Les sangsues/20
XX
LA PREMIÈRE GORGÉE DU CALICE
Il y avait, à l’école Saint-Louis-de-Gonzague, un élève nommé Combette, très doux, extrêmement timide, affectueux et naïf, un peu bête, un de ces garçons qui ne fument pas, ne crient pas, ne disent pas d’obscénités, ne savent pas rendre un coup de poing, qui supportent sans se plaindre les quolibets, les injures, les bousculades, les coups, un de ces martyrs dérisoires, qui servent de souffre-douleurs aux autres et que l’on retrouve partout où les enfants se réunissent, partout où des êtres, qui se groupent, mettent en commun leur lâcheté, leur cruauté, leur besoin de faire souffrir, leur instinct de destruction, tout le fond animal et sauvage de l’être humain.
Combette subit longtemps ce supplice trop connu. Un certain Délussin se chargea particulièrement d’être son bourreau. Au bout de six mois, Combette, las de ces brimades, se plaignit enfin de Délussin, que l’on punit sévèrement.
C’était un redoutable garnement que ce Paul Délussin, petit, trapu, robuste, engoncé dans de larges épaules que surplombait une tête plate et vipérine, aux yeux malins et cruels. À la récréation suivante, profitant d’une partie de barres, il se jeta de toutes ses forces contre Combette, plus grand que lui. Sa tête fit choc dans le dos de son ennemi si violemment que le pauvre diable s’abattit sur un contrefort de la barrière qui séparait les deux cours, et dont un angle lui fendit le front. Les élèves, prévenus à l’avance de ce que préparait Délussin, attendaient l’événement. Ils l’aimaient et le redoutaient, parce qu’il les battait, et ils détestaient Combette, qui était délicat, doux et serviable et ne les tutoyait jamais. Ils jetèrent des hurlements en voyant tomber Combette, et ils se poussaient le coude, en riant, tandis qu’on l’emportait, évanoui, sa figure livide tachée d’un flot de sang.
Aucun professeur n’avait assisté à la scène. On fit une enquête, où il fut prouvé que Combette s’était blessé en glissant maladroitement.
L’abbé Barbaroux, bouleversé par cet accident, traversait le grand corridor, quand la concierge l’interpella pour lui dire que Mme Caillandre l’attendait au salon.
Le prêtre ouvrit la porte et aperçut Cécile, tout en noir, debout près de la fenêtre et qui regardait dans la rue.
— Bonjour, Cécile. Tu vas bien ? fit-il en allant vers elle, un bon sourire de bienvenue aux lèvres. Mais l’air embarrassé de sa nièce le frappa. Il la considéra avec plus d’attention, il vit sa pâleur, la fièvre de ses yeux, les meurtrissures bleuâtres de ses paupières. Et il restait devant elle, gêné, hésitant, n’osant l’interroger.
— Tu viens voir ta mère ? demanda-t-il enfin, pour dire quelque chose.
— Non, mon oncle, vous, répondit Cécile, d’une voix nette.
Malgré son inquiétude, M. Barbaroux se rappela ce qui s’était passé dans la cour ; il ne pouvait, en un pareil moment, laisser ses élèves, sous la seule surveillance de Niolon et de Mathenot, et, d’ailleurs, il voulait voir Augulanty, aussitôt qu’il serait de retour, pour avoir des nouvelles de Combette. Il s’écria donc :
— Eh bien, ma chère enfant, tu reviendras plus tard. J’ai beaucoup à faire aujourd’hui, et je suis très préoccupé. Figure-toi que Combette vient de tomber si malheureusement qu’il s’est ouvert le front ! Tu comprends quel souci c’est là pour moi. Et quelle responsabilité ! Reviens demain…
Cécile l’interrompit :
— Pardon, mon oncle, j’ai à vous parler aujourd’hui même et non demain. C’est une affaire urgente qui m’amène. Je ne peux pas la remettre même de quelques heures. C’est une question de vie ou de mort…
L’abbé eut un soubresaut de surprise et d’épouvante.
Cécile alla fermer soigneusement la porte d’entrée et s’assit en face de son oncle. Elle portait un grand chapeau, couvert de fleurs dont c’était la mode, en cette saison-là : des roses jaunes et des roses roses, qui assemblaient leurs grappes immobiles et pâlies auprès des touffes de ses cheveux noirs. Une voilette à grands dessins lui descendait jusqu’à la bouche et dénudait ses belles lèvres empourprées dont la courbe sensuelle semblait prêter une allure voluptueuse jusqu’aux mots qu’elle prononçait. Un parfum charmant se répandait autour d’elle, et l’abbé la regardait, ne comprenant pas qu’elle se fût mise avec tant de recherche pour lui apporter un message tragique.
— Qu’est-ce qui vous arrive donc ? interrogea-t-il avec une anxiété visible en assujettissant les branches de ses lunettes aux fourches de ses oreilles velues.
— Nous sommes dans une telle situation… financière, répondit posément Cécile, que si nous n’avons pas trouvé douze mille francs d’ici à demain, nous sommes perdus…
La Jeanne d’Arc de la cheminée eût crié : « Vive la France ! » de son gosier de bronze, devant lui, que l’abbé Barbaroux n’eût pas été plus étonné. Il écarquilla sa bouche et ses yeux, comme s’il eût voulu ouvrir le plus d’orifices possible pour mieux faire entrer les paroles de sa nièce et mieux les comprendre.
Il posa ses mains osseuses, à plat, sur ses genoux écartés et répéta :
— Douze mille francs. Mais… Mais comment ? Pourquoi vous les faut-il ? C’est insensé. Je n’y comprends rien. Il vous les faut demain ?
— Oui, mon oncle.
— Sinon vous allez être saisis ! s’écria Barbaroux, qui sentait son intelligence renaître, peu à peu. Vous avez des dettes ?
— Si ce n’était que cela ! s’écria Cécile.
La figure du prêtre se renfrogna, ses sourcils broussailleux se hérissèrent. Il jeta sur sa nièce un regard inquiet, soupçonneux et désespéré.
— C’est pire que cela ? hasarda-t-il, d’une voix dont il s’efforçait de déguiser le tremblement.
Il sentait un abîme ouvert sous ses pieds, il n’osait y jeter les yeux, et il se cramponnait aux bras de son fauteuil comme s’il avait peur de tomber. Son cœur battait à se rompre, et un brouillard flottait devant lui.
— C’est pire, affirma doucement Cécile.
— Mais quoi donc ? parle vite, dit l’abbé, qui commençait à s’impatienter.
— Vous savez, expliqua Cécile, avec un mélange pénible d’hésitation et de souffrance, que nous avons eu le tort… d’adopter un genre d’existence… de faire des dépenses au-dessus de nos moyens… Nous nous sommes endettés… Bref, mon mari… croyant pouvoir nous dégager… a fait quelques petits emprunts à la caisse du Comptoir, et…
L’abbé poussa une sorte de cri rauque, atroce et sauvage.
— Ton mari a volé !
Il s’était redressé dans toute l’indignation de sa surprise, rouge, congestionné, les yeux pleins d’éclairs.
Elle ne protesta pas et baissa la tête, avec un accablement indicible. En face de cet homme, qu’elle atteignait au plus profond de son culte pour l’honneur, la conscience et le désintéressement, tout son orgueil l’abandonnait. Et sa honte et son humiliation lui rongeaient le cœur comme un cancer. Elle eut un geste de lassitude immense, et se cacha les yeux, de sa main gantée. Elle entendit tonner la voix de son oncle :
— Quelle honte ! Quelle honte ! Et moi, qui le croyais un honnête homme ! Mais tout le monde parlait de sa probité. Comment aurais-je pu croire ? Mais c’est un vaurien, un… brigand, un…
Alors Cécile releva le front et parla avec netteté :
— Ne l’accusez pas, mon oncle. Ce n’est pas sa faute. C’est moi qui l’ai poussé là, c’est moi seule, qui suis responsable de… cet acte… Mon père gagnait beaucoup d’argent. Nous avons été élevées à ne pas compter, à tout dépenser. J’ai forcé Louis à des achats qu’il me refusait, je l’ai entraîné au gaspillage et à la dissipation. Je l’ai acculé au crime… Oui, moi, moi seule. Il est vaniteux, — comme tout le monde. J’ai su exploiter ce vice. Je lui disais : « Mme Une Telle a fait faire sa robe chez cette couturière. Son mari a un poste inférieur au tien. Souffriras-tu que ta femme soit plus mal habillée qu’elle ? » Louis a le sens de la hiérarchie, fit Cécile, avec un demi-sourire, cela prenait toujours. Nous recevions pour ne pas nous laisser distancer par un sous-chef, nous allions au théâtre, aux premières numérotées, parce qu’un autre employé le faisait.
— Mais ne voyais-tu pas où tu conduisais ton mari ?
— Si, je le voyais, fit Cécile, les yeux fixés à terre sur le tapis usé.
Elle ajouta, après quelques secondes de silence :
— S’il faut tout vous dire, mon oncle, je vous avouerai que j’ai ruiné Louis, consciemment. Comprenez-moi bien : cons-ciem-ment. Je ne voulais pas l’épouser, ma mère m’a forcée à ce mariage. Les premiers temps, je m’ennuyais à périr dans cet intérieur. Louis est un brave homme, mais terriblement nul et d’une banalité désespérante. La vie auprès de lui est un supplice. Si j’avais eu un enfant, tout cela ne serait pas arrivé. Enfin, j’ai bâillé, chaque journée, à me décrocher l’âme, j’ai souhaité n’importe quoi pour sortir de cette torpeur… Et connaissant la probité de Caillandre, j’ai voulu voir si on pouvait le faire voler, si je réussirais à le sortir de son apathie, de son lâche respect des lois, le passionner, en faire un homme…
— Un homme ! cria l’abbé, dis donc un criminel !
— Un criminel, si vous voulez, continua Cécile, avec indifférence. C’était un but, cela mettait un intérêt dans ma misérable existence. Alors j’ai usé de tous les moyens pour réussir. J’ai affolé Louis de mes dédains, de mes refus, de mes ironies, de mes coquetteries, j’ai rendu son amour inquiet, douloureux, jaloux. Je l’ai désespéré par un sourire, affolé par un regard. Comme une courtisane, j’ai mis un prix à mes faveurs, des conditions à mes caresses, j’ai épuisé sa volonté, j’ai démoli sa notion de l’honneur, j’ai fait de lui un bloc d’argile que je sculptais à ma guise. Il est devenu mon esclave ! Et un jour, épouvanté de mes scènes, de mes comédies, il a emprunté de l’argent à la caisse pour satisfaire un de mes caprices, il a emprunté encore pour payer des dettes criardes, puis pour empêcher la saisie. En le voyant toujours plus faible, j’achetai davantage, je collectionnai les bibelots, les inutilités luxueuses, je gaspillai plus en robes et en chapeaux qu’en dépenses pour la maison. Nous avions une note chez le confiseur, nous en avons fait une chez le boulanger, chez le boucher, partout. Il était économe, rangé, il avait bourgeoisement horreur des dettes. Ah ! comme ses vieux principes ont vite brûlé ! Il est devenu plus bohème et plus absurde que moi ! Il a vécu dans une tourmente de besoins luxueux, de désirs, de folies. Nous dînions au restaurant et nous passions notre soirée au théâtre ou au café-concert. Et cela quand nous aurions dû économiser, pour éteindre les dettes que Louis avait contractées en se mariant… Et voilà où nous en sommes ! Nous devons douze mille francs à la caisse du Crédit Parisien. Si nous ne les trouvons pas, Louis sera arrêté, ce sera un scandale affreux, je serai l’épouse d’un chenapan, et vous-même, vous serez compromis, mon oncle, on saura que le directeur de l’école Saint-Louis-de-Gonzague a un voleur pour neveu.
Elle parlait avec fièvre, avec hâte, comme si elle était pressée de vider l’abcès de son cœur, d’en faire jaillir tout le pus qu’il contenait. Elle éprouvait une sorte de soulagement à se confesser ainsi, et elle ressentait aussi de la fierté, comme si elle entrevoyait une vanité dans cet étalage de honte, qu’elle jetait comme un défi à la figure de son oncle, comme la revanche méprisante de la vie passionnée, désordonnée et amoureuse sur la vie humble, grave et austère que l’abbé Barbaroux avait choisie.
Mais ces paroles, dont elle soulageait ses obscurs remords, étouffaient l’abbé Théodore. Quelque chose d’impitoyable comme un cataclysme, de prompt comme la foudre, de terrible comme la fin du monde, s’était abattu sur lui. Il suivait avec peine la pensée de Cécile à travers la fougue de ses phrases heurtées, et sa désillusion avait toute l’horreur d’une mort. Était-il possible que ce fût là sa Cécile ? Non, il rêvait, il avait perdu la tête, c’était une hallucination. Et à chaque mot trop dur de sa nièce, son visage s’empourprait, il agitait une main, il ouvrait la bouche comme pour parler, puis il retombait dans son immobilité douloureuse et son abattement.
Quand Cécile se tut, il y eut un long silence.
— C’est effroyable, effroyable, dit-il enfin, avec un dégoût infini. J’aurais donné ma vie pour que cela n’arrivât pas. Ah ! que ne suis-je mort avant de savoir ce que tu es ! Je ne trouve pas de mot pour te qualifier ! Je n’aurais pas assisté au spectacle de cette monstrueuse déchéance ! Je n’aurais pas entendu ce que je viens d’entendre… Et c’est toi, Cécile, toi, ma nièce, toi, que j’ai tant aimée, qui oses me parler ainsi ! — Ton cynisme me révolte ! cria-t-il avec fureur, on dirait que tu trouves cela tout naturel. Mon sang bout en t’écoutant, il me semble que ma tête va éclater ! Et toi, tu dis cela d’un air calme, paisiblement… Tu n’as donc plus ni honneur, ni dignité, ni rien ! Quel sang as-tu dans les veines ? Tiens, tu me répugnes, va-t’en !
Il s’écarta d’elle avec horreur, et il fit un geste violent pour la chasser. Il respirait avec peine, comme s’il était essoufflé, et il marchait de long en large, dans le salon, la tête courbée.
Cécile s’était levée. Elle s’appuyait d’une main à son ombrelle, de l’autre, elle meurtrissait ses gants. Son regard était redevenu fier, dur, hautain, impérieux.
— Vous me chassez, mon oncle ! dit-elle, avec son expression de défi.
L’abbé ne répondit pas.
— N’oubliez pas ce que je vous ai dit jadis ! La responsabilité de mes actes doit retomber sur vous et sur ma mère !
— Pourquoi ?
— C’est vous qui m’avez obligée à ce mariage !
— Comment ! Mais c’est toi qui le voulais !
— Jamais de la vie ! J’ai refusé obstinément Louis Caillandre. Je n’ai cédé qu’à vos instances.
L’abbé essaya de se rappeler tout cela. Il n’y parvint pas. Mais il était dans un tel état de souffrance et d’angoisse qu’il ne s’étonna pas de perdre ainsi la mémoire.
— Adieu, mon oncle. Je m’en vais.
M. Barbaroux ne put se résoudre à laisser ainsi partir sa nièce. Il fit un grand effort sur lui-même.
— Non, ne t’en va pas encore ! dit-il d’une voix radoucie. Ah ! si tu savais quel mal tu viens de me faire ! J’ai cru que j’allais mourir, là, sur place. Quand on a vécu, toute sa vie, avec un idéal de vertu, de dévouement, de probité, comme je l’ai fait, il est dur de trouver des gens comme toi dans sa famille ! Je ne te souhaite pas de jamais passer par les angoisses que tu m’as causées ! Ce qui m’effraye surtout, c’est ton calme, ton absence de repentir, ta sécurité dans le mal. On croirait que tu ne te rends pas compte de l’importance de ce que tu as fait ! Cette volonté ferme, cette perversité, cet orgueil, cette lucidité dans le plan, tout cela, c’est l’esprit du Démon. Ah ! je n’aurais jamais cru cela de toi ! — Mon Dieu, mon Dieu, acheva-t-il, en levant les yeux au plafond, je vous offre ce sacrifice. Vous savez seul ce qu’il me coûte ! Pardonnez-lui, non selon votre justice et selon ses fautes, mais selon votre miséricorde, qui est infinie !
— Mon pauvre oncle ! dit Cécile, un peu émue, je regrette le mal que je viens de vous faire. Ne croyez pas que je sois sans cœur ou complètement perdue. Mais si vous saviez ce que j’ai souffert, moi aussi, et quels désirs de vengeance m’ont tourmentée, pendant des années ! J’ai appris à juger la société, à la mort de mon père, et c’est depuis que je la hais ! Et comme je l’ai détesté, ce Louis, quand il m’a demandée en mariage…, quand vous m’avez obligée à l’épouser, ma mère et vous ! Je ne pouvais le souffrir, sa nature était d’instinct antipathique à la mienne, il m’énervait en tout. Je ne le voyais pas entrer, s’asseoir, prendre son chapeau, manger, parler, sans subir un tressaillement de haine et de colère. J’ai voulu me venger sur lui du monde, de ses lâchetés, de ses humiliations, de ses affronts, de ses hypocrisies ; j’ai voulu le punir de m’avoir choisie et de vous avoir plu, j’ai désiré connaître ce qu’était peut-être au fond cet honnête homme, vanté par tous. Je l’ai perdu volontairement, pour le punir et me punir, comme on se fait mal pour avoir plus de droits d’en vouloir à tout de ce qu’on souffre, pour avoir une torture plus aiguë encore que celle que l’on a, et dont l’intensité fasse oublier l’angoisse lente, continue, qui vous écrase… Et puis, je ne sais pas pourquoi !
— Mais tu te perdais avec lui, fit l’abbé, qui ne comprenait rien à ces sentiments douloureux de raffinée inquiète.
— Bah ! tant pis, me disais-je, plutôt le plein malheur que cette vie d’ennui ! — Eh bien, savez-vous, mon oncle, avoua-t-elle, je ne le déteste plus. Il a brisé sa carrière si courageusement pour moi que je l’estime. Non, vous ne pourrez pas comprendre cela, vous. Je l’estime d’avoir volé pour moi… Cela vous paraît incohérent, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est ainsi. Je lui en suis reconnaissante, et quand je le vois souffrir, j’ai pitié de lui… Je commence peut-être même à l’aimer !
L’abbé soupira :
— Écoute, Cécile, pour vous sauver, toi et lui, je consens à faire ce que je n’aurais jamais fait pour moi : la démarche la plus humiliante de toute ma vie… Vous aurez vos douze mille francs, je vous donnerai tout ce qui reste de mon capital et j’emprunterai ce qui manquera… Seulement, jure-moi de devenir raisonnable, d’aimer ton mari, de purifier par le repentir et le devoir l’affreux égarement de cette année… L’argent que je vais te remettre, je ne peux te le donner, il faudra que je restitue à mon ami ce que je vais lui emprunter. Vous me le devrez donc. Économisez, vendez vos bibelots, tes robes inutiles, et mets-toi toi-même au travail pour racheter ton œuvre infâme et rendre cet argent qui vous évite le déshonneur, la misère, peut-être la prison… Si je te vois accepter courageusement la vie que tu dois avoir à présent, peut-être te rendrai-je mon estime et te pardonnerai-je, mais n’oublie pas que tu es une coupable, que tu as gravement offensé Dieu et que toute une vie humble et laborieuse peut seule effacer les péchés causés par ta folie.
Cécile n’écoutait guère les discours du prêtre. Elle se réjouissait de voir la conversation prendre meilleure tournure, elle avait craint un moment de ne rien avoir. Puis elle admira sincèrement l’abbé Barbaroux, et elle envia cette sérénité dans la foi et cette croyance absolue au Bien :
— Ah ! mon oncle, fit-elle doucement, mon cher oncle, il n’y a que vous qui soyez un brave homme et qui ayez du cœur ! Il suffit à l’humanité que vous en fassiez partie pour excuser Dieu de l’avoir créée.
Mais l’abbé Barbaroux ne badinait pas sur les choses sacrées ; il prit très mal cette plaisanterie.
— Tu blasphèmes, Cécile, dit-il rudement, songe que tu es une coupable ! D’ailleurs, les desseins de Dieu sont insondables et…
Cécile jouait avec le gland de son ombrelle.
— Quand te faut-il cet argent ?
— Ce soir.
— Eh bien, viens le chercher à sept heures. Mais ensuite, mets-toi au travail et évite de me faire des visites trop fréquentes. Ta vue me sera toujours pénible, tant que tu n’auras pas expié.
Cécile remercia son oncle avec chaleur, puis elle lui tendit la main. Bien qu’il hésitât à la prendre, il n’osa pas refuser la sienne. Il la serra d’une étreinte gênée. Quand Cécile fut sortie, il se jeta à genoux aux pieds de son crucifix et, joignant les mains avec désespoir, se mit à prier.