même, si tu pouvais, fit timidement Barbaroux.

— Très bien, très bien. Nous allons passer chez Legoff. C’est mon agent de change. Il a tant d’argent à moi qu’il pourra m’en avancer ; d’ailleurs, c’est un ami.

— Mais puisque j’ai le bonheur de t’avoir, je te retiens à dîner. Je te garde…

— Je ne peux pas !

— Si, si, tu peux. J’ai justement un bon petit repas. Je commence un pâté de Strasbourg qu’une de mes ouailles qui voyage par là-bas m’a expédié. Et puis, j’ai une langouste et des asperges. Les asperges sont des primeurs, tu sais…

— Tu vas manger tout cela, ce soir, s’écria avec épouvante M. Barbaroux, qui n’en avait jamais vu autant sur sa table.

— Mais oui, mon bon, il faut bien se soutenir. — Et comme dessert, un zambayon. Tu n’en as peut-être jamais mangé ? Figure-toi, Théodore, que ma cuisinière ne savait pas le faire. Alors j’ai appris qu’une cuisinière italienne se trouvait sans place, et je l’ai prise en pension huit jours pour qu’elle l’apprenne à Eudoxie. Maintenant, elle le réussit à merveille. Tu vas voir cela. C’est une crème, un rêve… Cela ne se mange pas, cela s’évapore, c’est une buée, une écume, une vapeur !

Et l’abbé Bonsignour eut un geste extatique, il joignit ses mains de béatitude et ferma les yeux, comme s’il s’imaginait avoir dans la bouche ce mets divin et en déguster toute la légère saveur.

— Non, non, disait Barbaroux, je suis obligé de te refuser. La personne à qui je dois remettre les cinq mille francs m’attend chez moi. Il faut que je les lui donne ce soir même. C’est indispensable, tu comprends, c’est une question… C’est une affaire… l’honneur engagé…

L’abbé Barbaroux recommençait à s’empêtrer dans ses explications. Son ami le tira d’embarras.

— Alors, c’est différent. Je n’insiste plus. Mais je te tiens, je ne te lâche pas, il faut que tu me promettes de venir dîner un autre soir. Samedi, veux-tu ? Je te sortirai une bouteille de vieux Tokay de derrière les fagots. Ou bien préfères-tu un Marsala de 1830 ? Allons, tu me le promets, c’est dit. Accepté !

Barbaroux n’osa plus refuser. Bonsignour appelait sa bonne :

— Eudoxie, ma canne, mon chapeau, ma douillette ! Et que le souper soit prêt à huit heures précises ! Et vous savez, l’abbé Barbaroux vient dîner avec nous, samedi soir. J’espère que vous vous distinguerez…

Les deux amis interrompirent les exclamations et les promesses de la vieille bonne. Ils sortirent. La nuit venait. Au bout du boulevard Notre-Dame, au-dessus des maisons, une lune couleur de citron montrait son masque, au milieu d’une vapeur molle, et semblait jouer à cache-cache avec l’humanité, ainsi qu’elle le fait depuis tant de siècles. De petites étoiles d’or, précieuses comme des bijoux anciens, s’allumaient derrière les rideaux des fenêtres, et rien qu’à les voir on imaginait l’intérieur bien clos, l’abat-jour discret, les enfants appuyés sur les livres d’images et le pâle front des femmes penchées vers les pages d’un volume. Les becs de gaz, au coin des rues, s’éclairaient, un à un, comme si l’on avait mis en cage de petits morceaux de jour, pour les garder jusqu’au lendemain.

Bonsignour prit en marchant le bras de son compagnon, et ils oscillaient tous deux, par moments, sur le pavé humide. On aurait dit que le vent les balançait.

— Et l’école Saint-Louis-de-Gonzague, Théodore, comment marche-t-elle ? En es-tu toujours satisfait ?

— Mais oui, mais oui. Au point de vue pratique, ce n’est pas aussi brillant qu’on voudrait. Mais Dieu ne m’abandonne pas. Et puis j’ai là une satisfaction continue, celle du devoir accompli. Quand je n’aurais réussi qu’à sauver un enfant et à préserver une âme, je serais payé au delà de toutes mes peines.

— Ah ! tu as choisi la meilleure part, toi, dit jovialement Bonsignour, tu es un apôtre, tu es un saint…

Barbaroux protestait avec énergie, en agitant ses mains ridées, comme pour écarter de lui ces éloges.

— Si, si, mon cher, répétait Bonsignour. Tu as entrepris une grande œuvre. Tu formes de bons chrétiens, tu les préserves des erreurs du siècle. Tu prouves que seuls les vrais disciples de Notre-Seigneur sont des hommes de grand caractère. Tu cultives une pépinière de belles âmes. Tu régénères la ville en y semant le bon grain à pleines mains. Ah ! je t’envie ! Moi, je suis bien petit auprès de toi. Non, ne le nie pas, je le sais. Je fais mon salut selon mes moyens, je n’ai rien d’un apôtre, mais il me suffit de penser que mes jours sont parfumés de vertu et que je peux compter sur la miséricorde infinie de Dieu. J’ai confiance en lui, Théodore, Dieu n’en demande pas plus.

— Tu as raison, dit naïvement Théodore.

Ainsi les deux prêtres devisaient en marchant le long des rues humides. Et Barbaroux, tout heureux de trouver auprès de lui ce cœur fidèle et de sauver les Caillandre, songeait moins à cette attitude de Cécile, dont il avait tant souffert.

Rue Sainte, ils entrèrent ensemble dans le corridor d’une maison. Barbaroux y demeura, tandis que Bonsignour gravissait péniblement les marches de l’escalier. L’attente fut longue. Le vieil abbé commençait à craindre que M. Legoff ne pût prêter la somme à son client. Tandis qu’il s’inquiétait, un jeune homme traversa le couloir d’un pas rapide. Il salua poliment, et Barbaroux le jugea sympathique, avec sa figure ouverte, brune et martiale, la longue moustache noire qui la coupait et son regard vif et franc. L’abbé Bonsignour descendait derrière lui. Il tendit une enveloppe à son ami.

— Voici la somme. Nous avons eu de la chance. Figure-toi que M. Legoff allait partir ! Nous sommes arrivés juste à temps. Il ne faut pas se faire de bile à l’avance.

— Je ne te dirai jamais assez combien je te suis reconnaissant de ce grand service ; tu me sauves la vie, s’écria l’abbé Barbaroux en pressant énergiquement entre les siennes les mains grasses et molles de son ami.

— Je t’en prie, je t’en prie, n’en parlons plus ! disait Bonsignour, en secouant la rondeur de ses lourdes épaules.

— Mais je ne t’ai pas fait de billet ! dit tout à coup l’abbé Barbaroux.

— Cela n’a pas d’importance. Tu me le donneras samedi !

— Ah ! non. Si je meurs ! Il te faut bien une garantie… On ne sait ni qui vit, ni qui meurt.

— À quoi vas-tu penser, Théodore ? Tu deviendras centenaire ! répliqua le gros abbé, qui avait horreur de songer à la mort, à celle des autres comme à la sienne.

— Je ne crois pas, dit tristement l’abbé Barbaroux, je ne vais pas bien depuis quelque temps. Je vieillis beaucoup, beaucoup…

— Eh bien, fais-le demain, si cela te tracasse et envoie-le-moi par la poste. Et à samedi !

Ils se serraient la main, amicalement, avec cette cordialité de l’adieu qui ferait croire que l’on est tout aise de se quitter.

— As-tu vu ce jeune homme qui me précédait tantôt ? demanda Bonsignour.

— Mais oui, je l’ai remarqué. Il est très poli. Qui est-ce ?

— C’est Sylvestre Legoff, le fils de l’agent de change, dit l’abbé Bonsignour, en s’éloignant, c’est un jeune homme plein d’avenir !